Le débat actuel sur le travail sexuel parmi les féministes a davantage tendance à échauffer les esprits qu’à les éclairer. Les accusations de mauvaise foi fusent des deux côtés, les résultats de recherches sont mobilisés pour affaiblir la position adverse, même lorsque la validité de la recherche elle-même est limitée par ses méthodes et ses champs d’application. Les prises de position des travailleuses du sexe se voient accusées de chaque côté d’être naïves ou manipulées, selon la position respective que leur parole semble renforcer. Les féministes qui entendent défendre le droit des travailleuses du sexe à vendre des services sexuels affirment qu’un tel travail n’est pas si différent de la plupart des autres métiers de service fortement genrés. J’apprécie ce déplacement thématique de la prostitution : d’une « question de société » abordée sous un angle spectaculaire et sensationnaliste vers celui du travail de tous les jours [1]. Cependant, en justifiant ce déplacement, ses partisans tendent à minimiser les aspects particulièrement risqués et dangereux de ce travail. Ils ignorent aussi, ou rejettent, les arguments féministes qui théorisent la prostitution comme une expression extrême de sexisme. Dans le camp d’en face, les féministes qui défendent l’idée que la vente de services sexuels est intrinsèquement nocive et devrait être « abolie » minimisent les outils de résistance et de survie des prostituées qui ne considèrent pas leur travail comme exceptionnellement difficile ou dangereux, ou qui retirent de la fierté de leur capacité à négocier ces risques avec succès.
Au cours de la dernière décennie, ce débat a été largement associé aux démarches pour légiférer sur le travail du sexe à partir d’objectifs féministes. D’un côté du débat, il y a les féministes qui soutiennent le modèle nordique, où la loi criminalise les acheteurs mais pas les vendeurs de services sexuels, interdit à toute « tierce partie » d’en tirer profit, et approuve l’extension des lois contre la traite sexuelle. De l’autre côté du débat, on trouve les féministes qui appellent à la décriminalisation (et à la régulation) du travail du sexe et qui pensent que les lois contre la traite sexuelle sont trop vastes, et qu’elles pénalisent plutôt qu’elles ne protègent les femmes migrantes qui exercent un travail sexuel.
Quand on s’engage dans une bataille politique, des pressions immenses mènent à simplifier à l’extrême les termes du débat. Je ne veux pas prendre une position « en retrait » comme si je me tenais au-dessus de la mêlée. Pour autant, je pense que cela ne rend pas service au féminisme lorsque chaque partie de ce débat approche un sujet aussi varié (notamment en tant que phénomène mondial), complexe, et difficile à étudier (en raison de sa nature clandestine) que la prostitution avec des certitudes aussi peu étayées. Je pense également que c’est une erreur de poser en des termes aussi simplistes la question de savoir si le travail du sexe est ou bien oppressif ou bien porteur d’autonomie (empowering).
Quand on se penche sur les discussions, on se trouve tiraillée entre des descriptions très contradictoires de la prostitution, qui toutes semblent exactes. Il y a un vaste éventail de situations au sein des activités consistant à vendre des services sexuels et de grandes différences dans l’expérience des travailleuses du sexe, selon les lieux, les organisations, et les conditions dans lesquelles elles travaillent. Il s’agit également d’un commerce stratifié selon des hiérarchies de race et de classe. Les femmes non blanches sont sur-représentées dans le travail de rue, font des clients dans des voitures ou des chambres d’hôtels ; les travailleuses du sexe migrantes d’Europe de l’Est exercent dans des bordels, ou des clubs en Europe de l’Ouest tandis que les Philippines vont au Japon et les adolescentes d’Inde rurale font l’objet de traite vers des bordels de Calcutta. Certaines femmes migrantes qui ne sont pas directement contraintes à se prostituer s’appuient sur des réseaux à la fois légaux et clandestins pour voyager, et subissent une fois en activité des degrés variés d’exploitation et de coercition, du surmenage et des vols de salaires à une condition de quasi-esclavage. J’essaie de prendre en compte cette variété, mais de manière limitée, en raison des contraintes d’espace. J’ai toujours été une « constructiviste sociale » lorsqu’il s’agit de comprendre la sexualité, et je suis donc généralement mal à l’aise avec les affirmations universelles sur la manière dont les femmes ressentent leur corps et leur être sexuels. Cependant, je me demande si, étant donné les conditions dans lesquelles la plupart des prostituées travaillent, c’est-à-dire dans un contexte de stigmatisation, d’exploitation économique et de criminalisation, la vente de services sexuels ne présente pas de sérieux risques pour la santé physique et mentale – des risques qui sont plus élevés que dans la plupart des métiers de service féminisés (qui ne sont certainement pas sans risque).
En tant que féministe révolutionnaire, je suis opposée à l’intrusion croissante de la marchandisation dans tous les aspects de l’expérience humaine, dont les relations sexuelles. Cependant, je comprends aussi le danger pour les féministes de se fonder sur les dualismes catégoriels – privé/public, famille/marché, le naturel/construit socialement – qui ont été fondamentaux dans les constructions patriarcales de la féminité et de l’oppression des femmes.
Je suis interpellée par l’argument féministe selon lequel il y a quelque chose d’intrinsèquement sexiste dans le désir et la capacité des hommes à acheter des faveurs sexuelles – que ce soit un rendez-vous haut de gamme avec une escort ou une fellation rapide dans une voiture en stationnement. Cependant, je m’efforce également de trouver une manière d’utiliser cette critique du point de vue de politiques publiques ou sociales qui ne reproduisent pas la stigmatisation des personnes qui vendent des services sexuels.
Pour résumer, je suis en fin de compte favorable à une décriminalisation du secteur des services sexuels dans la mesure où cette mesure est celle qui favorise davantage l’auto-organisation des travailleuses elles-mêmes. Mais la décriminalisation (ou n’importe quel autre régime légal) est très limitée dans ce qu’elle peut accomplir, puisqu’elle ne touche pas aux forces qui créent la demande et l’offre de travail dans ce secteur. La prostitution contemporaine est liée au capitalisme néolibéral mondial et aux constructions sociales, culturelles, et politiques patriarcale qui y sont imbriquées. Dès lors, il est important que les féministes qui s’intéressent aux prostituées rejoignent les luttes des femmes qui, dans le monde, se battent pour des réformes agraires, pour des changements dans le droit de la famille, pour les droits des travailleur-se-s, pour la fin de l’austérité, pour augmenter leur salaire, pour gagner la reconnaissance de la valeur du travail de care, pour mettre fin à la pauvreté.
