Un nouveau projet de loi emportant prorogation de l’état d’urgence, présenté en conseil des ministres ce matin, est soumis à votre examen aujourd’hui et demain. Lors de son allocution du 14 juillet, le Président de la République avait annoncé la fin de l’état d’urgence à la date du 26 juillet 2016. Cette décision n’ignorait pas la persistance de la menace terroriste mais rappelait l’engagement gouvernemental à mettre fin à l’état d’urgence une fois la loi du 3 juin 2016 adoptée. Et le chef de l’Etat de conclure en ces termes : « On ne peut pas prolonger l’état d’urgence éternellement, cela n’aurait aucun sens. Cela veut dire que nous ne serions plus une République avec un droit qui pourrait s’appliquer en toutes circonstances ».
Le terrible attentat commis à Nice quelques heures plus tard a bouleversé la France entière et rappelé combien les propos du Président de la République sur la persistance et la réalité de la menace terroriste étaient justes. Mais c’est à tort que le gouvernement prétend aujourd’hui prévenir, par une quatrième prorogation de l’état d’urgence, des actes de terrorisme que ce régime n’a pu éviter.
Des rapports parlementaires critiques
Les effets de l’état d’urgence décrété dans la nuit du 14 novembre 2015 et prorogé à trois reprises ont été largement documentés, au premier chef par les commissions parlementaires de vos assemblées. Toutes ont relevé que l’état d’urgence n’était pas un instrument efficace de lutte contre le terrorisme.
Ainsi, le rapport rendu public le 5 juillet 2016 par la commission d’enquête parlementaire sur les moyens mis en œuvre pour lutter contre le terrorisme précise- t-il : « Alors que toutes les auditions de notre commission se sont tenues pendant l’état d’urgence, force est de constater que les mesures prises pendant l’état d’urgence n’ont pas été évoquées par les spécialistes de la lutte contre le terrorisme comme jouant un rôle particulier dans celle-ci. ». Le rapport poursuit en citant des acteurs policiers, lesquels relèvent que, passé les premiers jours, les mesures de perquisitions administratives ont perdu leur effet « déstabilisateur ». Un constat qui aboutit à une conclusion pourtant déjà évidente : « Au demeurant, force est de constater qu’en matière antiterroriste, la voie judiciaire reste prépondérante ».
Les chiffres parlent d’eux même : sur 3594 perquisitions administratives, à peine « six procédures – résultant partiellement ou totalement d’une perquisition administrative – ont pu être initiées du chef d’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste aboutissant à saisir la section antiterroriste du parquet de Paris. Comme le notent MM. Raimbourg et Poisson dans leur communication précitée, ce nombre est à rapprocher des 96 procédures ouvertes, depuis le 14 novembre 2015, par la même section antiterroriste sur la base de procédures exclusivement judiciaires, montrant ainsi bien l’efficacité de ces dernières pour lutter contre le terrorisme. »
Ce rapport rejoint les interrogations sur l’efficacité de l’état d’urgence, formulées dès le mois de février 2016 dans le rapport de la commission des lois du Sénat sur le projet de loi de prorogation de l’état d’urgence, sous la plume de son rapporteur Michel Mercier. Celui-ci estimait, s’agissant des perquisitions administratives, que « cette entreprise ponctuelle de vérification et d’approfondissement de renseignements n’a pas vocation à se renouveler ou à s’amplifier. Concernant les motifs de prévention des infractions, il convient de s’interroger sur la plus-value du dispositif des perquisitions administratives par rapport au régime judiciaire de droit commun des perquisitions ». Quant aux assignations à résidence, le rapporteur ajoutait qu’il ne « saurait se satisfaire de l’idée que des personnes pourraient voir durablement restreindre leur liberté d’aller et venir, dans des conditions très lourdes, pendant une durée excessive, en l’absence d’éléments de nature à constituer une infraction pénale », et rappelait que ces personnes pouvaient faire l’objet d’une surveillance en dehors de cette mesure.
Il convient ainsi de relever que ces missions, même lorsqu’elles ne dénoncent pas dans son principe l’état d’urgence, s’interrogent très sérieusement à la fois sur son efficacité et sur sa compatibilité avec les droits fondamentaux, notamment dans la durée.
