Généralement encline à épargner les industriels, la FNSEA a surpris en appelant ses adhérents à bloquer le rond point conduisant au siège social de Lactalis à Laval (Mayenne). Echaudée par le précédent de la mobilisation des éleveurs de porcs qui avait échappé à son contrôle, la direction du syndicat craignait la concurrence de la Confédération Paysanne et de la Coordination Rurale, bien implantées dans le grand ouest. Mais une fois de plus, après une démonstration de force limitée qui aura duré une semaine, la FNSEA a sifflé la fin de la partie en levant le siège le vendredi 26 août au soir sans que rien de tangible n’ait été obtenu lors des négociations. Les déclarations de la vice-présidente du syndicat « La stratégie, on la rebâtit demain. On ne va pas capituler, on ne lâchera pas » ne peuvent cacher cette capitulation. Comme il est improbable que l’injonction de la justice exigeant que soit libéré au moins un accès au site ait suffit à effrayer les manifestants, le plus probable est que Xavier Beulin et son équipe ont commencé à négocier en coulisse avec les pouvoirs publics, comme ils l’avaient fait lors de la crise porcine en abandonnant la question centrale du prix payé aux producteurs - Le Foll a déjà déclaré ne rien pouvoir faire dans ce sens - contre des promesses d’aides. Les actions prévues dans les grandes surfaces n’ont qu’un objectif de pression, mais elles susciteront la sympathie des consommateurs et la FNSEA peut être débordée par sa base.
L’effondrement du prix du lait
La France compte 67.400 exploitations laitières livrant du lait de vache, la plupart spécialisées, avec 150.000 actifs agricoles [1]. La filière laitière emploie en outre 55.000 salariés dans les différentes industries de transformation. Le solde positif des exportations de produits laitiers (16% du chiffre d’affaires des entreprises) atteint 3 milliards : avec le vin et les céréales, le lait est le produit phare du commerce extérieur agricole. C’est dire l’importance économique et sociale du secteur.
301 € la tonne de lait en décembre 2015, 290 € en janvier 2016 et un prix moyen qui continue de baisser depuis, d’où la colère des producteurs mis au bord de la faillite : ils ne couvrent pas leurs coûts de production qui sont de l’ordre de 350 €, ne peuvent plus faire face à la charge des intérêts des emprunts et certains n’ont plus de couverture sociale faute de pouvoir payer leurs cotisations à la MSA. Et il ne s’agit pas d’une crise conjoncturelle : la surproduction laitière, en regard de la demande solvable [2], est un phénomène planétaire.
La baisse des prix fait bien sûr l’affaire des industriels transformateurs qui ont besoin de lait à bon marché pour diminuer leurs propres coûts de production et affronter leurs concurrents sur le marché mondial. Le premier groupe agroalimentaire de la planète est Nestlé et on retrouve deux entreprises françaises parmi les 15 leaders, Danone et Lactalis. Ce dernier groupe, cible des manifestants, est le plus important si on ne retient que l’activité laitière. Multinationale familiale (elle appartient à la dynastie Besnier) Lactalis, qui collecte 20% de la production française et compte des filiales dans 70 pays, profite de sa position dominante en payant le lait 30 € de moins que les autres entreprises. Lors des « négociations » son PDG acceptait une rallonge de 15 €, logiquement refusée par les producteurs.
Le bilan mitigé des quotas laitiers
La suppression des quotas laitiers qui adaptaient un peu l’offre à la demande a provoqué une hausse de la production dans la plupart des pays européens, hausse suffisante pour que les acheteurs puissent jouer de la concurrence entre producteurs. Le lait ne se stocke pas en l’état, il faut vendre ou perdre le produit. Quel but poursuivait la Commission Européenne en supprimant les quotas (avec l’aval des Etats concernés), au-delà de la satisfaction des industriels ? L’idée dominante était que la demande mondiale connaissait une expansion rapide et que l’Europe pouvait accroître ses parts de marché en cessant d’autolimiter sa production. L’embargo russe, la baisse des importations de la Chine mais aussi celle des pays affectés par la chute de leurs recettes pétrolières ont mis en échec cette stratégie. Si on ajoute que les pays importateurs s’efforcent d’atteindre l’autosuffisante cela questionne – et pas seulement pour le lait – les politiques agricoles reposant sur l’exportation.