La prostitution est-elle un service comme un autre [2] ?
L’affirmation selon laquelle la prostitution est particulièrement difficile et dangereuse est fondée sur trois principes. Premièrement, bien que nombre de services exigent des travailleurs d’utiliser leur corps, leurs émotions, ou les deux, pour satisfaire les besoins des clients (ou patients, ou enfants, ou personnes âgées) la prostitution implique un niveau d’intrusion corporelle par le client qui serait exceptionnellement et intrinsèquement nocive. Deuxièmement, les travailleur-se-s subiraient des niveaux élevés de violence, des dommages considérables sur leur santé, et un traumatisme émotionnel. Troisièmement, précisément parce que c’est un travail si terrible, personne ne choisirait volontairement de l’exercer. Le corollaire étant que les prostituées seraient presque toujours forcées (ou piégées ou dévoyées) dans ce travail, et y seraient enfermées par d’autres [3]. Recueillir des preuves crédibles pour soutenir ou réfuter de telles affirmations est d’autant plus difficile qu’une grande partie de ce travail est clandestin. Certaines, probablement pas un nombre insignifiant de prostituées, travaillent dans des conditions semblables à de l’esclavage et sont particulièrement difficiles à trouver ou à étudier. Les prostituées qui sont prêtes à être interviewées sont probablement celles qui sont le moins effrayées de parler avec un-e chercheur-se. Les informateurs « bien informés » (par exemple la police, les travailleurs sociaux et médicaux, les travailleuses du sexe) ont souvent leur propre agenda et des informations très partielles, menant à des estimations très différentes sur toute question liée au travail du sexe [4]. Alors que je ne vois aucune raison de nier le fait que vendre des services sexuels expose les travailleuses à des risques de violence physique, de dommages sur leur santé, et de détresse émotionnelle, bien supérieurs aux risques encourus dans la plupart des métiers de services féminisés, je pense que les conditions dans lesquelles le travail est effectué peuvent soit augmenter soit diminuer ces risques.
Contrainte ou choix ?
Toutes les parties prenantes de ce débat sont d’accord pour dire que la contrainte (par des proxénètes, des propriétaires de bordel, des trafiquants) est mauvaise, et soutiennent son interdiction [5]. Les différences résident dans la question du choix. Certaines prostituées n’ont pas de réelle alternative en raison d’une addiction à la drogue, de leur âge, des discriminations importantes dans les secteurs économiques légaux (par exemple, les personnes transgenres). Mais pour beaucoup, les bénéfices de la prostitution l’emportent sur ses risques, étant donné les choix très limités qui leurs sont accessibles sur les marchés genrés du travail capitaliste. Ce n’est pas en premier lieu la contrainte dramatique ou la séduction et l’emprisonnement, mais la contrainte banale du marché, qui conduit les femmes dans ce travail – un travail qui paie souvent plus, et dont les horaires sont plus flexibles que les autres métiers accessibles [6].
Celles et ceux qui affirment que la prostitution est un travail répondent généralement que nous nous demandons rarement si une femme « choisit » réellement d’être serveuse ou aide-soignante. Pourquoi le faire pour les prostituées ? Je reprends à mon compte cet argument. Cependant, je demanderais alors si faire une fellation n’est vraiment pas différent de servir une part de tarte, ou changer des couches dans un centre de soins infirmiers. C’est vers cette question que je vais à présent me tourner.
Des risques de santé émotionnelle
Il est difficile, mais nécessaire, de reconnaître que dans cette discussion, nos sentiments sur la sexualité, l’intimité et les corps, sont complexes et construits culturellement. Les significations données au frontières corporelles et aux échanges sexuels varient au sein des cultures humaines. Dans les espaces sociaux auxquels appartiennent la plupart des protagonistes du débat féministe (et dans la plupart des sociétés contemporaines) nos frontières corporelles sont construites comme étant un lieu inviolable de la personnalité.
De plus, les parties du corps les plus étroitement associées à l’excitation sexuelle sont centrales au sens psychologique du soi privé. De nombreuses travailleuses des services ont des contacts intimes avec les corps d’autres personnes et avec les aspects « sales » de leur vie. Cependant, leurs propres frontières corporelles restent généralement intactes. Ce n’est pas le cas dans la prostitution. Là, les parties « intimes » sont utilisées au service du plaisir de quelqu’un d’autre, et pas du sien. Cela pose de réels risques psychologiques – d’aliénation de ses propres désirs, de dissociation de son corps, d’affaiblissement des sensations, de dépressions, etc. Les prostituées utilisent un ensemble de stratégies pour se protéger de ces risques émotionnels. L’une d’elles est de redéfinir les parties du corps et activités sexuelles qui sont « gardées » pour soi-même et ses partenaires intimes, et celles qui sont utilisées pour le travail – par exemple, ne pas autoriser le baiser ou le sexe oral à un client. Dans plusieurs études, les préservatifs apparaissaient comme des marqueurs de frontière entre le sexe au travail et le sexe pour le plaisir, lorsque les prostituées insistent sur le préservatif avec les clients mais pas avec leurs partenaires intimes [7].
Dans une large part de la prostitution, une travailleuse doit faire plus que de rendre son corps disponible. Melissa Gira Grant affirme que le travail du sexe est une performance [8]. Mais quels fantasmes genrés sont donc « performés » et que risquent les femmes lorsqu’elles les performent ?
La vente de services sexuels repose sur la simulation du désir. J’étendrai ici l’analyse de Susan Bordo sur les femmes dans la pornographie, à la prostitution.
« Dans la pornographie les femmes sont des sujets, mais des sujets dont l’agentivité (agency) s’exprime seulement en tant que désir de plaire au spectateur masculin imaginé par les producteurs […] Il y a un esprit à l’intérieur du corps féminin pornographique, mais il n’exprime qu’une série limitée de désirs non-menaçants, et c’est donc en tant qu’être tronqué qu’il existe » [9].
