« On me nie le droit de me revendiquer en tant que féministe », avez-vous déclaré un jour, lorsque vous portiez le foulard. Qui sont donc les juges et les distributeurs de licences en conformité ?
Zahra Ali – Bonne question. Dire que l’on parle depuis la marge ne veut certainement pas dire que l’on érige celles et ceux qui sont au centre en modèles normatifs. Mais c’est faire reconnaître que celles et ceux qui ont le monopole et la légitimité de se définir comme féministe, progressiste et égalitariste le font dans l’exclusion d’autres formes d’émancipation — et, de ce fait, ne sont pas aussi féministes et égalitariste qu’ils le prétendent. Le féminisme blanc, bourgeois, dominant est porteur, en France, d’une vision normative de l’appartenance au collectif : c’est celui qui nie les expressions alternatives de la lutte contre le patriarcat et pour l’égalité. Un discours et des pratiques de « féministes » qui n’appliquent leur conception de l’égalité qu’à une catégorie de femmes : celles qui assimilent émancipation à occidentalisation et sécularisation.
Vous vivez à présent en Grande-Bretagne et faites savoir qu’il y est beaucoup moins difficile pour les femmes de porter le foulard, de trouver un emploi ou de poursuivre des études. Vous assurez que les autorités françaises ont condamné les diplômées le portant à faire des ménages. Comment comprendre ce décalage ?
« La Grande-Bretagne a aussi son passé colonial et son propre racisme : je ne veux absolument pas l’ériger en modèle. »
Sur le voile, la France est en dehors du monde : archaïque dans sa focalisation et son incapacité à reconnaître et régler son héritage colonial. Les femmes qui portent le foulard sont considérées comme la figure par excellence de l’opprimée à libérer ; elles sont essentialisées et infantilisées. En plus d’être clairement raciste et paternaliste, ce discours — qui est aujourd’hui celui du « sens commun » en France (pour reprendre l’expression bourdieusienne) — enferme les femmes et les jeunes femmes qui portent le foulard dans leur étrangeté et leur aliénation. D’autant plus lorsqu’il est suivi d’une législation contre-productive. On exclut de l’école et du travail, principaux lieux de socialisation, des femmes et des jeunes femmes au prétexte de les libérer. La Grande-Bretagne a aussi son passé colonial et son propre racisme : je ne veux absolument pas l’ériger en modèle. Néanmoins, il est clair que lorsque l’on porte le voile, ou que l’on veut exprimer et pratiquer toutes formes de religiosité, elle est un espace de vie plus accueillant. Le monde académique anglo-saxon est aussi plus intéressant pour parler des questions de religion, de racialisation et de féminismes alternatifs. En France, les études post-coloniales sont, par exemple, encore à leur stade d’émergence — alors qu’elles sont considérées, ailleurs, comme des acquis.
Vous distinguez la laïcité originelle, dans sa lettre et son esprit, et l’usage « laïcard » qu’il en est trop souvent fait : faites-vous vôtre cette notion de « laïcité falsifiée » portée par l’historien Jean Baubérot ?
Oui. J’aime beaucoup ses travaux sur le sujet. Je pense aussi qu’il y a falsification d’un idéal très positif, à l’origine, à savoir la neutralité de l’État face aux différentes confessions et religions — et, de ce fait, leur traitement sur une base égalitaire. Or, ce qui est aujourd’hui à l’œuvre, c’est que l’on évoque la laïcité pour dissimuler des prises de positions racistes et islamophobes. Car c’est toujours de la religion musulmane dont il est question. Une religion toujours reléguée à son statut de culte « étranger », mais aussi archaïque et barbare. D’ailleurs, s’il y a bien une dimension de rejet de la religion en tant que telle chez de nombreuses féministes qui stigmatisent les musulmanes, il serait faux de réduire cette question à une histoire franco-française de la laïcité. C’est bien d’une histoire franco-française dont il est question, mais c’est surtout d’une histoire coloniale, ou la religion de l’Autre, l’Arabe, le musulman, doit s’effacer de la sphère publique.
Certaines formations révolutionnaires et internationalistes avaient approuvé l’interdiction du foulard à l’école au nom de l’égalité des sexes ou du combat contre l’aliénation monothéiste – songeons à Lutte ouvrière. Concevez-vous que certains puissent s’opposer au foulard de façon émancipatrice ou est-ce forcément un marqueur de rejet ethnique ou confessionnel ?
