Voici donc un livre clair et tranchant comme une lame sur « les enjeux français de l’immigration [1] ». Les nombreuses polémiques et joutes télévisées sur la question le vérifient : le piège premier consiste à admettre qu’il y a un problème de l’immigration. Aussitôt qu’un journaliste papelard dit à M. Machin, bardé de bonnes intentions : « Certes, le racisme est inacceptable, mais, reconnaissez-le M. Machin : il y a un problème de l’immigration… », dès que M. Machin répond compréhensif que « oui, mais… », c’est fichu. La raison a déraillé.
Sami Naïr ne tombe pas dans le panneau de ce « oui, mais ».
Il part dans la seule direction possible : à rebrousse-poil. Le fond du problème ce n’est donc pas l’autre, l’éternelle victime émissaire ; le problème c’est un certain état de la France, le « malaise logé au cœur même de la société d’accueil » : « En réalité, érigée en victime émissaire, l’immigration a pour fonction d’occulter la déshérence du social, son refoulement par le système politique et d’organiser son retour sous la forme de la marginalité coupable des immigrés. Car le fait est là : c’est la société d’accueil qui crée les conditions de la marginalité et c’est elle qui instruit le procès des victimes de cette marginalité. »
Le malaise est complexe. Toute tentative de le réduire à une cause unique (chômage, crise d’identité nationale, inadaptation du système éducatif…) mène à l’impasse. Il faut donc regarder en face le mélange des facteurs dont se nourrit la pulsion d’exclusion.
– Une crise du modèle d’intégration. Le creuset républicain a plus ou moins joué son rôle (non sans blocages et régressions) tant que demeurait un certain rapport d’adéquation entre un développement industriel, un espace national, un État laïque et une forme de citoyenneté. L’épuisement du pacte industrialo-républicain aboutirait sous nos yeux non pas comme on l’a prétendu à la fin de la révolution ou de l’exceptionnalité française, mais plus simplement à la fin de la IIIe République. Il n’est pas fortuit en effet que reviennent à l’ordre du jour le débat sur le code de la nationalité et celui sur la souveraineté nationale.
– Une mutation dans la structure de classe. La segmentation du marché du travail, l’atomisation et le renouvellement de la classe ouvrière, l’introduction de la flexibilité et de l’individualisation dans le procès de travail, les exclusions qui en résultent, l’affaissement de l’organisation syndicale et des solidarités sont autant d’obstacles à l’intégration de nouvelles populations par la médiation d’une appartenance de classe consciente.
– Une identité nationale « déstabilisée » au moment où les « immigrés sont appelés à devenir partie intégrante de la France ». En quoi consiste cette identité quand la France n’est déjà plus la France et n’est pas encore l’Europe ? « Nos ancêtres les Gaulois » est désormais tout aussi insensé à Sarcelles, à Mantes, ou Vaux-en-Velin, qu’à Nouméa ou Pointe-à-Pitre. Ce brouillage de l’image nationale favorise la recherche d’une origine mythologique et réactive les nappes de mémoire collective endormies. Sous le regard des vainqueurs, l’immigration n’est pas homogène : le refoulé des guerres coloniales véhicule des différences. Parmi les victimes émissaires, l’Arabe occupe (toutes les enquêtes l’attestent) une place particulière.
L’immigration est donc prise en otage « dans la tourmente d’un débat franco-français ». Ici, le livre de Sami Naïr devient d’une implacable efficacité. Sans excès rhétoriques sans jérémiades moralisantes, il démonte la logique des discours, le saute-mouton démagogique entre la droite oppositionnelle et la gauche gouvernante, l’engrenage des petites démissions qui font les grandes capitulations. Nul besoin en effet de hausser le ton pour que le bilan soit accablant.
