L’accord général sur le commerce des services [AGCS] a reçu une nouvelle et forte impulsion à la conférence ministérielle de l’Organisation mondiale du commerce tenue à Doha en novembre dernier. De ce fait, les négociations sur les services au sein de l’OMC sont entrées dans une phase décisive. Des services publics essentiels de tous nos pays sont menacés par ces négociations. Elles auront de graves conséquences pour les secteurs qui seront libéralisés et auxquels s’appliqueront par la suite les disciplines de l’OMC.
Les négociations ont commencé par une phase de « demandes », terminée le 30 juin dernier, pendant laquelle chaque pays devait formuler ses demandes de libéralisation auprès de tous les membres de l’OMC, suivie de la phase des « offres » qui se terminera le 31 mars 2003, date à laquelle tous les pays membres devront avoir défini les secteurs qu’ils sont prêts à libéraliser sur leur territoire. Enfin débuteront les négociations proprement dites, jusqu’au 31 décembre 2004, d’abord bilatérales, puis multilatérales. Chaque concession accordée à l’un des pays membres sera accordée à tous, en vertu de la clause de « la nation la plus favorisée ».
Grâce à des fuites, relayées par la presse et des ONG le 16 avril 2002, ont été révélées des demandes extrêmement détaillées que la Commission a adressées à 29 pays. Il s’agit de ses principaux partenaires commerciaux parmi les pays riches (Etats-Unis, Canada, Japon etc.) ou moins développés (Brésil, Philippines, Indonésie, Afrique du Sud, etc.). Les demandes concernent la libéralisation de secteurs tels que la fourniture d’eau, le traitement des déchets, l’énergie, les transports, la recherche scientifique ou encore les services postaux. Par contre, nous ne savons pas quelles demandes ont été faites auprès de l’Union Européenne par ces mêmes partenaires, la Commission ne voulant pas les publier.
La Commission européenne prétend que les services publics en Europe ne sont et ne seront pas visés et qu’elle ne consentira pas à l’ouverture des marchés européens les concernant. Sur le plan formel, en effet, l’AGCS n’engage pas à la réciprocité. Mais qui peut croire que l’on ne crée pas ainsi un engrenage et un précédent dangereux ? On est en droit en effet de se poser la question, puisque la Commission a transmis, au nom de l’Union européenne, des demandes de libéralisation de services publics aux 29 pays tiers. Et pourquoi demander à d’autres d’ouvrir leurs services publics dans le cadre de l’OMC, si nous jugeons que cela est mauvais pour nous-mêmes ?
L’Europe a en effet toutes les raisons de ne pas faire d’offre de libéralisation de ses services publics sous l’égide de l’OMC. La règle du « traitement national » obligerait à traiter toute entreprise d’un pays tiers qui voudrait intervenir sur le « marché » concerné comme l’opérateur national de service public existant. Le pays membre dont un service public subventionné ou bénéficiant de conditions particulières dont ne bénéficieraient pas les investisseurs de pays tiers s’exposera à des poursuites devant l’Organe de Règlement des Différends (ORD) de l’OMC. Tout retour en arrière sera quasiment impossible et ne pourra être envisagé au plus tôt que trois ans après l’entrée en vigueur de la libéralisation accordée, et à condition qu’une « compensation » équivalente soit accepté par l’OMC et ses membres. Cet effet de « cliquet » de l’AGCS achèverait d’instaurer un point de non-retour.
Enfin, la Commission prétend que les services publics ne sont pas menacés puisque tout dépend des « offres » qu’elle est prête à faire dans ce domaine auprès de ses partenaires. Mais les projets concernant celles-ci sont tenus secrets. De même que nous ne connaissons pas les demandes qui nous sont faites par les partenaires commerciaux, nous ne savons pas quelles offres la Commission fera en notre nom à tous, alors que celles-ci sont en préparation. Les parlementaires n’auront leur mot à dire qu’à la toute fin du processus, lorsque les négociations seront terminées. Le Parlement européen et les parlements nationaux auront alors au mieux la possibilité de ratifier en bloc ou de rejeter l’ensemble de l’accord.