Je pense qu’on peut s’opposer au port du voile sans être raciste, évidemment. Mais on ne peut pas décontextualiser le débat. Ce débat et la loi de 2004 ont eu lieu en France, dans un contexte où l’islam était stigmatisé — on évoquait l’archaïsme et l’obscurantisme d’une catégorie de la population uniquement, celle considérée éternellement « d’origine étrangère », et celle des banlieues. Encore une fois, je peux tout à fait imaginer qu’une partie de l’extrême gauche, en France, ait une réticence quant à l’association entre lutte politique et pratique religieuse. Oui, il y a eu une histoire de l’Église dans ce pays, qui a opprimé pendant des siècles et fait la promotion d’une organisation sociale et familiale inégalitaire et patriarcale. Mais, encore une fois, ayant vécu cette période des débats sur le voile de 2004-5, et ayant participé aux mobilisations et aux discussions avec les militants d’extrême gauche à l’époque, ce n’est pas uniquement la frilosité vis-à-vis de ma pratique religieuse dont j’ai été témoin, mais bien d’un mépris lié à mon arabité, mon « étrangeté » et mes soi-disantes « coutumes barbares ». J’ai été reléguée au statut de victime, considérée comme aliénée par mes pères et frères ; j’ai été considérée comme dangereuse ou opérant pour des réseaux obscurantistes et fondamentalistes. Et puis, encore une fois, la guerre d’Algérie n’est pas si loin. Je crois au contraire que ces débats ont dévoilé un héritage colonial inassumé — y compris dans l’extrême gauche. Il faut le dire : souvent, les forces politiques qui s’érigent comme progressistes en France sont également teintées d’un universalisme républicain qui se croit supérieur et souhaite éduquer ou civiliser… Il est dangereux de se croire le détenteur d’un modèle d’émancipation et, tout à la fois, de s’inscrire dans un discours d’identité nationale excluant. C’est là que se situe une partie de l’extrême gauche dans ce pays.
Vous avez beaucoup travaillé sur la question du féminisme islamique. Vous y brossez trois courants principaux. Pour ceux qui ne connaîtraient pas cette notion, ou qui la trouvent paradoxale dans son seul énoncé : que sont-ils, à grands traits ?
« J’ai été reléguée au statut de victime, considérée comme aliénée par mes pères et frères. »
D’abord, j’utilise ce terme au pluriel pour montrer qu’il y a diversité des expressions des féminismes s’inspirant du cadre religieux musulman, et diversité de ses contextes d’expression et de déploiement. L’idée étant que des femmes se ressaisissent du cadre religieux et réinterprètent les sources scripturaires — notamment le Coran, dans un sens égalitariste et émancipateur. Les féministes musulmanes ont en commun de considérer que le message coranique est émancipateur et que ce sont les lectures patriarcales qui se sont imposées à travers le temps qui ont trahi ce message. Le spectre va de féministes radicales à des féministes plus réformistes quant à leur appréhension desdites sources. Il y a une vraie diversité et autant de lectures que de contextes. Maintenant, en termes d’engagement social et politique, les féminismes qui s’inspirent de la religion musulmane opèrent selon des stratégies très différentes : dans le contexte français, les féministes musulmanes sont aussi des militantes qui cherchent à imbriquer antiracisme à antisexisme. Dans d’autres contextes, comme celui des pays dont la population est majoritairement musulmane et qui imposent aux femmes le Code de la Famille, les stratégies sont différentes. Le Code de la Famille repose sur une lecture conservatrice de la jurisprudence religieuse. Dans ce contexte, les féministes musulmanes, comme celles réunies autour de la plateforme Musawah [1], travaillent à la réforme de ses codes en proposant une lecture féministe des différentes jurisprudences musulmanes.
Les féminismes islamiques ont, expliquez-vous, deux adversaires : le féminisme occidental, qui lui nie ses qualités féministes, et une partie de la pensée islamique qui rejette le féminisme comme création occidentale. Vous expliquez pourtant que le féminisme non-occidental est né à la même période et qu’il existe un « protoféminisme » dès les premiers temps musulmans. C’est-à-dire ?
Déjà, il faut commencer par dire qu’il n’y a pas de « féminisme occidental » : les différents mouvements féministes de cette aire géographique que l’on appelle l’Occident sont pluriels. C’est un courant parmi cette aire, hégémonique malgré tout, qui considère qu’émancipation est synonyme d’occidentalisation. Pour se libérer du patriarcat, toutes les femmes devraient suivre un modèle unique qui consisterait à mettre à l’écart le religieux, à faire la promotion de valeur dites « occidentales ». Au final, parmi les musulmans, ceux qui considèrent le féminisme comme une forme d’occidentalisation rejoignent complètement le discours islamophobe des féministes hégémoniques. Ce qu’ont en commun ces deux discours est leur essentialisation de l’islam et de l’Occident — or ni l’un ni l’autre n’existe au singulier. Il y a différentes manières d’appréhender et de vivre la religion musulmane. Cet « Occident » n’a pas le monopole des valeurs humaines d’émancipation et d’égalité. Il a existé partout, y compris dans des contextes où la population est majoritairement musulmane, des formes d’émancipation et de lutte contre le patriarcat et les inégalités.