Dans les années cinquante et soixante, l’immigration était vécue et perçue comme un phénomène temporaire, dans la perspective du retour au pays d’origine. Dès lors qu’elle s’affirme comme durable et pose de fait, dès la fin des années soixante, le problème de son rapport à la citoyenneté du pays d’accueil, le refus des droits civiques par les gouvernements débouche sur le choix entre une fantasmatique expulsion en masse (qui n’est ni politiquement ni économiquement réaliste) et la cristallisation des ghettos ou bantoustans de « l’exclusion interne ».
Comme le début de la crise, l’installation du chômage et de la précarité bloque l’élan d’une éventuelle intégration de classe, cette marginalisation communautaire favorise toutes les formes possibles de repli identitaire, y compris les formes religieuses.
Sami Naïr considère que s’ouvre alors, après celle de la reconnaissance des droits sociaux élémentaires et celle où se pose clairement le droit à la participation politico-civile au moins sur le plan local, une troisième phase qui soulève directement « la question nationale-culturelle ». Cette troisième phase « place clairement la gauche devant un dilemme complexe : ou reconnaître la spécificité d’une catégorie de citoyens extérieurs à la nationalité et que l’octroi du droit de vote doit légitimer, ou chercher au contraire à pousser l’intégration de facto jusqu’à l’assimilation par la naturalisation dans la nationalité française. La gauche en fait réagit de manière tout à fait incohérente à cette mise en demeure : elle s’accroche d’abord à l’idée de la citoyenneté non nationale mais sans la sanctionner par le droit de vote ; elle reprend à son compte l’idée de la différence culturelle immigrée par rapport à la culture dominante, ce qui est cohérent avec d’autres revendications culturelles différentialistes qu’elle a héritées des luttes des années soixante-dix… »
Parallèlement, l’anomie sociale et le trouble identitaire lié à l’avancée dans l’Europe stimulent la résurgence d’un noyau ethno-confessionnel français. Ainsi, la poussée de l’extrême droite se nourrit sans doute du chômage et de l’exclusion, propage et tire parti d’un racisme sécuritaire, mais son essor n’est réductible à aucun de ces éléments. Il tient à leur articulation politique spécifique face à la soudaine incertitude qui frappe l’idée même de nation.
Deux conceptions du nationalisme se mobilisent alors, constate Naïr : l’une raciste, l’autre démocratique et républicaine. La première se proclame patriote non au sens du territoire, mais de l’ethnie (du sang). La seconde, définissant la nation par le territoire et la communauté de destin, professe un antiracisme enraciné dans l’humanisme abstrait des Lumières. Mais le « problème de fond aujourd’hui réside en fait en ceci : la représentation de la Nation ne correspond plus à la réalité du peuple de France ».
En effet.
D’où l’emballement de ce que Naïr dénonce comme « la rhétorique de la ségrégation », où l’on fabrique ce que l’on dénonce. Il réfute patiemment, méthodiquement, argument contre argument, les lieux communs du discours ségrégationniste.
L’argument économique (l’immigration crée le chômage, les immigrés sont une charge…) en remontant aux lois du marché mondial du travail, à la manière dont elles font de l’immigration une force de travail nue. L’argument ethno-culturel qui insiste sur l’incompatibilité de la culture islamique avec la culture européenne. L’argument historico-national selon lequel le contentieux colonial rendrait particulièrement difficile l’intégration des Maghrébins, en rappelant les effets du rapport colonial et néocolonial. L’argument juridique enfin qui pousse petit à petit dans le sens de l’abolition du droit du sol.
Ce passage du livre de Sami Naïr (pages 140-153) est particulièrement efficace. Il examine d’un œil vigilant les documents de la Commission de la nationalité et montre comment, sous couvert d’un apparent bon sens, les projets liant l’obtention de la nationalité à une démarche volontaire ne peuvent à la fois qu’entretenir le trouble identitaire des jeunes et introduire un rapport artificiel et instrumental à la notion de nation.
