Si les cérémonies militaires surprennent rarement, celle organisée par les forces armées birmanes, le 27 mars 2013, pour commémorer comme chaque année leur soulèvement contre l’armée japonaise en 1945, l’a fait. En effet, au premier rang de la tribune, assise au beau milieu des généraux — ses anciens geôliers — se tenait Mme Aung San Suu Kyi.
Les ex-généraux, qui constituent la majorité du gouvernement du président Thein Sein, ont salué la présence de Mme Suu Kyi comme un symbole de réconciliation et de reconnaissance du rôle de la Tatmadaw (l’armée birmane). Certes, celle-ci n’a cessé, depuis sa libération en 2010, d’émettre des signaux favorables à une coopération avec les militaires, sans lesquels elle ne peut envisager d’avenir politique. La Prix Nobel de la paix, élue députée au cours d’une élection partielle deux ans plus tard, a clairement annoncé son ambition de viser la présidence de la Birmanie lors des élections de 2015 — ce qu’une clause de la Constitution de 2008, écrite par les militaires, lui interdit [1].
Actuellement, le président de la République est élu par un collège électoral désigné par les Chambres basse et haute réunies au sein du Parlement. Chacune comprend un quota de blocage de 25 % des sièges, réservés aux militaires. Le président de la Chambre basse du Parlement, M. Thura Shwe Mann, qui dispose du soutien des députés réformistes de la formation au pouvoir, le Parti de la solidarité et du développement de l’Union (Union Solidarity and Development Party, USDP [2]), et qui passe pour un pragmatique, se serait rapproché de Mme Suu Kyi en vue du scrutin présidentiel. Dès mars 2013, il a tenté de faire amender la Constitution pour lui ouvrir l’accès à la présidence, ainsi que pour réformer le contrôle absolu de l’armée. Mais le commandant en chef de celle-ci, le général Min Aung Hlaing, lui a rappelé le rôle majeur de la Tatmadaw dans la conduite du pays, notamment comme garante de la Constitution.
M. Thein Sein n’est pas resté inactif. Des modifications importantes ont été apportées sur les questions budgétaires et économiques (création de zones économiques spéciales, assouplissement des règles d’investissement, ouverture aux banques étrangères, dévaluation de la monnaie, etc.), et des progrès accomplis en matière de liberté de la presse, avec la levée partielle de la censure. Mais, au printemps et à l’été 2014, plusieurs journalistes ont été arrêtés et certains placés en détention, le pouvoir se méfiant visiblement de leur influence à l’approche de l’échéance électorale. Toutefois, le régime a montré sa volonté de réforme en libérant un grand nombre de prisonniers politiques.
Cette panoplie de mesures visait à dégager la Birmanie de son statut de paria sur la scène internationale, ainsi qu’à obtenir la levée des sanctions politiques et économiques. La pression diplomatique américaine — qui s’est amplifiée avec le voyage historique de la secrétaire d’Etat Hillary Clinton en décembre 2011, puis avec celui de novembre 2012 du président Barack Obama, qui devrait y retourner ce mois-ci — n’a cependant pas suffi à régler l’imposant dossier des droits humains et de la paix civile, dont les principales victimes sont les minorités ethniques. L’action américaine n’est sans doute pas à la hauteur des espoirs qu’elle avait soulevés à ses débuts : pour de nombreux dirigeants des minorités, Washington souhaite surtout contenir l’influence chinoise et couper définitivement les liens du pouvoir birman avec la Corée du Nord.
Puissance économique des militaires
Formée de cent trente-cinq groupes reconnus, dont certains luttent depuis l’indépendance de 1948 pour une reconnaissance de leurs droits, la composition ethnique de la Birmanie est des plus complexes [3]. Le coup politique de M. Thein Sein a été d’enclencher un processus de négociation de cessez-le-feu qui a conduit les principaux groupes armés à accepter d’emprunter la voie, chaotique, de la réconciliation.
L’armée birmane, bien que présente à toutes les rencontres et signataire des projets de protocole d’accord, ne se considère pas engagée par ces démarches, qu’elle regarde comme une gesticulation politicienne du gouvernement. Elle n’hésite pas à rappeler que le rôle qui lui est dévolu par la Constitution comprend, en particulier, la défense des intérêts du pays. Lesquels, dans sa définition, recoupent assez largement les siens : l’armée attribue les concessions d’exploitation des ressources naturelles, assure la sécurité des chantiers et des investissements, et partage les bénéfices avec les magnats des sociétés économiques auxquels elle s’est associée directement ou via l’Union of Myanmar Economic Holdings (UMEH). Ce conglomérat créé et géré par les militaires depuis 1990 est impliqué dans un large spectre d’activités, dont l’exploitation des ressources naturelles.
Ce sont d’ailleurs des raisons économiques (comme les projets de barrage dans les Etats kachin et shan) qui ont amené la reprise des hostilités, en juin 2011, après dix-sept années de cessez-le-feu, entre l’armée birmane et les Kachins du mouvement armé créé en 1960, la Kachin Independence Army (KIA).