Le fantasme central simulé dans la prostitution exprime l’inévitable narcissisme masculin des récits sexuels culturellement autorisés. Les hommes qui achètent des services sexuels sont généralement similaires aux hommes qui n’en achètent pas – ils ne sont pas nécessairement plus pauvres, moins attirants, moins confiants sexuellement, célibataires, bien que certains le soient [10]. En achetant des services sexuels, ils expriment des constructions patriarcales plus vastes de la sexualité, qui affirment le droit masculin à obtenir des femmes une satisfaction ou du plaisir sexuels et la confirmation par les femmes de leur puissance masculine [11].
En dehors des actes les plus limités, la simulation du plaisir est centrale dans la prostitution. Plusieurs études sur la prostitution comme travail puisent dans les analyses d’Arlie Hochschild des métiers du service dans The Managed Heart. Hochschild affirme qu’agir en accord avec des « règles de sensibilité » fait partie des relations humaines. Nous nous baserions sur un répertoire d’expériences de sensations passées pour exprimer les émotions que nous voulons ressentir. En ce sens, nous « gérons » nos émotions [12].
Mais tout comme Marx a défendu que le travail aliéné ne dépend pas du travail en lui-même mais des rapports de pouvoir qui le contraignent, Hochschild affirme qu’une fois que les émotions deviennent dirigées par un pouvoir extérieur – par le management capitaliste – alors le travailleur est menacé de devenir étranger à lui-même. Il ne s’agit pas de mettre en opposition une sorte de Moi « essentiel » ou « authentique » au Moi qui est produit au cours du travail. Il s’agit plutôt de poser la question de savoir si la gestion de l’émotion dans certains métiers et certaines activités interfèrent avec la capacité d’un individu à gérer ses émotions dans son propre intérêt et pour ses propres fins lorsqu’il ou elle n’est pas au travail [13].
Hochschild a étudié des hôtesses de l’air non syndiquées travaillant pour une compagnie aérienne basée dans le Sud [des États-Unis]. Cela, dit-elle, lui a permis de se concentrer sur un secteur du travail où les demandes de gestion émotionnelle sont des plus importantes. Avec la diffusion du féminisme, l’industrialisation, et la syndicalisation, le rôle des hôtesses de l’air a changé. Nous ne voyons plus de publicités « Je suis Sara, envoie-moi au septième ciel » pour les compagnies aériennes. Cet type d’évolution n’est simplement pas possible dans la prostitution.
Hochschild a développé les concepts de « jeu en surface » et de « jeu en profondeur » pour distinguer les métiers qui demandent un plus ou moins grand degré d’investissement émotionnel dans la performance du travail émotionnel, le « jeu profond » produisant des formes plus destructrices d’aliénation. Comme Elizabeth Bernstein le note, dans l’arène post-industrielle de la prostitution des villes globales, les demandes de « jeu profond » augmentent lorsque les prostituées participent à l’offre d’une « authenticité limitée » – la vente d’une authentique connexion physique et émotionnelle [14]. Maintenir une attitude clinique et une distance émotionnelle au cours de la production d’une girlfriend experience a des chances de se montrer émotionnellement épuisant.
Enfin, nous devons prendre en compte les conséquences négatives du fait d’effectuer un travail fortement stigmatisé et qui est si demandeur psychologiquement. Même au-delà des inquiétudes produites par la criminalité, le stigmate social projette son ombre sur les vies professionnelles des prostituées.
Dans tous les cas, l’évaluation des risques pour la santé émotionnelle des prostituées est difficile. Il semble effectivement que les femmes engagées dans la prostitution de rue aient une santé mentale plus mauvaise que les femmes d’âge et de milieu similaire qui ne sont pas prostituées. Il est difficile de déterminer les raisons de cette différence. Certaines recherches indiquent que des facteurs de leur vie, souvent associés à leur entrée dans le travail sexuel (par exemple l’usage de drogue, des traumatismes d’enfance de diverses sortes, un âge précoce d’entrée dans la prostitution), plutôt que le travail lui-même, expliquent ces différences [15].
Les données en ce qui concerne la prostitution indoor sont plus ambiguës [16]. Une étude aux Pays-Bas, comparant des travailleuses dans des lieux légalisés indoor à des travailleuses de santé, essentiellement des infirmières, et à des personnes suivant un traitement pour burnout professionnel a révélé que sur deux ou trois critères, les infirmières et les prostituées avaient des niveaux de dommages psychologiques similaires et beaucoup moins élevés que le groupe en traitement. Les prostituées affichaient un score plus haut que les infirmières sur un critère, celui de la « dépersonnalisation » concernant les clients, qui a été associée à un burnout chez les infirmières. Ces scores plus élevés sur la « dépersonnalisation » pourraient être un ajustement sain plutôt qu’un signe de burnout [17]. Dans la perspective de Hochschild, cette prise de distance peut être une forme de jeu en surface qui protégerait contre une perte d’estime de soi plus envahissante. Cependant, « on ne trouve pas de preuve d’une corrélation entre cynisme et bonne santé, tel qu’un haut niveau d’estime de soi et de compétences personnelles et un faible niveau de stress ». La recherche conclut que la dépersonnalisation des clients peut être un mécanisme d’adaptation aux conséquences négatives d’un épuisement émotif [18]. Une petite étude sur des femmes, réalisée en Nouvelle Zélande avant la décriminalisation, avait pour conclusion que les travailleuses du sexe étaient plus susceptibles de ressentir une estime d’elles-mêmes plus basse ou des relations sociales moins « denses » que les femmes en général [19].
D’un autre côté, une étude internationale souvent citée (Melissa Farley et. al.) a montré des niveaux très élevés de TSPT [Trouble de stress post-traumatique], mesurés par un bref questionnaire. Bien que la plupart des participantes à l’étude étaient des travailleuses de rue, les niveaux de TSPT au Mexique étaient similairement élevés tant pour les travailleuses de bordels que pour les travailleuses de rue [20]. Dans sa défense de la loi suédoise, Max Waltman cite deux études, l’une basée sur des interviews avec des professionnels de santé mentale traitant d’anciennes prostituées, et une autre sur 46 anciennes prostituées en Corée (qui étaient des travailleuses indoor) qui indiquent également des hauts niveaux de TSPT chez les anciennes prostituées [21].