La coopération, pas la libéralisation
La Commission a largement consulté les firmes transnationales au moyen de réunions privées avec le Forum des services européens (85 grandes firmes européennes des services). Elle ne saurait toutefois se comporter dans ce dossier comme la représentante des seuls intérêts privés, ceux des multinationales intéressées par les seules parties rentables et solvables de ces marchés. Nous considérons que le rôle de l’Union européenne n’est pas de pousser à la dérégulation des services publics chez les autres, particulièrement dans les pays en développement, mais de renforcer les coopérations et de favoriser les transferts de technologie pour aider les pays du Sud dans des domaines essentiels comme l’accès à l’eau, les énergies renouvelables, la santé, l’éducation. Les services publics sont des éléments essentiels du modèle social et de la cohésion de chaque pays, ils doivent pouvoir continuer à relever du libre choix de chaque société, de ses citoyens et de leurs représentants élus dans les Parlements. Chacun doit pouvoir maîtriser les conditions dans lesquelles peuvent intervenir d’éventuels partenaires étrangers et les règles particulières qui s’appliquent aux domaines où les critères de long terme, d’égalité d’accès, de sécurité des usagers, doivent l’emporter sur les préoccupations de rentabilité à court terme.
Un engrenage et un précédent dangereux pour l’Europe elle-même
L’AGCS vise explicitement à des (art. XIX) « séries de négociations successives (...) en vue d’élever progressivement le niveau de libéralisation (...) de façon à assurer un accès effectif aux marchés ». La logique de l’AGCS consiste à amener chaque partenaire à faire des concessions aux autres en échange de ce qu’il demande, et d’étendre ainsi progressivement le champ des secteurs libéralisés qui sont en effet des « marchés » et rien d’autre.
Transparence et contrôle démocratique
Notre inquiétude est d’autant plus grande que ces négociations ont débuté dans l’opacité la plus totale, loin de tout contrôle démocratique. Rien ne justifie que les représentants des citoyens ne soient pas informés en temps réel, ni par leurs gouvernements ni par la Commission du déroulement des différentes phases de ces négociations. Il n’est pas acceptable que les parlementaires, européens et nationaux, ainsi que les citoyens, les syndicats de personnels des services publics et les ONG intéressés, ne soient informés qu’à posteriori, quand tout est bouclé. La consultation du Parlement européen, et celle des Parlements nationaux quand elle a lieu, deviennent alors purement formelles. La transparence devrait être la règle.
Nous entrons maintenant dans la période cruciale de ces négociations.
Nous, parlementaires européens et nationaux des pays de l’Union européenne, demandons :
– que le Parlement européen soit tenu informé, et soit appelé à se prononcer avant toute décision, sur les offres de libéralisation préparées par la Commission avant qu’elles ne soient soumises au Conseil des ministres au sein du « comité 133 » et envoyées aux autres pays de l’OMC (date limite : 31 mars 2003) ;
– la communication par la Commission au Parlement européen, et par les gouvernements aux Parlements nationaux, de l’ensemble des demandes de libéralisation adressées par les autres pays de l’OMC à l’Union européenne ;
– un débat en séance plénière du Parlement Européen avec la Commission, et de chaque Parlement national, en séance publique, avec son gouvernement, sur le mandat de négociation confié à la Commission pour la négociation sur les services ;
– que l’Union européenne renonce à demander la libéralisation sous l’égide de l’OMC des services publics de pays tiers ;
– que l’Union européenne demande l’abrogation de l’article I. 3 c de l’AGCS1, afin que la définition des « services fournis dans l’exercice du pouvoir gouvernemental », c’est-à-dire ceux qui sont hors de portée de l’accord, ne soit pas restreinte et permette une réelle protection par chaque pays membre sur son territoire des services publics comme l’éducation, la santé, l’énergie, l’eau, la poste, les transports publics, etc.
– qu’aucun engagement contraignant sous l’AGCS ne soit pris avant qu’une évaluation complète et indépendante portant sur son impact économique, sociale et environnementale ne soit ouverte.