Enfin, Sami Naïr a le mérite de poser franchement et de donner toute sa place à la dimension historique et culturelle souvent cachée du discours qui fait de l’immigré et de l’immigré arabe en particulier « l’ennemi intime » privilégié : « Parce que l’Islam, au-delà des nuances, tend à occuper dans la rhétorique de la compétition politique en France le rôle qu’y jouait il y a peu de temps encore le communisme. C’est là un point fondamental : dans le refus de l’immigré musulman s’exprime tout à la fois le rejet de la religion islamique, la crainte de l’ouvrier socialement dévalorisé, le spectre de la tiers-mondisation d’une partie de la société française. » Dans cette perception, l’Islam représente la confusion par excellence du religieux et du politique.
Mais l’Islam n’est pas incompatible avec la modernisation et la laïcité de l’État. Apportant des éléments et éclairages utiles au débat sur ce point, Naïr rappelle notamment que la « laïcisation bloquée des sociétés maghrébines » ne tient pas à la nature de l’Islam mais aux effets de la colonisation, face auxquels la religion est devenue le lieu d’une « identité refuge ». Il ajoute que cette « identité islamique négative » perdurera aussi longtemps que le pays d’accueil ne saura pas reconnaître l’Islam comme religion légitime.
Une telle reconnaissance cependant suppose le déblocage du modèle républicain d’intégration et un renouveau du principe laïque, dont Naïr a pourtant lucidement analysé les causes d’épuisement.
Sommes-nous donc condamnés à tourner en rond, entre les bonnes intentions sans lendemain et la logique infernale de la realpolitique ? Dans sa partie conclusive, la démonstration jusque-là percutante de Naïr semble trébucher. Elle débouche en effet sur l’opposition entre deux modèles d’intégration (l’un démocrate, l’autre républicain) dont les polémiques à propos du foulard avaient constitué hier les travaux pratiques. Naïr est infiniment plus prudent et nuancé. Mais il ne parvient pas à sortir de cette problématique ambiguë.
Dans la perspective d’un « nouveau pacte républicain », il faudrait d’abord remédier à la « crise de citoyenneté », résultant du dédoublement entre individu et consommateur et du primat de l’individualisme sur le lien social. Mais comment rétablir le lien social quotidiennement défait par le chômage, la précarité, la concurrence de tous contre tous ? Curieusement, alors que Naïr a fort justement exposé le rôle de la mutation de classe dans le malaise dont l’immigration n’est jamais qu’un révélateur, ce facteur n’apparaît plus lorsqu’il s’agit d’envisager, si prudemment que ce soit, des solutions.
La question n’est évidemment pas simple : comment reconstituer des pratiques, des formes de sociabilité, des solidarités actives, indépendamment de nouvelles expériences fondatrices, de luttes probables, de formes de représentation syndicales et politiques à redéfinir ? Sans doute ces questions n’ont-elles pas de réponses immédiates en termes de mode d’emploi. Mais ne vaut-il pas mieux les prendre à bras-le-corps et leur donner toute leur importance, plutôt que de s’arrêter à l’idée un peu statique selon laquelle les couches dites moyennes seraient devenues quantitativement les « couches centrales » de nos sociétés et deviendraient les gardiennes inquiètes de l’identité nationale tandis que la société se cosmopolitise par le bas (le prolétariat) et par le haut (les multinationales).
Or, ces couches, nous dit Naïr en reprenant l’opposition élégante mais un peu formelle exposée par Régis Debray, sont plus démocrates que républicaines, plus particularistes qu’universalistes.
Sensibles au discours contractuel et au modèle marchand, au lien juridique plutôt qu’au lien social, elles sont particulièrement perméable au discours différentialiste sur l’immigration (dans ses versions – permutables – de gauche de bonne volonté et de droite extrême) et à la disjonction entre nationalité et citoyenneté. La culture républicaine mettrait au contraire l’accent sur le rôle de l’État et de l’école, sur le primat du social par rapport au privé, sur la Nation comme communauté de destin (et non comme pacte de loyauté marchande). Il en résulterait une approche de l’immigration rejetant la distinction entre citoyenneté et nationalité, veillant à la prééminence du droit du sol et associant les critères de territoire, de filiation de naturalisation.
