Le Parti communiste libanais est un parti laïque, engagé dans la résistance nationale. Quels ont été ses rapports avec le Hezbollah ?
Marie Nassif-Debs : Il y a eu de grands changements dans ces rapports, depuis vingt ans. Il y a vingt ans, le Hezbollah avait commencé par une guerre sans merci contre les communistes. Je pense que la tendance fondamentaliste islamique que représentait surtout le Da’wa — un parti fondamentaliste islamique qui avait ses assises en Irak et en Iran, pas seulement des chi’ites, mais à majorité chi’ites — voyait dans le PCL son opposé en tout. Il voulait supprimer toute idée de laïcité, d’ouverture, de philosophie différente etc. Les relations ont commencé à être très tendues et le Hezbollah est allé jusqu’à tuer plusieurs de nos camarades, surtout des intellectuels, des cadres de l’université. Par exemple ils ont tué Mahdi Amil, qui avait travaillé sur des problèmes du colonialisme, de la religion, un très grand intellectuel, un très grand philosophe. Et il y a eu aussi Hassan Mroue, un grand philosophe qui a écrit un livre très important, traduit en français, « Les tendances matérialistes de l’islam. ». Il avait commencé par être un Cheikh, il a voulu étudier à Najaf, en Irak. Là-bas il a découvert que ça n’allait pas et il est devenu communiste. Son œuvre est très importante. Il y a eu de petits combats, que ce soit à Beyrouth, ou dans la Bekaa ouest, dans plusieurs régions. Là ou il y avait un rapport de forces qui pouvait faire que l’un puisse supprimer l’autre. Cela a aidé également la tendance syrienne à supprimer les communistes de la résistance nationale. Il y a eu une certaine entente entre les forces syriennes et le Hezbollah et aussi d’autres forces. Nous avons été poursuivis, il y avait des camarades qui allaient pour faire des opérations de résistance et qui étaient tués — on leur avaient tiré dans le dos.
Après cela, les rapports ont évolués positivement. Dans les prisons et dans les camps israéliens il y avait côte à côte des communistes et des Hezbollahs. Une majorité de communistes et moins de Hezbollah. Là, ils se sont connus, et ça a crée des rapports entre les cadres des deux organisations. Et à la suite de leur libération, les rapports ont plus ou moins évolué.
De plus sur le plan de la pensée, le Hezbollah a évolué, surtout après l’élection de Hassan Nasrallah au poste de secrétaire général. Car — c’est un point de vue que beaucoup de camarades partagent avec moi — il est beaucoup plus Arabe que musulman, c’est-à-dire qu’il voit les choses avec les yeux d’un Arabe : il ne veut pas libérer Jérusalem parce que c’est un des lieux saints de l’Islam, mais parce qu’il faut que les Palestiniens retournent dans la terre de leurs ancêtres, qu’ils aient un État à eux… Il a une vision différente de ceux qui l’ont précédé. Puis nous avions eu des rapports plus ou moins mitigés, tantôt bien, tantôt mal.
Et maintenant ?
Marie Nassif-Debs : Nos rapports ont surtout évolué après la dernière agression israélienne, où nous avons nous-mêmes appelé à la formation d’un Front de résistance nationale, et nous avons formé des milices qui se sont opposées à l’entrée d’Israël dans plusieurs villages, y compris à certaines tentatives d’entrée de commandos israéliens, dans la Bekaa, à côté de Baalbeck, où nous avions arrêté le commando qui voulait entrer par Jamaliyyeh, un village à majorité communiste. Nous avons eu là trois camarades morts.
Nous sommes toujours un peu sceptiques dans les relations vis-à-vis du Hezbollah, parce que jusqu’à maintenant, il y a des points de litiges entre nous. Par exemple en ce qui concerne la suppression du régime confessionnel, ils n’ont pas une position très claire, bien qu’ils aient évolué.
Nous avons eu un différent en été 2005, après le retrait des forces syriennes. Lors des élections législative le Hezbollah avait cru bon, pour se protéger de la résolution 1559, de faire une alliance avec ceux qui étaient pro-syriens et qui se sont transformés en pro- américains, c’est-à-dire les Forces libanaises, Hariri (Mustaqbal) et le PSP de Joumblatt. C’est grâce à cette alliance que les forces du 14 mars — Hassan Nasrallah le reconnaît — ont eu la majorité et qu’ils ont pu former le gouvernement. Car si le Hezbollah avait fait une alliance avec les communistes et avec certains aounistes, la majorité n’existerait pas.
Nous considérons donc le Hezbollah comme un parti de résistance, faisant parti d’un mouvement de libération nationale sur le plan national et arabe, mais nous avons des différents avec lui concernant la façon de résoudre la situation politique et économique au Liban. Mais là aussi il a évolué, surtout depuis quatre mois : il a participé à la grande manifestation du 10 mai de manière très réelle. Cependant, jusqu’à maintenant, ils ne sont pas prononcés sur beaucoup de problèmes. Ils ont deux ministres, dont le ministre de l’énergie. On est en train de parler actuellement de la privatisation de l’électricité du Liban, et il est un peu tiède, il n’est pas combatif.
