Dernier épisode de la reconquête de l’Irak, la bataille de Mossoul achève de dessiner un paysage politico-militaire divisé et au bord de nouveaux affrontements. L’absence d’accords entre Erbil et Bagdad sur les découpages territoriaux de l’après Etat Islamique, la montée en forces de milices chiites, arabes sunnites et du PKK laissent entrevoir de nombreuses tensions tandis que la régionalisation du conflit est à son paroxysme avec l’engagement de l’Iran et de la Turquie dans la crise. Derrière une guerre extrêmement meurtrière, notamment pour la population civile, la bataille de Mossoul est avant tout un enjeu politique.
Lancées le 17 octobre 2016 à l’initiative du Premier ministre irakien Haydar al-Abadi, les opérations pour la reprise de Mossoul résultent d’un compromis précaire entre des groupes politico-miliciens aux objectifs contradictoires. Tandis que les forces irakiennes peinent à reprendre la ville, les acteurs de la coalition kurdo-irakienne qui combat l’État Islamique (EI, al-dawla al-islamiyya) poursuivent des buts politiques divergents. Basé sur un travail de recherche auprès des différentes forces en présence réalisé depuis le début de la crise en juin 2014, cet article revient sur les enjeux politiques de la bataille de Mossoul et sur les lignes d’affrontement qui préfigurent un conflit post-EI.
Selon les sources officielles du gouvernement irakien, l’attaque est menée par des unités militaires sous l’autorité d’un conseil politique au sein duquel siègent des représentants du gouvernement irakien, du Kurdistan irakien (KRG) et de la coalition occidentale dirigée par les États-Unis. En réalité, ce conseil a très peu de contrôle sur les forces présentes sur le terrain. Les milices chiites réunies dans la « mobilisation populaire » (hashd sha‘bi), les unités de l’armée turque appuyées par des milices arabes sunnites (« mobilisation nationale », hashd watani) et les milices chrétiennes soutenues par les Kurdes irakiens et le Parti des travailleurs du Kurdistan (Pkk, Partiya Karkerên Kurdistanê) jouent chacune leur propre jeu dans le but de s’implanter durablement dans le nord de l’Irak. La bataille de Mossoul est avant tout une compétition brutale pour occuper le territoire repris à l’EI, contrôler les populations et obtenir de nouveaux gains politiques au niveau national.
Cette compétition est d’autant plus exacerbée qu’elle s’inscrit dans le prolongement de tensions préexistantes entre Bagdad et le KRG autour du statut politique d’une partie du gouvernorat de Mossoul. En effet, depuis 2003, la plaine de Ninive et le Sinjar, situés respectivement au nord et à l’ouest de la ville, étaient sous la juridiction du gouvernement irakien mais de facto sous l’influence du Parti démocratique du Kurdistan (PDK, Partiya Demokrat a Kurdistanê) de Massoud Barzani. Le statut indéterminé de ces territoires était la cause du développement d’institutions parallèles à celles de l’État irakien et de modes de gouvernance contradictoires. Bagdad maintenait son administration, une police, et payait les salaires des fonctionnaires sans pour autant jouir d’une plaine souveraineté sur ces territoires. Erbil pouvait déployer des forces armées pour sécuriser les populations kurdes et contrôler une partie de l’économie informelle. Cependant, l’enjeu de ce double contrôle était moins un sujet d’affrontements armés qu’un enjeu de pressions réciproques entre Bagdad et Erbil.
La conquête de ces espaces par l’EI entre juin et août 2014 a brusquement changé les rapports de force. Depuis quelques mois, le vide laissé par le recul militaire de l’organisation permet à chaque camp d’aspirer à de nouvelles ambitions. D’un côté, le PDK cherche à étendre son territoire en occupant la plaine de Ninive et le Sinjar. De l’autre, Bagdad a pour objectif d’en chasser les forces kurdes afin de s’y rétablir. Entre ces deux acteurs l’arrivée progressive des milices chiites, des groupes pro-Turcs et du PKK accroit fortement les tensions. De fait, l’absence d’accords politiques préalables sur le futur de Mossoul interdit de penser à un retour au statu quo ante. Pour la première fois depuis 2003, les territoires disputés tendent à devenir la source de nouvelles luttes armées. Loin d’être un gage de stabilité, le recul de l’EI risque d’ouvrir un second conflit, celui de la bataille pour le contrôle des territoires disputés.