Cette démarche pose cependant plus de problèmes qu’elle n’en résout.
Certes, elle prend le parti de l’intégration.
Mais s’intégrer à quoi et comment ?
La question renvoie inéluctablement à celle de la nation et de la République. Naïr en est parfaitement conscient qui revendique une « reproblématisation nécessaire du concept de nation ». Oui, mais dans quel sens ? Il rejette une conception purement contractuelle (marchande et instrumentale) de la nation. Mais alors comment éviter les dérapages organicistes sur la communauté de destin. Si la forme même de l’État-nation est en crise, la tentative de lui donner un nouveau souffle ne risque-t-elle pas de chuter, quelles que soient les intentions, dans une politique de fait nationaliste et réactive. Le refus de l’Europe libérale et de ses conséquences sociales est parfaitement fondé. Mais dès qu’il s’énonce, non plus d’un point de vue de classe, mais d’un point de vue d’identité et de souveraineté nationale, les dérapages du « produisons français », des quotas et des cités de transit ne sont pas très loin.
Il en va de même des idéaux républicains. Ils ne constituent pas un modèle et ne sauraient se réduire à un cours d’instruction civique. Donner un nouvel élan à la République inachevée, c’est lui donner un nouvel horizon, retrouver des forces sociales motrices sans lesquelles il ne s’agit plus que d’une forme vide. Sans mouvement social de laïcisation effective, la laïcité devient une affaire disciplinaire de censeurs et de proviseurs. S’intégrer ? Mais on ne s’intègre pas au code civil, au modèle républicain, à une histoire qui n’est pas la sienne. On s’intègre à une communauté nationale par la médiation de la solidarité sociale, et à une histoire que l’on fait dans la chaleur de grands événements fondateurs.
À la recherche d’un « objet France » et d’une idée de Nation difficilement trouvables, Naïr le sent bien : « Autrement dit, la question de l’intégration dépend de la possibilité pour la société d’accueil, d’offrir aux couches marginalisées plus qu’un supplément d’âme idéologique, c’est-à-dire en fait un vrai projet de bien commun, qui fasse accéder à la communauté de destin et entraîne cette affectio societatis sans lequel il n’y a pas d’identité ni de solidarité nationale. »
Il répond que la « citoyenneté redynamisera la Nation ». Par quel miracle l’une trouverait l’énergie que l’autre n’a plus. Quelle citoyenneté ? Nationale ? Mais la Nation est justement en crise « parce qu’il y a sénescence de la citoyenneté ». Il répond qu’il faut solidifier et moderniser le contrat laïc, mais l’élan laïque n’était pas séparable d’un nouveau principe national vivant et dynamique. Enfin, les perspectives tracées s’enferment bizarrement dans un huis clos national improbable où le rapport Nord-Sud est à juste titre présent, mais où l’horizon européen s’est effacé :
« 1. Il convient de recentrer la question de l’identité française sur les transformations en profondeur que subit le système social global et donc de relativiser les problèmes d’immigration.
» 2. Faire de l’intégration des couches marginalisées une question de droit commun et non de réglementations extraordinaires.
» 3. Définir clairement les règles égalitaires de représentation confessionnelles dans l’espace laïc français, dans le respect démocratique de la majorité.
» 4. Reproblématiser la représentation de la Nation, en s’attaquant aux archaïsmes du noyau dur ethno-confessionnel et en banalisant la diversité d’origine comme élément de l’appartenance commune. »
Un livre riche et brillant où la dissymétrie de la critique et des propositions met en lumière la difficulté à changer d’échelle et de paradigme. Les solutions nationales sont déjà une impasse les solutions à une autre échelle sont encore flottantes.
Daniel Bensaïd, Archives personnelles, 1992