Second problème, le Hezbollah ne s’est pas prononcé sur la question du régime, des réformes politiques dans le sens de la laïcité et de la modernisation. Il s’agit de deux points de litige essentiels. Nous en avons un troisième : nous étions contre la reconduction du Président de la République, Emile Lahoud, en 2004, et le Hezbollah a pris Lahoud.
Voyez-vous des possibilités d’une évolution plus importante du Hezbollah ?
Marie Nassif-Debs : Ils sont plus ou moins regroupés en deux grandes tendances. La tendance de la Da’wa, c’est celle qui ne veut que l’islam etc. Et l’autre tendance, celle qui a évolué, qui parle de partage du pouvoir, qui parle d’alternative etc. Ceux-là, je pense qu’ils n’ont pas d’autres possibilités que de continuer à évoluer ; nous allons poursuivre la discussion avec eux, et nous pensons que s’ ils n’évoluent pas, ils vont perdre le fruit de la victoire, pour la deuxième fois… Car ce qui s’est passé en juillet et en août, j’appelle cela une victoire. Nous avions tenu tête à Israël, la plus grande force de la région…
Nous pensons que si le Hezbollah veut profiter de la victoire, s’il veut faire profiter les Libanais de la victoire, il doit évoluer, sinon, nous allons revenir au même point qu’en 2000. En 2000, c’est grâce à la résistance islamique que notre pays a été libéré, pour la première fois dans l’histoire arabe. Mais la victoire a été dévorée par le confessionnalisme. Je pense qu’une partie des cadres du Hezbollah l’a compris. Et nous espérons — car c’est une lutte continuelle au sein de leur parti — qu’ils ne vont pas perdre une fois de plus, en s’alignant de nouveau sur des positions confessionnelles.
Est-ce que le Front de résistance nationale qui s’est constitué pendant la guerre va perdurer ?
Marie Nassif-Debs : Nos continuons à discuter d’une alliance sur le front politique avec le Hezbollah et avec les Aounistes. Une grande partie de leurs cadres trouvent dans Aoun une personne qui s’est opposée aux fascistes chrétiens. Il y a un mouvement de fond aouniste parmi les jeunes, dans les universités surtout, qui était d’abord un mouvement de libération de l’emprise syrienne, mais qui est porté par une vague arabisante, qui pose réellement des problèmes libanais essentiels, également des réformes. Cela va plus loin que la lutte contre la corruption, il y a aussi la demande des changements laïcs véritables. Cela crée une possibilité de vraies ententes. L’ancien premier ministre, Sélim Hoss, est également très ouvert, très arabisant, et voit les points essentiels ainsi : nous sommes en train d’œuvrer à un regroupement afin de constituer un gouvernement d’alliance nationale et d’imposer des élections législatives anticipées, sur la base d’une loi électorale proportionnelle et laïque pour élire ensuite le Président de la République en faisant des amendements à la Constitution pour supprimer le confessionnalisme politique et administratif.
Et vous discutez de tout cela avec Hezbollah ?
Marie Nassif-Debs : Oui ! Bien sûr, nous en discutons. Parce que nous leur disons — et cela ils l’ont bien compris — qu’une grande personnalité comme Nasrallah, une personnalité aussi charismatique, peut être un emblème pour tout le Moyen-Orient (et pas seulement le Moyen-orient arabe), mais il ne peut pas devenir Président de la République au Liban. Si l’on veut que les gens puissent arriver aux places essentielles dans l’État, il faudra supprimer le confessionnalisme. Parce que maintenant, s’il se présentait aux élections, bien qu’il sera choisi par la presque totalité des chi’ites et qu’il y a beaucoup de chrétiens qui l’aiment, donc même s’il peut avoir une majorité avec lui, il ne peut pas devenir Président !
On peut être très important sur le plan international, mais être très petit et très limité sur le plan national avec ce régime confessionnel. Des 128 députés, nous avons la moitié qui sont musulmans, et nous avons dans cette moitié un tiers de chi’ites. Il ne peut pas donc augmenter le nombre de ses députés, il ne peut pas augmenter le nombre de ses représentants au gouvernement, il y a des quotas. Alors ou bien on supprime les quotas, et à ce moment-là tout le monde peut se faire de la concurrence sur la base de programmes, bien définis, sur le plan social, économique, politique et ainsi de suite, en faisant des alliances réelles, ou bien c’est le quota. Il y a beaucoup de gens qui commencent à réfléchir sur cette impasse… A part le Parti communiste et quelques groupes de gauche, tous les partis politiques sont confessionnels : le Hezbollah et Amal sont chi’ites, les Forces libanaises sont maronites (il y a aussi quelques grecs-orthodoxes là dedans), le PSP est druze, le Parti du futur de Hariri est sunnite, et ainsi de suite. Nous avons un système qui se génère lui-même, puisque nous avons toujours des députés élus sur un plan confessionnel, qui font des lois de manière à préserver leurs intérêts. Il y a eu des guerres civiles et elles étaient basées sur la confession, bien qu’il y avait des problèmes de fond, sur le plan social et économique, et politique, ces problèmes ont été escamotés.