1 Dans la rédaction actuelle de l’AGCS, tous les services sont concernés par l’accord et traités selon les même règles, qu’il s’agisse du secteur des assurances, des services bancaires, de la grande distribution, du tourisme ou ... d’éducation, de santé, de traitement de l’eau, de fourniture d’énergie. En effet, seuls sont écartés les « services fournis dans l’exercice du pouvoir gouvernemental », mais l’article I.3c établit que ceci « s’entend de tout service qui n’est fourni ni sur une base commerciale, ni en concurrence avec un ou plusieurs fournisseurs de services ». Or, de très nombreux services publics et sociaux sont, soit l’objet d’une tarification (transports publics, poste, énergie...) et peuvent être considérés comme fournis sur une base commerciale, soit concurrencés par des fournisseurs privés (il existe des cliniques privées face aux hôpitaux publics, des écoles privées face aux écoles publiques, etc.). Ainsi, seuls les services gouvernementaux qui relèvent des fonctions régaliennes de l’Etat, police, justice, sont actuellement hors de portée de l’accord et de l’OMC.
Premiers signataires :
William Abitbol (EDD, F), Nuala Ahern (Verts/ALE, IRL), Sylviane H. Ainardi (GUE/NGL, F), Danièle Auroi (Verts/ALE, F), Fausto Bertinotti (GUE/NGL, I), Yasmine Boudjenah (GUE/NGL, F), Alima Boumediene (Verts/ALE, F), Udo Bullmann (PSE, D), Kathelijne Buitenweg (Verts/ALE, NL), Marie-Arlette Carlotti (PSE, F), Carlos Carnero González (PSE, E), Gérard Caudron (GUE/NGL, F), Paul-Marie Couteaux (EDD, F), Jean-Maurice Dehousse (PSE, B), Véronique De Keyser (PSE, B), Harlem Désir (PSE, F), Guiseppe Di Lello (GUE/NGL, I), Jill Evans (Verts/ALE, UK), Anne Ferreira (PSE, F), Ilda Figueiredo (GUE/NGL, P), Hélène Flautre (Verts/ALE, F), Glyn Ford (PSE, UK), Monica Frassoni (Verts/ALE, B), Evelyne Gebhardt (PSE, D), Marie-Hélène Gillig (PSE, F), Robert Goebbels (PSE, L), Ettl Harald (PSE, A), Heidi Hautala (Verts/ALE, FIN), Adeline Hazan (PSE, F), Ian Hudgton (Verts/ALE, UK), Marie Anne Isler Béguin (Verts/ALE, F), Pierre Jonckheer (Verts/ALE, B), Georgios Katiforis (PSE, GR), Ioannis Koukiadis (PSE, GR), Ole Krarup (GUE/NGL, DK), Wolfgang Kreissl-Dörfler (PSE, D), Alain Krivine (GUE/NGL, F), Joost Laagendijk (Verts/ALE, NL), Jean Lambert (Verts/ALE, UK), Bernd Lange (PSE, D), Alain Lipietz (Verts/ALE, F), Caroline Lucas (Verts/ALE, UK), Neil MacCormick (Verts/ALE, UK), Helmuth Markov (GUE/NGL, D), Pedro Marset Campos (GUE/NGL, E), Miquel Mayol i Raynal (Verts/ALE, E), Sami Naïr (GUE/NGL, F), Camilo Nogueira Román (Verts/ALE, E), Pasqualina Napoletano (PSE, I), Mihail Papayannakis (GUE/NGL, GR), Didier-Claude Rod (Verts/ALE, F), Martine Roure (PSE, F), Francisca Sauquillo (PSE, E), Gilles Savary (PSE, F), Inger Schoerling (Verts/ALE, S), Herman Schmid (GUE/NGL, S), Jonas Sjöstedt (GUE/NGL, S), Bart Staes (Verts/ALE, B), Claude Turmes (Verts/ALE, L), Roseline Vachetta (GUE/NGL, F), Kathleen Van Brempt (PSE, B) Anne E. M. Van Lancker (PSE, B), Luigi Vinci (GUE/NGL, I), Matti Wuori (Verts/ALE, FIN), Francis Wurtz (GUE/NGL, F), Eurig Wyn (Verts/ALE, UK), Olga Zrihen (PSE, B).
Sigles :
PSE : parti des socialistes européens
Verts/ALE : Les Verts/Alliance libre européenne
GUE/NGL : gauche unitaire européenne/gauche verte nordique
EDD : Europe des démocratie et des différences
B : Belgique F : France A : Autriche
DK : Danemark IRL : Irlande P : Portugal
D : Allemagne I : Italie FIN Finlande
GR : Grèce L : Luxembourg S : Suède
E : Espagne NL : Pays-Bas U:K Royaume-Uni