Pour les mêmes raisons, l’armée s’est engagée dans une nouvelle confrontation directe avec les combattants shans de la branche nord de la Shan State Army (SSA [4]), leur donnant l’ordre d’évacuer les territoires qu’ils occupent depuis le cessez-le-feu de 1989 sur la rive ouest de la Salween, au centre de l’Etat shan. Le prétexte est la sécurisation d’une zone où est prévue la construction de plusieurs barrages hydroélectriques sur le fleuve et un de ses affluents. Les populations civiles sont également expulsées par milliers, ce qui crée un foyer supplémentaire d’instabilité et de tension. Les représentants des minorités y voient en outre une menace dirigée vers les Was de l’United Wa State Army (UWSA [5], et les pertes militaires birmanes se compteraient en milliers. Mais la population civile paye le plus gros tribut, avec plus de cent mille déplacés et des exactions sans fin commises par l’armée.
Pour la Chine, la pilule est amère, car elle croyait être arrivée à une stabilisation des zones frontières. Désormais, ses énormes investissements économiques sont remis en cause, voire menacés par les combats. Pékin se trouve à nouveau confronté à des mouvements de réfugiés en fuite, de plus en plus difficiles à contenir, avec des répercussions politiques et notamment des manifestations des membres de la communauté kachin sur son propre sol, dans les villes du Yunnan.
Pour faire comprendre aux généraux birmans qu’il y a une ligne rouge à ne pas franchir, la Chine a réactivé son soutien à ses « protégés », les Was de l’UWSA, qui craignent d’être la prochaine cible si les Kachins s’effondrent. Les fournitures d’armes, qui transitent par le Laos notamment, sont venues renforcer le potentiel de dissuasion des Was. Bien entendu, Pékin a démenti officiellement toute livraison, affirmant qu’aucun blindé n’a jamais franchi la frontière de la province du Yunnan pour se rendre dans la zone wa adjacente, et qu’il ne veut pas d’ingérence.
Les dirigeants kachins rétorquent que, à leur stupéfaction comme à celle des Birmans, des dirigeants chinois étaient fortement intervenus dans les négociations de février 2013 à Ruili (ville frontière dans le Yunnan) — le choix de la ville avait fait l’objet d’un compromis avec les Kachins, qui réclamaient un terrain « neutre » et avaient proposé une ville de Thaïlande, option repoussée par les dirigeants birmans. Ils ont refusé de signer le texte initial accepté par les deux parties birmanes, rejetant la présence d’observateurs étrangers le long de la frontière birmano-chinoise, tout comme l’intervention d’organismes internationaux devant apporter une assistance humanitaire aux populations kachins réfugiées en Chine.
Bouddhistes contre musulmans
Les populations civiles craignent un nouvel embrasement. Beaucoup regrettent le mutisme de Mme Suu Kyi. Cette attitude était déjà mal comprise par une partie de la population de souche birmane, notamment à propos des expulsions liées aux investissements. Désormais, elle ne passe plus du tout parmi les membres des minorités ethniques, qui lui reprochent son silence sur les exactions militaires. Sa retenue concerne aussi la situation dans l’Etat d’Arakan, confronté à des violences ethniques entre les Arakanais bouddhistes majoritaires et la minorité bengalie musulmane. Sur ce point extrêmement sensible, la « dame de Rangoon » sait qu’une part importante de la population birmane est hostile à cette minorité, à tel point que les Arakanais bouddhistes, d’ordinaire très vindicatifs vis-à-vis des militaires birmans, se sont rangés du côté du pouvoir dans le cadre de la répression des musulmans. Pourtant celui-ci, dans le passé, n’avait pas hésité à utiliser cette population pour bloquer les velléités indépendantistes des Arakanais de souche.
Cette minorité revendique le terme de Rohingyas, que réfute le régime, qui les considère comme des migrants illégaux bien que leur implantation remonte à plus de deux siècles. Devenus apatrides lors de l’adoption de la loi sur la citoyenneté de 1982, ils font l’objet d’un contentieux trouvant son origine dans la complaisance britannique qui leur avait permis de venir s’installer sans limites dans cette province, selon le vieil adage « diviser pour régner ».
Alors que les négociations avancent entre dirigeants birmans et groupes armés, la perspective d’un accord final ne cesse de reculer. Le président Thein Sein en a fait un objectif national, mais pour les minorités ethniques il ne représentera que le début d’un très long processus de règlement politique. Ce que redoutent les minorités, c’est que l’armée birmane n’ait jamais abandonné son objectif de les soumettre sans compromis. Et si, lors des élections de 2015, une coalition entre Mme Suu Kyi et le président de la Chambre basse l’emportait, créant une illusion de victoire démocratique, acceptable pour le monde extérieur, rien ne changerait sans un amendement de la Constitution enlevant aux généraux leur pouvoir absolu. Pour les membres des minorités ethniques, cela sonnerait la fin de tous les espoirs.
André et Louis Boucaud
Journalistes.