Il ne s’agit pas pour autant de mythifier les quotas laitiers comme le fait la gauche réformiste. Leur mise en place en 1984 ne visait pas à préserver les producteurs des ravages de la mondialisation capitaliste. Le ministre de l’agriculture de l’époque était Michel Rocard, et celui des finances Jacques Delors qui devint un an plus tard président de la Commission européenne, deux antilibéraux bien connus…
Plus prosaïquement l’objectif était de réduire les dépenses induites par la production excédentaire de lait [3], le budget agricole communautaire supportant d’énormes frais de transformation et de stockage (poudre de lait, beurre congelé) et des subventions à l’exportation couvrant la différence entre les prix communautaires et ceux du marché mondial. Les dispositifs de protection aux frontières et d’intervention garantissant les prix ne furent pas immédiatement supprimés mais de fait allégés.
Mais ce n’était pas tout. La mise en place des quotas s’est accompagnée d’une restructuration de la filière qui a pris, notamment en France, l’allure d’un véritable « plan social » éliminant les producteurs les moins performants au moyen d’une prime à la cessation d’activité laitière. Il fallait concentrer la production sur des exploitations « viables », à caractère familial, privilégiant les jeunes actifs jugés les plus aptes à s’adapter et à se moderniser. C’est d’ailleurs cette génération qui a connu les charmes du surendettement. En fait cette restructuration se situait dans la droite ligne de la « politique des structures » et des lois Pisani de 1962-1964, dites comme il se doit de modernisation agricole [4]. Dans la logique aussi des préconisations présentées en 1968 par le commissaire à l’agriculture, Sicco Mansholt [5], qui voulait encourager 5 millions d’agriculteurs européens « non viables » à abandonner la production. Reprises en France dans un rapport de Georges Vedel, ces propositions provoquèrent de violentes manifestations.
Si on fait le bilan on constate que les objectifs de 1984 ont été en partie atteints concernant les prix, même si la stabilité du revenu des producteurs liée à la maîtrise des volumes a subi quelques à-coups quant l’Organisation mondiale du commerce a imposé la suppression progressive des protections douanières et de l’intervention. Cela prouve l’insuffisance de la « régulation » dans l’univers capitaliste mondialisé [6]. En revanche le succès est total quant à la concentration des exploitations ; voulue dès l’origine elle s’est poursuivie pendant toute la période des quotas laitiers, montrant que ces derniers n’étaient pas la panacée. En gros on a maintenu les prix, pas les paysans. La crise laitière de 2009, consécutive à la suppression totale des dispositifs de protection, a été surmontée au prix de la déprise de la production laitière dans plusieurs régions, en France dans le sud-ouest. Et les producteurs qui ont survécu en s’agrandissant et en obtempérant à l’injonction de la « modernisation » ont subi la détérioration de leurs conditions de travail, les avantages de la mécanisation étant compensés par le poids de l’augmentation du cheptel [7], ainsi que le stress du surendettement dont les suicides sont la manifestation la plus criante.
Une politique agricole ouvertement capitaliste
Les pyromanes se font pompiers, la Commission veut rétablir en toute hâte une maitrise de la production, mais tous les gouvernements ne l’entendent pas de cette oreille. Ceux qui, comme l’Irlande, ont le plus joué la carte de l’augmentation, ne veulent pas revenir à la situation antérieure. C’est une nouvelle expression de la crise de la politique agricole commune de l’Europe capitaliste, à la première alerte chaque gouvernement joue sa propre carte. Au plan français on peut faire confiance à la FNSEA pour négocier, comme lors de la crise porcine, un saupoudrage d’aides et de subventions diverses qui permettront pour un temps d’éviter la noyade complète, sans rien régler [8]. Il reste à savoir si les producteurs seront dupes où si la FNSEA paiera cette fois-ci le prix de sa capitulation, du renvoi à la maison des éleveurs prêts à en découdre avec Lactalis et ses émules.