Risques de violences physiques/sexuelles
Les travailleuses de rue, au moins en Europe et en Amérique du Nord, sont dans une position différente de celle des travailleuses indoor. De nombreuses études montrent que les travailleuses de rue sont plus susceptibles que les travailleuses indoor d’être victimes de violence de la part de clients. Church et al constatent que dans leur échantillon de prostituées de trois villes anglaises, 50% des travailleuses de rue et 26% des travailleuses indoor ont été victimes de violence de la part d’un client durant les 6 mois précédents. Dans leur vie professionnelle entière, 47% des prostituées de rue et 14% des travailleuses indoor ont reçu une gifle, un coup de poing, ou un coup de pied , 28% des travailleuses de rue et 17% des travailleuses indoor ont été victimes de tentatives de viol vaginal, et 22% des travailleuses de rue et 2% des travailleuses indoor ont été victimes de viol vaginal [22]. Puisque les travailleuses de rue sont une minorité (10-20%), leur expérience ne peut être utilisée pour caractériser la prostitution dans son ensemble. Cependant, en considérant les niveaux de violence dont sont victimes les travailleuses indoor, il est difficile de définir un métier de service où 17% des travailleuses sont victimes de tentatives de viol dans l’exercice de leur activité. (Qu’un haut niveau de violence soit ou non une partie nécessaire de la prostitution fait l’objet de nombreux débats. Je traiterai de ceci dans la dernière section de cet article.)
Risques pour la santé physique
Après l’épidémie de SIDA, les organismes internationaux et les Etats nationaux ont renforcé les interventions pour encourager l’usage du préservatif, et il semble en effet que l’usage du préservatif dans de nombreux États, mais pas la totalité, ait considérablement réduit le taux d’infection parmi les femmes qui vendent du sexe [23]. Cependant, la capacité à utiliser un préservatif dépend du pouvoir de négociation des femmes [24]. Puisque les hommes sont prêts à payer un supplément substantiel pour du sexe sans préservatif, comme l’a montré une recherche rapportée dans The Economist, si les femmes ont besoin de cet argent, elle peuvent très bien se dire qu’elles ont peu d’autres choix que de s’y plier [25]. Certaines prostituées ont accès à des services de santé réguliers et peuvent traiter les IST et autres problèmes de santé communs dans leur travail, de sorte qu’ils ne deviennent pas de sérieuses menaces à leur santé. À travers le monde, cependant, les femmes de la classes ouvrière manquent d’accès aux services de santé, et, étant donné l’exposition plus grande des prostituées aux infections et autres maladies, ce manque nuit fortement à leur bien-être physique.
Interventions féministes
La prostitution contemporaine est intimement liée aux profondes inégalités économiques du capitalisme néolibéral mondial, à l’expansion des industries de l’hôtellerie et du tourisme, aux dynamiques de gentrification dans les villes globales, aux régimes d’austérité, aux réponses de l’État à l’endettement en encourageant à la fois le tourisme sexuel et les versements vers leur pays d’origine des femmes migrantes, etc. Elle est également liée aux constructions patriarcales de la sexualité et aux violences sexistes, plus ou moins graves, qui façonnent l’existence des femmes en tant que filles, mères, épouses et travailleuses.
Ces contextes structurels/politiques limitent ce que tout programme social ou régime légal particulier peut accomplir en ce qui concerne la prostitution. Peut-être que l’intervention la plus efficace serait de révolutionner l’économie capitaliste mondiale, par exemple en augmentant les salaires, en général et en particulier ceux des femmes, et en fournissant des logements et des soins à bon marché aux enfants, et d’autres services qui soutiennent les parents isolés, notamment parce qu’un grand nombre de prostituées a des enfants. Alors que nous luttons pour ces mesures de transformation sociale, nous sommes cependant appelées à identifier des interventions qui maximiseraient les bénéfices et minimiseraient les préjudices de ce secteur pour les travailleuses qui en font partie.
Je me concentre ici sur deux domaines d’action : 1) la fourniture de services sociaux et d’autres programmes fondées sur une démarche de non-jugement, de sorte que les travailleuses du sexe qui veulent quitter leur travail en aient l’opportunité ; 2) la régulation légale
Programmes sociaux
Farley et.al, ont étudié 854 prostituées dans 9 pays différents, montrant que 89% d’entre elles voulaient arrêter d’exercer. Il est cependant difficile de savoir ce que cela veut dire. Les prostituées dans de nombreux pays gagnent plusieurs fois ce qu’elles gagneraient dans les autres métiers qui leur sont accessibles (des métiers qui les exposent d’ailleurs souvent à la prédation sexuelle des employeurs et gérants) [26]. Il semble plutôt plausible que beaucoup veuillent quitter ce métier mais ne le feraient pas, à part pour un travail dont le revenu serait au moins équivalent et où les conditions seraient meilleures que dans les autres métiers qui leur sont alors accessibles. Les programmes anti-traite qui apprennent aux anciennes prostituées à utiliser des machines à coudre, par exemple, échouent souvent à empêcher les femmes de retourner vendre des services sexuels. Certaines travailleuses du Sud global, comme certaines du Nord global, n’ont pas le souhait de quitter leur travail [27].
Toutes les féministes devraient s’accorder sur le fait que peu importe le nombre de personnes qui veulent arrêter, il devrait y avoir des services étendus, efficaces, qui soutiennent les prostituées dans une démarche de non-jugement, instaurent un climat de confiance, et répondent à leurs besoins. Dans le monde, la prévention du VIH/SIDA a mené à l’approche de « réduction des risques » de la prostitution, telle que l’augmentation de l’usage du préservatif. Comme Farley le défend, la réduction des risques a besoin d’être étendue pour inclure des services qui aident les personnes à quitter le secteur.
Les critiques des programmes anti-traite et de sauvetage avancent qu’en ce qui concerne les programmes sociaux, il n’est pas seulement contre-productif, mais incompatible avec les valeurs féministes, de se concentrer étroitement sur la sortie du secteur. En tant que féministes, nous devrions être attentives aux relations de pouvoir entre le « fournisseur » et le « client » qui, dans l’histoire et aujourd’hui encore, ont eu cours à travers de nombreux projets gouvernementaux et non-gouvernementaux adressés aux femmes des classes ouvrières [28]. Les services devraient être fournis, que les prostituées veuillent continuer ou arrêter.