Nous avons immédiatement, quant à nous, critiqué un régime sans efficacité dans la lutte contre le terrorisme et marquant une dérive dangereuse dans un Etat de droit. A l’occasion de cette nouvelle prorogation de l’état d’urgence, nous estimons utile de reprendre, même brièvement, ces éléments, en insistant particulièrement sur les saisies de données informatiques qu’il serait question de réintroduire sous une forme différente, après la censure du Conseil constitutionnel.
L’état d’urgence n’est pas un dispositif efficace dans la lutte contre le terrorisme
Devant la commission des lois du Sénat précitée, le ministre de l’Intérieur avait déclaré : « L’état d’urgence doit être une nécessité et certainement pas un confort, ce qui signifie que lorsque nous pouvons opter pour le droit commun nous l’utilisons ». Une telle affirmation devrait conduire à un examen précis des dispositifs pénaux et administratifs existant en matière d’antiterrorisme et à renoncer à une nouvelle prorogation de l’état d’urgence. L’adoption de la loi du 3 juin 2016 avait à cet égard bien été présentée comme le corollaire de la sortie de l’état d’urgence par l’introduction de pouvoirs judiciaires supplémentaires (en matière de perquisitions de nuit mais aussi de recours aux techniques spéciales d’enquête dans les procédures d’enquête préliminaire et de flagrance) et de pouvoirs administratifs inspirés de l’état d’urgence (assignation à résidence et retenue administrative notamment).
Le gouvernement ne peut soutenir tout à la fois qu’il est des actes que nul ne peut prévenir, ce qui est malheureusement exact, que les attentats odieux commis à Magnanville et à Nice justifient la poursuite de l’état d’urgence - qui ne les a pas empêchés - et occulter l’arsenal répressif et administratif existant à cet effet.
Nous vous renvoyons notamment à l’étude juridique détaillée à laquelle nous avons contribué, intitulée L’urgence d’en sortir [1]
Alors même qu’elle était antérieure à la loi du 3 juin 2016, cette étude démontrait qu’en matière d’enquête portant sur des infractions pénales terroristes commises ou en préparation, les services de police et l’autorité judiciaire disposaient d’outils déjà particulièrement puissants et dérogatoires.
Pour ne se concentrer que sur trois dispositifs clés, il convient notamment de rappeler que :
– les perquisitions judiciaires peuvent être menées, sur initiative policière, au domicile « des personnes qui paraissent avoir participé au crime (ou délit) ou détenir des pièces, informations ou objets relatifs aux faits incriminés » (article 56 du code de procédure pénale). L’intervention rapide du juge des libertés et de la détention vise à autoriser la perquisition dans certains cas (de nuit, en enquête préliminaire, dans des lieux spécialement protégés à raison de la profession de la personne y résidant). En matière de terrorisme, ces autorisations sont examinées très promptement, ainsi qu’en témoigne la mobilisation de juges des libertés supplémentaires au sein du TGI de Paris immédiatement après l’attentat du 14 juillet 2016.
– les assignations à résidence, autrement qualifiées de contrôle judiciaire ou d’assignation à résidence sous surveillance électronique selon le degré de contrainte jugé nécessaire, sont ordonnées par le juge d’instruction ou le juge des libertés et de la détention. Elles peuvent concerner toute personne mise en examen, c’est à dire contre laquelle il existe des indices graves ou concordants qu’elle a commis ou tenté de commettre une infraction. Le champ des infractions visées est large et inclut notamment l’association de malfaiteurs à visée terroriste (caractérisée en la présence d’actes préparatoires, même non illégaux, et d’une intention d’agir, même non précisément déterminable) mais aussi la possession d’armes ou autres délits...
L’article 137 du CPP donne pour seule condition au prononcé de ces mesures « les nécessités de l’instruction ou à titre de mesure de sûreté » et, à défaut d’atteindre ces objectifs, rappelle la possibilité du placement en détention provisoire, particulièrement fréquent en matière terroriste.