Le modèle des industriels, du gouvernement et de la FNSEA (dirigée par l’industriel Xavier Beulin) c’est la « ferme des mille vaches ». Produire à moindre coût suppose d’aller au-delà du simple agrandissement et de la concentration des exploitations familiales, ne serait-ce que parce que les investissements exigés par l’élevage industriel deviennent inaccessibles à des agriculteurs déjà surendettés, qu’il faut trouver des capitaux en dehors du monde paysan. Ce dernier est voué au même sort que les petits commerces familiaux écrasés par les grandes surfaces. Le projet de « ferme des mille vaches » n’a de ce fait rien à voir avec une association de producteurs même « productivistes », c’est un projet d’investisseurs qui veulent monter une usine à lait employant des salariés comme toutes les entreprises et engranger des profits, se servir des dividendes [9].
Il ne faut pas être dupe des discours du ministre de l’agriculture, qui est également celui de l’agroalimentaire. Belles paroles sur le bio, sur l’agriculture durable, mais le maître mot reste la compétitivité, donc la réduction des coûts de production au détriment des agriculteurs et des salariés pour gagner des parts de marché dans un monde où la concurrence est féroce. Concentration des exploitations, concentration des entreprises en aval comme en amont, y compris les coopératives qui fonctionnent aujourd’hui comme les groupes privés. Il faut grossir pour être performant et espérer survivre. Si on accepte ce raisonnement, on s’oriente forcément vers des usines à bouffe, avec les conséquences logiques sur la santé, l’environnement et la maltraitance des animaux ; d’où la simplification des procédures d’agrément des installations et l’oreille bienveillante du ministre pour ceux qui dénoncent les « contraintes environnementales » et les « charges sociales ». Cela n’est pas incompatible avec le maintien, voire la protection, d’îlots d’agriculture paysanne sur quelques marchés de niche [10].
Pour sortir des crises, exproprions les exploiteurs !
Toute politique agricole visant à préserver les travailleurs de la terre suppose évidemment des formes de « régulation » pour limiter les excédents et lisser les variations de la production, pour partie liées aux aléas climatiques. Mais une régulation efficace et des prix garantissant aux agriculteurs un niveau de vie et des conditions de travail équivalents à ceux des salariés [11] sont incompatibles avec le système capitaliste, productiviste par essence, exploitant les travailleurs des villes et ceux des champs. L’actuelle crise laitière qui, après la crise porcine, voit les producteurs se confronter à un géant de l’industrie agroalimentaire doit permettre aux marxistes révolutionnaires d’expliquer la situation et d’avancer leur programme.
Bien sûr il faut des réponses immédiates à la détresse des agriculteurs. Avancer la nécessité de produire autrement est indispensable, mais pour que ce discours soit audible il faut que le monde paysan comprenne que nous jouons dans le même camp que lui. Les aides publiques sont indispensables, encore faut-il qu’elles ne retombent pas dans la poche des industriels bien satisfaits de voir les contribuables leur éviter de devoir « payer le vrai prix » [12]. Les aides doivent être versées en fonction du nombre d’actifs agricoles, pas de têtes de vache ou de litres de lait. Le surendettement qui étrangle les agriculteurs doit être remis en cause, jusqu’à l’annulation des dettes, annulation partielle voire totale quand il apparaît que les banquiers se sont gavés.
Exproprier, socialiser les groupes industriels type Lactalis sous la gestion des agriculteurs et des salariés, avec un contrôle de la population « consommatrice », socialiser la grande distribution apparait au vue de cette nouvelle crise comme un préalable incontournable à l’indispensable réorientation de l’agriculture. Ceux qui font aujourd’hui le choix de « produire autrement » n’échappent pas aux lois du marché [13]. Il ne s’agit pas d’exproprier les fermes, c’est aux agriculteurs qu’il reviendra de choisir entre des formes de travail collectives dans des structures associatives et le maintien de leur statut d’exploitant individuel, avec la garantie de pouvoir vivre de leur travail [14]. Mettons fin à la propriété privée des grands moyens de production et d’échange, virons ceux qui nous exploitent, nous empoisonnent et bousillent l’environnement !
Gérard Florenson