Les meilleures pratiques pour aider les prostituées à sortir du secteur impliquent : de reconnaître que la sortie n’est pas une décision ponctuelle ou un événement définitif, de fournir des logements (hébergements d’urgence, maisons de transition, et logements stables à long terme), des services pour les usagères de drogues et d’alcool, des gardes d’enfants, des conseils en orientation, et des formations professionnelles (bien que de nombreuses prostituées mentionnent que les salaires plus élevés et les horaires flexibles de leur travail actuel rendent difficile d’arrêter pour les autres métiers qui leurs sont accessibles) [29].
Interventions légales
Les régulations légales sont incroyablement complexes [30]. Bien que le débat sur la rationalité et l’efficacité des lois ne soit pas limité à la prostitution, les revendications portant sur les différents régimes légaux en fonction de leur impact sur les personnes vendant des services sexuels sont très difficiles à évaluer. Les études sur une activité clandestine sont restreintes par les personnes à qui il est possible d’accéder et ce dont elles veulent bien parler. Je ne suis pas d’accord avec ceux qui affirment que seules les « survivantes » sont libres des contraintes et sont les seules qualifiées à commenter les effets des différentes lois [31]. D’un autre côté, étant donné que l’asservissement et la coercition font partie de ce secteur, il faut tenir compte du fait que les prostituées qui participent à des recherches représentent une proportion inconnue de toutes les travailleuses [32].
En ce qui concerne la vente de services sexuels, il y a en gros trois modèles de régimes légaux (ayant un certain nombre de différences entre eux) : la criminalisation, la légalisation, la décriminalisation [33]. En évoquant les données que l’on a sur la légalisation, je me concentrerai sur les deux régimes opposés, chacun d’eux essayant de diriger une réforme légale avec des valeurs féministes : le régime légal de la Suède, souvent appelé « modèle nordique », qui criminalise tous les aspects de la prostitution sauf la vente de services sexuels par un individu, et les lois de la Nouvelle-Zélande, qui a décriminalisé tous les aspects du commerce, mais qui a aussi, contrairement à la plupart des régimes de légalisation (par exemple l’Allemagne), institué un système de régulation et d’application qui vise à améliorer les conditions de travail des prostituées.
Légalisation
Le but de la légalisation (ou réglementation) est généralement de protéger l’ordre social (par exemple réduire les éléments criminels, sortir le sexe de la rue) plutôt que les travailleuses du sexe. La légalisation peut avoir des conséquences perverses. La légalisation de certaines formes de travail sexuel, par exemple seulement les bordels licenciés, ou de certaines travailleuses du sexe, notamment celles avec des papiers et seulement celles-ci, peut produire des conditions encore pire pour les autres (par exemple celles dans les bordels non-légaux, dans la rue, ou migrantes). À titre d’exemple, dans le Queensland, en Australie, la taille des bordels légaux est limitée, et ils ne peuvent pas offrir de services d’escort (outcalls) ni servir d’alcool. La publicité est restreinte et contrôlée. En 2010, seuls 25 bordels avaient reçus une licence dans le Queensland, un État de quatre millions et demi d’habitants et à l’industrie touristique prospère. Des chercheurs ont estimé que seul 10% du commerce se tenait dans des bordels sous licence, et 75% dans le secteur des services outcall. Des individus peuvent légalement faire des outcall, mais ne peuvent pas travailler avec une autre travailleuse du sexe ou employer un réceptionniste. Elles peuvent employer un agent de sécurité agréé, et (depuis 2009) peuvent augmenter leur sécurité en prenant un contact par téléphone avec une autre personne avant et après un rendez-vous. Les propriétaires peuvent être poursuivis en tant que « tierces parties à la prostitution » lorsque deux travailleuses du sexe ou plus exercent dans le même lieu. Cela décourage les arrangements collectifs entre les prostituées, à travers lesquels elles pourraient partager leurs gains plutôt qu’être exploitées par un patron.
Parce qu’il y a très peu de bordels légaux, de nombreuses prostituées travaillent dans des bordels illégaux où elles sont plus vulnérables. Les gérants de bordels légaux n’ont pas à fournir des conditions de travail particulièrement bonnes puisque l’offre de travailleuses est très importante [34]. On ne peut déterminer clairement si les prostituées dans leur ensemble ont de meilleures ou de moins bonnes conditions de travail dans ce type de régime légalisé.
Un des arguments pour la légalisation est que si la prostitution devient un travail comme un autre, les prostituées auront accès aux mêmes avantages (par exemple, assurance santé et retraites, au moins dans l’Union européenne) que les autres salariés. Cependant, la plupart des travailleuses de bordels ne sont pas traitées comme des salariées mais comme des « contractantes » qui « louent » des chambres du bordel et paient des frais pour les divers services que le bordel fournit. Elles sont dès lors exclues des bénéfices du statut de l’emploi régulier. Ce ne devrait pas être une surprise pour celles d’entre nous qui ont suivi l’augmentation de l’emploi « irrégulier » et « précaire » dans tout les pays du Nord, où le travail est hautement contrôlé et régulé par des propriétaires/gérants d’une manière peu différente des employés normaux [35]. Il est possible que la légalisation des bordels augmente les possibilités de s’organiser. Mais il est possible aussi que le fait de donner aux propriétaires de bordels un monopole légal amoindrisse le potentiel de pouvoir collectif des prostituées. De nombreuses féministes pensent qu’il est particulièrement répréhensible de la part des propriétaires de bordels (ou proxénètes) de gagner de l’argent sur la vente de services sexuels. Qu’il soit effectivement possible ou non d’interdire cette forme d’exploitation est la question soulevée par le modèle nordique.
Pénaliser le client, le proxénète et le gérant de bordel
Le modèle nordique a eu un certain attrait pour les féministes, notamment parce qu’il pénalise l’acheteur et non le vendeur de services sexuels. Votée en 1999, la loi suédoise pénalise également le travail sexuel organisé (bordels, saunas, services d’escorts, etc.) en rendant illégal pour quiconque, sauf la prostituée elle-même, de profiter de son travail. La loi a pour objectif de diminuer la demande pour les services sexuels, d’encourager les prostituées à quitter leur travail, de leur donner du pouvoir dans leurs relations avec les clients (par exemple, signaler les violence ou menaces des clients à la police), et de limiter la traite sexuelle.
