Aberrahmane Hedhili, président du Forum Tunisien pour les Droits Économiques et Sociaux (FTDES), revient, avec beaucoup de pessimisme, sur la tension sociale qui pèse actuellement sur le pays. Interview.
Slim Mestiri : Comment évaluez-vous le traitement des mouvements sociaux par le gouvernement Youssef Chahed ?
Aberrahmane Hedhili : Nous avons cru qu’avec la désignation de Youssef Chahed à la tête du gouvernement, des messages positifs allaient être adressés aux mouvements sociaux, notamment ceux des régions intérieures. Mais, malheureusement, et d’après ce que je vois –j’espère que je me trompe–, ce gouvernement est en train de refaire les mêmes erreurs que ses prédécesseurs, et est en train d’envoyer des messages négatifs.
Quels sont ces messages négatifs ?
Certes, le gouvernement a su résoudre le dossier de production du phosphate dans le bassin minier et celui de la société Petrofac, mais, en contrepartie, il a totalement ignoré les revendications des protestataires d’Om Larayes et d’El Mdhilla. En effet, aucun dialogue n’a été engagé avec ces derniers.
Cela est en soi un message négatif. C’est comme si le gouvernement leur disait indirectement : « on ne négocie pas avec vous, puisque vous n’avez pas des sites de production dans vos régions (comme Petrofac à Kerkennah ou la Compagnie des phosphates de Gafsa). De ce fait, vous ne pouvez pas faire pression sur nous ».
Prenez l’exemple des chômeurs originaires du gouvernorat de Kasserine qui ont entamé, depuis janvier dernier, un sit-in ouvert devant le siège du ministère de l’Emploi et de la formation professionnelle et que, jusque qu’à ce jour, personne ne les a écoutés.
Le prestige de l’Etat est de se s’asseoir à la table des négociations avec ces gens-là, et non pas de les ignorer ou les réprimer. Avec un tel comportement, le gouvernement les pousse à la révolte.
Mais le gouvernement n’a pas de baguette magique pour offrir de l’emploi à tout le monde !
On est conscient de ce fait. Mais tout ce que nous lui demandons c’est de dialoguer avec les protestataires, leur exposer les projets qui seront mis en place dans leurs régions à court, à moyen et à long terme, écouter leurs propositions, et s’intéresser à leurs problèmes.
Diaboliser les mouvements sociaux et dire qu’ils « paralysent la production », comme l’a fait le Mufti de la République, la semaine dernière, ne mèneront à rien. Ça ne fait qu’enflammer les esprits !
Bizarrement, le Mufti de la République a mis de côté tous les vrais problèmes du pays (corruption, évasion fiscale, etc.) et veut faire porter le chapeau des problèmes économiques actuels aux plus démunis.
Je répète, si on n’ouvre pas les discussions avec les protestataires cette année, les conséquences seront très graves.
Qu’insinuez-vous ?
En janvier dernier, on a évité le pire lors des mouvements sociaux. Mais je ne suis pas sûr qu’il soit le cas cette année ?
Pourquoi êtes-vous si pessimiste ?
Tout simplement car l’atmosphère générale me rappelle celui de l’avant-Révolution du pain (1984). Dernièrement, je me suis déplacé à Kasserine, à Ben Guerdane, et à d’autres régions intérieures, et je peux vous assurer que les habitants de ces régions-là sont très révoltés, et n’ont plus confiance en personne (ni partis politiques, ni société civile, ni organisations).
Même les députés de ces régions-là ont peur de revenir à leurs régions et faire face aux sit-in. Le risque aujourd’hui est que ces révoltés envahissent la rue et font des actes de violence pour exprimer leur mécontentement.
Malheureusement, l’approche actuelle du gouvernement et sa façon de faire avec les mouvements sociaux va mener au chaos. Il faut prévenir dès maintenant, avant que le pire n’arrive.
Comment peut-on prévenir le pire ?
A travers le dialogue, le déplacement sur le terrain, les conseils ministériels dédiées au développement régional et les décisions adéquates. Mais actuellement, je ne vois que des ministres qui ne connaissent pas la réalité du pays, et d’autres qui ne sont intéressés que par les postes qu’ils occupent.
Le problème de ces gouvernements est qu’ils ne savent pas anticiper. Est-ce qu’ils sont conscients, à titre d’exemple, que la vie de la majorité des habitants de Ben Guerdane dépend du passage frontalier avec la Libye. Donc, si demain, des évènements ont lieu en Libye et que ce passage ferme, la réaction des habitants sera violente. Même les travaux de la zone franche de Ben Guerdane, dont on entend parler, n’ont pas encore commencé.
Ne voyez-vous pas de dénouement ?
Au contraire, je vois que les mouvements sociaux vont revenir en force. Tous les indices le montrent.
L’un de ces indices est qu’après le14 janvier, 100.000 Tunisiens, dont la majorité appartient aux cités populaires et aux régions intérieures, ont arrêté leurs études après l’enseignement secondaire. Ces chômeurs-là n’ont aucun projet en tête que d’immigrer clandestinement.
Ils représentent aussi un terrain favorable pour les courants religieux extrémistes, ceux de la drogue, de la corruption, du commerce parallèle, etc. Cette tranche sociale est capable de tout si un mouvement social se déclenche.