« Tout le monde sait comment la bataille de Mossoul va commencer mais aucun ne sait comment cela va se terminer. » [1]
UNE MULTIPLICATION DES ACTEURS AUX PLANS MILITAIRES DIVERGENTS
Faute d’accords politiques prévoyant l’après-EI à Mossoul, la décision d’attaquer la ville a été prise sous pression américaine. Dans cette configuration, les plans de chaque groupe armé s’ajustent dans la précipitation et peinent à se coordonner en l’absence de stratégie globale. Les enjeux de la bataille sont considérables en matière de gains territoriaux et exacerbent les tensions entre des acteurs de plus en plus militarisés : rivalités entre le PDK et le PKK, affirmation des minorités chrétienne et yézidie constituées en nouveaux groupes armés et tentatives des milices chiites de s’imposer en tant que force nationale.
Sur le terrain, les forces en présence se contentent de remplir des objectifs à court terme avec très peu de visibilité sur la suite des événements. La chronologie des opérations est décidée au jour le jour à partir d’un conseil militaire mixte où se côtoient froidement des officiers irakiens, kurdes et occidentaux. 45 000 soldats irakiens des 16e, 15e, 9e et 17e divisions encerclent la ville par le sud tandis que les forces kurdes du PDK et de l’Union patriotique du Kurdistan (PUK, Yekêtiy Niştîmaniy Kurdistan) tentent de sécuriser les villages de la plaine de Ninive au nord de Mossoul. Faute de troupes suffisamment entrainées, l’attaque de l’intérieur de la ville est déléguée aux forces spéciales irakiennes. Cette collaboration kurdo-irakienne est très lâche et ne fonctionne qu’en vertu de vagues accords de principe : les peshmergas doivent rester hors de Mossoul et se déployer uniquement dans les territoires contestés (plaine de Ninive et Sinjar) qui étaient sous influence kurde avant 2014. L’armée irakienne est autorisée à se déployer à partir de ces territoires mais sous encadrement kurde et de façon provisoire. Aucune autre force ne doit, en principe, participer à la prise de la ville. Cependant, à ces deux premiers acteurs militaires s’ajoutent trois autres protagonistes : les milices chiites, le PKK et la Turquie.
Contrairement à la requête des Kurdes irakiens, les milices chiites sont parties prenantes de la reprise de la seconde ville irakienne. Fortes de plusieurs milliers d’hommes, elles suivent leur propre stratégie sans coordination avec le reste de la coalition. Ces milices sont mobilisées à partir de réseaux partisans chiites, largement financés par l’Iran via le ministère de la Défense à Bagdad. Elles ne sont pas sous contrôle du Premier ministre irakien. Les pressions américaines sur ce dernier pour les éloigner du champ de bataille de Mossoul n’aboutissent pas et les Kurdes irakiens se sont résignés à les voir participer aux opérations pour la chute de la ville.
Le PKK, allié aux milices chiites et à Bagdad, est de plus en plus présent dans les territoires disputés. Une partie de la branche yézidie du PKK, les Unités de protection du peuple (YBŞ, Yekîneyên Berxwedana Şengalê) est en effet accréditée par le ministère de la Défense dont elle reçoit ses salaires au même titre que le reste des milices chiites. Sous couvert de la lutte contre l’EI, ces unités permettent à Bagdad de contrer la réimplantation du PDK dans les territoires contestés. Profitant du vide politique dans certaines zones kurdes d’où l’EI se retire, le PKK développe ses institutions civiles et un modèle de gouvernance propre. Des camps d’entrainement lui permettent d’augmenter ses effectifs en cas d’avancées rapides. Son implantation dans le Sinjar par l’intermédiaire des YBŞ lui permet de se positionner en vue d’une possible implantation future dans les quartiers kurdes et yézidis de Mossoul.
Enfin, la Turquie représente un autre acteur dans cette bataille. Elle cherche à contrer le PKK et l’arrivée des milices chiites dans le nord de l’Irak, par le déploiement d’un contingent militaire autour de Mossoul. Alliées au PDK, les forces turques ont équipé trois mille Arabes sunnites officiellement dirigés par l’ex-gouverneur de Mossoul, Atheel al-Nujafi. Cette milice leur permet d’intervenir dans les opérations sans l’accord de Bagdad et à l’écart de la coalition internationale dont Ankara se méfie.