Ce refus des essentialismes et ce souci de la pluralité est d’ailleurs au centre de l’ouvrage État des résistances dans le Sud, auquel vous avez contribué…
Oui. J’insiste sur l’importance de la prise en compte du contexte et le refus de tout essentialisme. Certaines féministes musulmanes elles-mêmes ne sont pas à l’abri de tomber dans l’essentialisme, en voulant faire la promotion d’« un » islam qui serait émancipateur. Ici, la question de la classe est aussi importante : la pensée féministe musulmane s’articule dans des cercles intellectuels, bien-pensants, très élitistes. Il faut rester très attentif aux dimensions de classe, car les féministes musulmanes de classes moyennes éduquées ne sont pas nécessairement les mieux placées pour parler d’égalité. Pour moi, être féministe, c’est englober toutes les formes d’inégalité, c’est être intersectionnelle, c’est remettre en question sa position de manière permanente, c’est reconnaître la pluralité des expressions de l’émancipation des femmes et des hommes.
L’Irak occupe une place importante de votre réflexion. Vous écrivez notamment que ce pays permet de comprendre les liens entre genre, nationalisme et impérialisme. De quelle façon ?
« Il faut rester très attentif aux dimensions de classe, car les féministes de classes moyennes éduquées ne sont pas nécessairement les mieux placées pour parler d’égalité. »
Ce serait très long à expliquer ! Mais ma recherche s’intéresse à l’histoire sociale, économique et politique des femmes irakiennes et à l’évolution des mouvements féministes irakiens depuis la formation de l’État moderne. Je m’intéresse notamment à la manière dont ces mouvements se sont organisés après l’invasion américaine de 2003. Je montre comment, notamment à travers les mobilisations autour du Code de la Famille (ou Code du Statut personnel), les questions de genre se sont reposées en Irak sur un mode confessionnel, lié à l’état général de destruction et de défaillance des institutions de l’État irakien — qui, depuis 2003, sous l’impulsion de l’administration américaine, est régi par un système ethno-confessionnel. La société et le territoire irakien sont maintenant fragmentés sur une base ethno-confessionnelle (Arabes/Kurdes, sunnites/chiites) et le régime au pouvoir a proposé, dans ce contexte, d’imposer cette fragmentation à la sphère des droits des femmes. Dans un contexte de résurgence de conservatismes sociaux et religieux et de violence politico-confessionnelle généralisée, la confessionnalisation du Code du Statut personnel signifie un retour en arrière en matière de droits des femmes.
Vous vous revendiquez d’Angela Davis et de Chandra Talpade Mohanty. Nous avions interviewé la première, qui nous fit savoir qu’il fallait « comprendre la manière dont la race, la classe, le genre, la sexualité, la Nation et le pouvoir sont inextricablement liés ». Comment, pour votre part, concevez-vous la lutte du peuple contre les possédants, c’est-à-dire la lutte des classes ?
C’est encore une question qui mériterait des heures de discussion. Ce que je peux dire, très simplement, c’est qu’on ne peut pas promouvoir l’émancipation humaine sans prendre en compte les différentes dimensions de l’oppression et des inégalités. Cela ne veut pas dire que tout se vaut : la classe, la race, le genre, la sexualité, etc. Mais qu’il faut rester attentifs à la manière dont les inégalités s’imbriquent et se nourrissent les unes aux autres. Il faut rester vigilant quant à leurs transformations et savoir revoir ses catégories au gré de l’évolution sociale et politique. J’aime cette idée de Chandra Talpade Mohanty qui dit qu’être féministe, c’est rester au « plus près » des réalités — et donc les analyser telles qu’elles émergent, et non à partir d’un schéma idéologique ou politique préétabli. Il faut écouter et être attentif à la souffrance pour ce qu’elle est, et non pas uniquement à partir de notre manière personnelle et située de la vivre et de la définir. Commencer par se situer soi-même est essentiel. Situer sa parole, situer d’où l’on parle, plutôt que d’universaliser ses énoncés, est une première étape. Tout le monde est situé socialement, économiquement, politiquement, etc. Et construit un discours depuis une position — et pour certaines raisons.
Vous l’avez évoqué : toutes ces études sont parfois vues comme des productions universitaires et élitistes qui ne trouvent pas d’écho dans la base, sur le terrain…
… Cela est directement lié à ce que je viens d’évoquer : tout le monde est situé. C’est sûr, les productions universitaires et intellectuelles sont élitistes : il faut maîtriser certains codes, avoir un « capital » culturel et intellectuel pour pouvoir y accéder. Mais cela n’empêche pas leur nécessité. Aussi, il me semble que via Internet et des médias alternatifs comme votre site, il y a un accès plus grand aux outils de la pensée critique.
Bien des hommes se découvrent féministes dès qu’il est question d’islam, alors qu’ils sont les premiers à se moquer des féministes toujours trop « excessives ». Vous appelez donc à « décoloniser le féminisme », expliquant que ce serait même « une chance » historique pour l’ensemble du mouvement féministe…
… Décoloniser le féminisme veut dire reconnaître les dimensions de classe et de race dans la pensée féministe hégémonique, et mettre à égalité les différentes expressions de la lutte contre le patriarcat, sans supposer une forme linéaire d’évolution des formes de luttes sociales et politiques.