Le propos ici n’est pas d’entrer dans les détails chaudement débattus des effets de cette loi [36]. Globalement, on peut dire qu’il est impossible de déterminer si le marché des services sexuels a considérablement diminué ou non. La prostitution de rue a diminué ; cependant, le rapport du gouvernement lui-même ne pouvait pas établir avec certitude si la loi avait réduit le nombre total de femmes dans la prostitution, parce qu’il ne savait pas quelle part du commerce s’était déplacée en intérieur, avec l’aide d’internet. Il n’y avait pas d’études sérieuses des travailleuses indoor avant la loi, et il n’était donc pas possible d’en juger les effets au sein de cette population. Des estimations variées ont été mises en avant. Cependant, le rapport pouvait seulement conclure que : « globalement, cela signifie qu’il semble à peu près certain que la prostitution dans son ensemble n’a au moins pas augmenté en Suède depuis 1999 [37] ».
Une autre preuve souvent citée de l’efficacité de la loi se base sur deux études, une de 1996 et une de 2008, qui montrent que depuis le passage de la loi, le nombre d’hommes qui ont déclaré avoir « acheté du sexe » a diminué de « près de moitié » (de 13,6% à 8%) [38]. Que cela reflète une diminution réelle ou que les hommes ne veuillent plus admettre qu’ils se sont engagés dans une activité pénalisée, ou une honte croissante produite par la loi, tout cela n’est pas du tout évident. Les partisans de cette loi affirment que l’engagement de la société en faveur de l’égalité de genre est incompatible avec le fait que l’État autorise les hommes à acheter des services sexuels. Il est donc possible que la loi ait augmenté l’hostilité du monde social à l’égard des hommes qui paient pour du sexe [39].
Cependant, les opposants à la loi affirment que quels que soient ses bénéfices du point de vue du regard social ou en termes de restriction du marché, la nouvelle législation a augmenté les risques auxquels font face les prostituées. En général, la police cible les travailleuses de rue, car le contrôle du travail du sexe indoor demande du temps et de l’argent. (Une autre raison essentielle est que la prostitution de rue est plus visible.) C’est aussi le cas en Suède [40]. Bien que les travailleuses de rue ne puissent elles-mêmes être arrêtées, la présence de la police rend leur travail plus difficile. Les opposants à la loi avancent qu’elle a poussé les clients à demander plus de discrétion, à effectuer les transactions dans des zones plus isolées, donnant aux prostituées moins de temps pour évaluer les clients, les rendant encore plus vulnérables qu’avant. Il y a des données, mais pas de recherche systématique en Suède pour soutenir cet argument [41]. Cependant, une étude à Vancouver, B.C. ayant enquêté sur des travailleuses de rue à la fois avant et après que la police de Vancouver a modifié son action pour arrêter les clients plutôt que les prostituées, établit que cibler les clients n’augmentait pas les niveaux de violences. Dans les pages suivantes de l’enquête, les prostituées signalaient que la nouvelle politique entravait leur capacité à négocier avec les clients et augmentait leurs risques de refus du préservatif de leur part [42].
Les opposants à la loi avancent également que la peur des clients de contracter en public a ouvert la porte a un rôle croissant des « intermédiaires », y compris les proxénètes. Sur ce point, je n’ai pas connnaissance de données fiables sur le fait que la loi aurait fait augmenter ou diminuer le proxénétisme [43].
Les partisans de la loi avancent qu’elle augmenterait le signalement à la police des vols, agressions sexuelles et physiques commis par les clients, puisque la prostituée ne peut plus être arrêtée. Il n’y a pourtant aucune preuve que la loi ait augmenté les signalements, et ce dans tous les rapports gouvernementaux sur les effets de la loi disponibles en anglais [44]. Tout cela n’est pas surprenant. Les prostituées sont réticentes à signaler des cas de violence ou de menace, pour un ensemble de raisons, telles que leur propre usage illégal de drogue, la peur de représailles de la part des clients, la volonté de conserver leur anonymat parce qu’elles ne sont pas « out » avec leurs amis et famille, un scepticisme envers le processus légal étant donné que les affaires sont difficiles à prouver, de sorte que dès lors, porter plainte faut courir un risque d’autant plus grand qu’il est rarement suivi d’effets tangibles.
Les opposants à la loi avancent que la criminalisation des tierces parties ne diminue pas l’exploitation des prostituées et accroit leur vulnérabilité. Reconnaissant que les bordels ne sont pas nécessairement le meilleur environnement de travail, ils et elles avancent que forcer les prostituées à travailler dans la clandestinité les rend encore plus vulnérables. Et que si la loi décourage le proxénétisme, elle empêche également les prostituées de passer des accords avec des tierces parties pour leur propre protection. Par exemple, la loi criminalise une tierce partie pour gain d’un revenu si elle est payée pour assurer la sécurité d’une travailleuse du sexe. Les propriétaires qui tolèrent qu’une femme travaille dans leur appartement, ou que plusieurs femmes travaillent dans une maison qui appartient au propriétaire, peuvent être arrêtés en tant que « tierces parties ». Des prostituées ont été expulsées par leurs propriétaire pour cette raison. Tout adulte qui partage un logement avec une prostituée et partage ses revenus peut être poursuivi.
Je pense que c’est une question épineuse. Il semble absurde d’autoriser des femmes à fournir des services sexuels mais de pénaliser le propriétaire qui leur loue un appartement [45]. Et il semble en effet que, comme avec le proxénétisme, ce n’est pas toujours facile de démêler la véritable relation de pouvoir entre une prostituée et les « tierces parties » impliquées [46]. D’un autre côté, les défenseurs de la loi avancent qu’il n’y a pas de preuve que des petits amis ou maris aient été arrêtés – sauf quand ils étaient activement impliqués dans le travail des prostituées, c’est-à-dire quand ils agissaient en proxénètes [47]. Même si cela devait arriver, je pense que c’est important de faire la différence entre la loi et son application. Les problèmes d’application ne sont pas un argument déterminant contre une loi particulière. Par exemple, la politique des arrestations obligatoires lorsque la police est appelée pour un incident de violence domestique a prouvé être contre-productive. Cela implique d’agir au niveau des politiques d’application, mais ne doit pas nous mener à conclure que la loi criminalisant la violence domestique est en elle-même négative pour les femmes.