TENSIONS POLITIQUES ET INSTABILITÉ CROISSANTE
Les États-Unis restent focalisés sur l’enjeu militaire et n’ont aucune stratégie pour l’après-EI. L’assaut contre la capitale irakienne du califat est lancé par une coalition de forces armées politisées, sans entente préalable, ni sur les arrangements sécuritaires après la bataille, ni sur les formes intérimaires de gouvernance. La question de la réintégration politique de la ville au système politique irakien reste un mystère. Le « tout-militaire » décrété contre l’EI crée une situation d’instabilité pour deux raisons.
Premièrement, le calendrier des opérations est extrêmement serré. Imposé par la coalition selon le calendrier électoral américain, il se concentre uniquement sur des objectifs militaires et fait l’économie d’une résolution des tensions politiques. Le département d’État américain n’a pas de stratégie et le Pentagone reste le principal acteur sur le terrain. Sans mandat politique clair, les militaires américains sont incapables de créer des compromis politiques face à des alliés aux objectifs trop contradictoires. Or, l’absence de consultation réelle entre les cinq corps armés déployés sur le champ de bataille augmente considérablement les tensions politiques au fur et à mesure des avancées. Pour accélérer les combats, l’armement est distribué par la coalition américaine de façon massive sans prendre en compte les objectifs réels de chacun des groupes. Par exemple, l’implantation des forces kurdes dans les territoires contestés n’a reçu aucune garantie sur le long terme, ce qui représente un risque d’affrontement futur avec Bagdad. Dans le même temps, le retour de l’armée irakienne dans le nord du pays augmente les velléités anti Kurdes de Bagdad. Le soutien américain à la branche syrienne du PKK en Syrie (YPG, Unités de protection du peuple, Yekîneyên Parastina Gel) permet à l’organisation de prendre part aux opérations de Mossoul. Ce retour en force du PKK en Irak accroit les tensions avec le PDK et donne un prétexte à la Turquie pour intervenir dans la bataille de Mossoul. Enfin, pris par le temps, la coalition américaine tente de soutenir la création de milices tribales arabes sunnites pour augmenter le nombre de troupes déployées, ce qui suscite une levée de boucliers de Bagdad, du PDK et des milices chiites qui s’inquiètent de l’arrivée d’un nouvel acteur incontrôlé dans la bataille.
Deuxièmement, aucune solution de gouvernance pour l’après-EI n’a été pensée. La guerre contre l’EI, et la vacance de pouvoir qui s’ensuit, ouvrent un espace d’opportunités dans lequel chaque force militaire tente de maximiser son contrôle sur les territoires contestés. Dans ce contexte, aucune administration civile n’est prête à prendre en charge Mossoul. Bagdad a nommé un nouveau gouverneur mais ce dernier n’a pas les réseaux locaux et les équipes de travail nécessaires. Confrontée à une population exsangue, après plus de deux ans d’occupation par l’EI, la réimplantation des institutions irakiennes est urgente mais risque d’être considérablement freinée par le manque de cadres et de ressources. De plus, dans la perspective de tensions militaires croissantes, chaque camp s’oriente vers des mesures toujours plus arbitraires. En attendant la reprise de la ville, la population rescapée est envoyée dans des camps de réfugiés sous contrôle kurde ou irakien après un filtrage rapide et souvent arbitraire des habitants déclarés « pro-EI ». Loin de préparer le retour d’une administration civile, l’approche par le sécuritaire est le seul moyen de gouvernance projeté. Cela n’est pas sans rappeler la façon dont la ville était administrée par les élites irakiennes avant l’arrivée de l’EI : un état de siège quasi permanent, une militarisation croissante et une gouvernance autoritaire incapable de prendre en compte les initiatives locales ; autant de facteurs qui avaient permis à l’EI de prendre la ville en quelques jours.
La bataille de Mossoul constitue la dernière phase de la reconquête du pays. Cet épisode achève de dessiner un paysage politico-militaire divisé et au bord de nouveaux affrontements. À travers la guerre contre l’EI, la milicisation du territoire est considérable. La rente sécuritaire est devenue le principal revenu pour les familles et les structures miliciennes qui ont été formées ne sont pas près d’être dissoutes. Le système politique irakien post-EI se joue davantage sur des rapports de force militaires qu’institutionnels. De fait, la majorité des partis politiques sont dotés de milices et se disent prêts à en faire usage contre leurs concurrents. En l’absence de cycles de négociation, aucun des acteurs en présence n’est prêt à faire des concessions. Au contraire, la prise de Mossoul est perçue comme l’ultime chance de placer ses pions en vue d’un futur incertain. Dans ce contexte, les logiques sécuritaires dominent largement et sont présentées par tous les acteurs comme le seul moyen de sortie de crise.
Arthur Quesnay