La question reste, cependant, de savoir si la criminalisation de la plupart des aspects de la vente de services sexuels est positive ou négative pour les femmes qui font ce travail. Cette préoccupation sous-tend la réforme légale de la Nouvelle-Zélande.
Décriminalisation
La Nouvelle-Zélande est allée plus loin vers la décriminalisation, en votant l’Acte de réforme de la prostitution (Prostitution Reform Act) en 2003. Dans le système néozélandais, les bordels doivent être agréés, il est illégal pour des tenanciers de bordels de forcer des travailleuses à prendre des clients qu’elles ne veulent pas, les propriétaires doivent encourager et soutenir l’usage du préservatif (le sexe oral, anal, ou vaginal sans prophylaxie est illégal), ils doivent rendre leurs locaux accessibles pour une inspection, ils ne peuvent pas embaucher quelqu’un de moins de 18 ans. Il est illégal d’inciter ou d’obliger quelqu’un à vendre des services sexuels, le proxénétisme est donc un acte criminel. Cependant, il est légal d’être une « tierce partie » c’est-à-dire de vivre des « profits » de la prostitution [48]. Le Collectif des prostituées de Nouvelle-Zélande (New Zealand Prostitutes’ Collective), qui fut très actif durant les années de longues négociations ayant mené au vote de la loi, défendirent une position contre des restrictions sévères pour les licences, par peur de créer un système à deux niveau tel que dans le Queensland.
Plus important encore, elles ont défendu, avec succès, le fait que la loi promeuve les « commerces » possédés et exploités par les prostituées elles-mêmes. Jusqu’à quatre personnes peuvent travailler ensemble depuis une résidence ou un espace loué sans avoir à demander une « licence d’exploitation » (si plus de quatre personnes travaillent ensemble, l’une d’entre elles doit demander une licence). Elles peuvent faire de la publicité sous les mêmes limitations que les bordels agréés. Elles peuvent embaucher qui elles veulent pour les aider, sans restrictions (par exemple ils n’ont pas besoin d’être des professionnels de la sécurité « agréés » comme dans le Queensland). La loi autorise également les prostituées à toucher immédiatement les prestations sociales, même si elles quittent leur travail volontairement [49].
Les opposants à la décriminalisation avancent qu’elle a augmenté la prostitution. L’étude des effets de la réforme sur la taille du marché des services sexuels à Christchurch est assez crédible. Une recherche solide d’un point de vue méthodologique a été réalisée avant et trois ans après le vote du PRA. La recherche a établi, au moins pour cette localité – la deuxième plus grande aire urbaine de Nouvelle-Zélande – une petite augmentation de 17 personnes (de 375 à 393) vendant des services sexuels [50].
Il a aussi été avancé que la légalisation et la décriminalisation augmentaient la traite. L’étude régulièrement citée qui prétend démontrer que la légalisation augmente la traite a cependant de nombreux défauts [51]. Les données mesurant les flux de traite dans différents pays ont été tirées d’une étude des Nations unies, dont les auteurs admettent qu’elle est très peu fiable, puisque les définitions de la traite varient selon les pays, de même que varie largement la crédibilité de leurs sources d’information dans ces différents pays. De plus, s’agissant d’une étude qui mesurait la traite dans son ensemble, et pas uniquement la traite sexuelle, son application pour la traite sexuelle est donc illégitime [52]. En Nouvelle-Zélande, après la réforme, il n’y a pas eu d’affaires de traite poursuivies par les services d’immigration de la Nouvelle-Zélande (qui contrôle les travailleuses « indoor »). Le comité pour une révision de la réforme de la loi conclut que la « prohibition des non-résidents travaillant dans l’industrie du sexe, couplée à l’isolement géographique de la Nouvelle-Zélande et un système légal robuste, fournit une protection contre la possibilité que la Nouvelle-Zélande soit une cible de destination de la traite des êtres humains [53] ».
Un des buts du PRA était d’améliorer les conditions de travail des prostituées. La réforme semble en effet avoir offert aux prostituées la possibilité de travailler pour leur propre compte. Là encore, en se référant à l’étude de Christchurch, on note qu’en 1999, 62% des prostituées travaillaient dans le secteur agréé alors que 10% étaient indépendantes. En 2006, les travailleuses agréées étaient en baisse, à 51%, alors que les travailleuses indépendantes atteignaient 23% [54].
En plus d’entraîner une diminution du secteur « agréé » de l’industrie, le PRA visait à améliorer les conditions des travailleuses agrées. Selon une étude, les gérants de bordel qui avaient bien traité les travailleuses avant la légalisation ont continué, mais ceux qui avaient auparavant des pratiques de gestion injustes ont également continué. Comme c’est le cas avec de nombreuses lois sur la santé et la sécurité au travail, leur application est complexe et dépend moins des régulations que de la capacité des travailleurs et des travailleuses à défier leurs patrons [55]. Par ailleurs, le fait de pointer les limites de dispositifs comme les règles de sécurité et la santé ne me semble pas un argument déterminant contre ces dispositifs en eux-mêmes. Si le pouvoir de négociation d’une travailleuse est ici décisif, il semble alors raisonnable de considérer que la pénalisation est problématique, en ce qu’elle diminue encore plus le pouvoir de négociation des travailleuses et leurs chances de réparation.
Violence et signalements
Les prostituées interrogées estimaient que depuis la loi, elles étaient plus à même de refuser des clients, et en avaient refusé plus souvent. D’un autre côté, comme les opposants à la décriminalisation l’ont pointé, alors que les prostituées disent qu’elles pouvaient signaler des violences, elle ne le faisaient pas le plus souvent, et quand elles le faisaient, étaient réticentes à faire suivre ce signalement d’une plainte. Les mêmes facteurs qui les découragent de dénoncer la violence dans d’autres pays apparaissent également opérer ici [56]. Il se peut qu’avec le temps, l’éducation des officiers de police et des changements dans les pratiques de police ouvriront un espace pour dénoncer et conduire des poursuites. D’un autre côté, le stigmate social de la prostitution est une barrière majeure à la dénonciation. Les prostituées ont peur de perdre leur anonymat et de s’exposer à leurs amis et leur famille. Peut-être qu’avec le temps, la décriminalisation diminuera le stigmate ; mais il y a de bonnes raisons de s’attendre à ce que ce ne soit pas le cas.
Le régime de Nouvelle-Zélande exprime des valeurs authentiquement féministes. Il prend acte de la réalité actuelle, dans laquelle la demande de services sexuels marchandisés est importante, et se concentre sur la minimisation des risques d’un commerce potentiellement risqué. Mais ce qui m’attire le plus vers le modèle néo-zélandais, c’est qu’il encourage l’auto-organisation des prostituées à la fois comme travailleuses et comme sujets politiques. Alors que l’action collective pourrait améliorer les conditions de travail dans le secteur agréé, on peut également s’attendre à un soutien croissant du gouvernement et des ONG (peut être un programme d’incubateur de coopératives ?) pour des lieux de travail gérés collectivement.
Autres interventions
Prahba Kotiswaran conclut son compte-rendu sur le travail du sexe en Inde par l’observation que les interventions les plus efficaces pour les travailleuses sont celles issues des organisation dirigées par le Durbar Mahila Samanwaya Committee (DMSC), une organisation de travailleuses du sexe qui compte 60 000 membres, basée à Calcutta. Le DMSC fournit un accès au crédit et à des plans d’épargne, des établissements scolaires pour les travailleuses du sexe et leurs enfants, des soins de santé primaires, et des possibilités d’expression culturelle, tout en encourageant une culture politique active de contestation des clients, propriétaires, ou gérants de bordels, abusifs. […] malgré une loi criminelle très abusive contre le travail du sexe, une organisation de travailleuses du sexe s’est mise en place […] pour mettre en œuvre la régulation du travail que le DMSC a appliqué à l’industrie du sexe [57].
Kotiswaran continue en expliquant que l’auto-régulation, bien qu’elle engendre des problèmes tels que la reproduction des stéréotypes conservateurs sur les « bonnes » et « mauvaises » femmes, doit être considérée comme une alternative à la police et aux tribunaux.
Les travailleuses du sexe de Calcutta qui ont été interviewées préfèrent voir les conflits résolus localement ou par des bureaux auto-gérés dirigés par le DMSC plutôt que par les tribunaux d’Etat. Le DMSC organise des manifestations contre les gérants de bordels coupables d’abus physiques, et les travailleuses du sexe de la communauté sont connues pour chasser tout client violent ou accoster ceux qui auraient volé ou escroqué une travailleuse du sexe. La police arrive souvent trop tard pour être d’une quelconque utilité [58].
Les lois sont importantes. Mais comme ce qui est écrit ci-dessus le montre clairement, peut-être est-il plus important encore pour les féministes de mettre le temps, l’argent, et la passion actuellement mobilisées pour prôner ou se disputer au sujet de tel ou tel régime légal, pour se mettre au service de l’auto-organisation des prostituées.
Le New Zealand Prostitutes Collective est un autre modèle d’auto-organisation. Comme le DMSC, le NZPC tire son origine dans la lutte contre l’épidémie de VIH/SIDA. Les membres fondatrices de l’organisation se sont rassemblées par colère et frustration face à leur stigmatisation sociale, au harcèlement policier, aux pratiques de gestion injustes et arbitraires dans leurs lieux de travail pour lesquelles elles ne pouvaient pas demander réparation, et à la marginalisation des travailleuses du sexe dans l’élaboration des politiques publiques. Elles voulaient également s’organiser pour prévenir l’expansion du VIH dans l’industrie du sexe. En 1988, le groupe reçut un financement du Ministère de la santé néo-zélandais et ouvrit un centre d’accueil à Wellington. Le NZPC s’engage dans le plaidoyer aussi bien qu’à rendre des services aux travailleuses du secteur, dont des conseils et de l’aide pour sortir (ou entrer) dans l’industrie du sexe. Cet organisme a été central dans le mouvement pour la réforme légale, et est resté très engagé dans l’application et l’évaluation des réformes. L’étendue et la profondeur des connections du NZPC dans l’industrie a été utile pour faciliter l’accès des chercheurs, et a contribué à la qualité de l’information qui a été rassemblée (il ne s’agit pas de dire que ces études ne contiennent aucun biais).
Le DMSC, tout comme le NZPC, sont des projets inspirants qui valent d’être étudiés pour voir comment ils pourraient être développés dans d’autres pays. Les grandes différences entre la Nouvelle-Zélande et l’Inde montrent que l’auto-organisation des prostituées est certainement possible en de nombreux endroits (bien sûr, j’admets qu’il existe de nombreuses difficultés décourageantes). Comme avec les autres questions concernant les femmes, l’auto-organisation des prostituées (et non l’organisation des défenseurs des prostituées) reste la clé de toute victoire future.
En Nouvelle-Zélande, le NZPC était, et reste, une voix relativement hégémonique sur l’expression des travailleuses du sexe. Dans d’autres pays, il existe des voix en compétition, représentant les prostituées selon des approches programmatiques différentes. Je reconnais qu’il y a des défauts à tout système légal. Je reprends également à mon compte l’argument de Kotiswaran selon lequel les marchés du sexe sont distincts, de sorte que des approches légales pouvant fonctionner dans une zone donnée peuvent ne pas être les meilleures dans une autre. Cependant, je préfère le régime légal néo-zélandais (qui autorise la participation des « tierces parties » mais criminalise la coercition). Je suis notamment intéressée de voir quelles interventions supplémentaires dans les politiques publique pourraient aider à renverser plus encore la proportion entre l’organisation « gérée » et les commerces « auto-gérés » au sein de ce secteur.
Quelle que soit l’évaluation que nous pouvons faire sur ce sujet, il est fondamental que les féministes embrassent l’immense complexité de la question qui se pose à nous, trouvent un terrain commun là où elles le peuvent, et respectent la validité des perspectives multiples qui animent notre dialogue. Plus important, nous devons mettre nos énergies collectives vers une révolution de l’économie capitaliste mondiale et défier les pouvoirs patriarcaux, de tous les moyens et en tous lieux possibles.
Johanna Brenner
Cet article a été développé en proche collaboration avec Nancy Holmstrom ; nous avions à l’origine prévu d’écrire ensemble, mais avons finalement écrit deux articles séparés. Jan Haaken a offert les idées fortes qui m’ont grandement inspirée. Merci également à Meena Dhanda, Bill Resnick, et Liz Rappaport pour leurs précieux commentaires.