– l’accès aux données informatiques : il existe en ce domaine deux régimes juridiques relevant du droit commun. D’une part, en matière administrative, le régime de la captation de données informatiques sur autorisation du pouvoir exécutif a été définitivement fixé par la loi renseignement du 24 juillet 2015, ne laissant aucunement les services de renseignement impuissants. D’autre part, en matière judiciaire, des perquisitions des systèmes informatiques peuvent être opérés, même à distance, dans les conditions rappelées ci-dessus, c’est à dire dans le cadre de la recherche d’une infraction pénale (article 56 et 57-1 du CPP). En réalité, la loi du 3 juin 2016 a massivement étendu les possibilités de recours à des dispositifs de captation des données dans le cadre des enquêtes judiciaires, sur saisine du procureur de la République et décision du juge des libertés et de la détention (sonorisation, captations de données, utilisation d’IMSI catcher relevant données de connexion et contenus...).
Si nous avions émis de vives critiques à l’encontre de certains de ces dispositifs, il n’en demeure pas moins qu’ils sont aujourd’hui en vigueur et ne peuvent être ignorés au stade de cette quatrième prorogation de l’état d’urgence.
L’avis du Conseil d’Etat en date du 19 juillet 2016 n’évite pas cet écueil. Il affirme que nonobstant les dispositions des lois du 24 juillet 2015, 22 mars 2016 et 3 juin 2016, l’application de l’état d’urgence « est dans son principe nécessaire, adaptée et proportionnée », pour ajouter, sans craindre la contrariété de motifs, que « les renouvellements de l’état d’urgence ne sauraient se succéder indéfiniment et que l’état d’urgence doit demeurer temporaire. Les menaces durables ou permanentes doivent être traitées, dans le cadre de l’Etat de droit, par les moyens permanents renforcés par les dispositions des lois récemment promulguées et mentionnées au point 3 ci dessus ».
L’état d’urgence produit, par son essence même, des dérives
De nombreuses organisations non gouvernementales, des journalistes, mais également les commissions parlementaires précitées ont documenté les dérives auxquelles a donné lieu l’état d’urgence : violences de certaines perquisitions administratives, mesures de privations de liberté prises sur des bases erronées ou illégitimes... Le Syndicat de la magistrature renvoie notamment à la lecture du rapport édité par Amnesty International, intitulé Des vies bouleversées. L’impact disproportionné de l’état d’urgence en France [2]
Il serait toutefois faux de croire que ces dérives sont de simples abus : elles sont intrinsèquement liées au régime juridique de l’état d’urgence, et ce malgré le fait que les mesures sont placées sous le contrôle du juge administratif. Prenons, une nouvelle fois, les deux mesures phares que sont les perquisitions administratives et les assignations à résidence.
Pour les perquisitions administratives, les garanties judiciaires précédemment évoquées s’évanouissent : conduites sous l’autorité du préfet, de jour comme de nuit, les perquisitions y sont déconnectées de la référence stricte à une infraction pénale. Elles sont en effet motivées par l’existence de « raisons sérieuses de penser que ce lieu est fréquenté par une personne dont le comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics ». Ce critère ouvre la voie à l’arbitraire : la notion élastique de « comportement » et le caractère doublement putatif de la fréquentation du lieu et de la menace y concourent. L’atteinte à l’inviolabilité du domicile ne procède plus de l’examen attentif du lien possible avec une infraction pénale constatée ou en préparation mais d’une vague suspicion.
L’assignation à résidence souffre des mêmes maux : prononcée par le ministre de l’Intérieur, elle vise toute personne « à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics ». La référence à une infraction pénale est une nouvelle fois écartée, tout comme le débat préalable devant une autorité indépendante : ce sont pourtant les garanties minimales exigées de la procédure pénale en matière de contrôle judiciaire et d’assignation à résidence sous surveillance électronique. L’assignation à résidence administrative de l’état d’urgence n’a rien à lui envier : imposant une présence au domicile pendant douze heures, jusqu’à trois mesures de pointage par jour, interdisant de quitter les limites d’un périmètre fixé ainsi que tout contact avec des personnes dénommées, elle peut durer tant que l’état d’urgence est prorogé, donc de longs mois. Près de 400 assignations à résidence qui n’ont pour quasiment aucune d’entre elles abouti à des mises en examen, même après huit mois de ce régime, y compris pour les 77 personnes encore assignées à ce jour. Et ce, alors qu’à n’en pas douter, des investigations approfondies sont menées à leur encontre.
Prétendre que ces deux mesures emblématiques de l’état d’urgence, auquel il a été abondamment recouru, ne signent pas une dérive de l’Etat de droit, c’est se refuser à identifier le danger d’une culture de la suspicion.
Le contrôle par le juge administratif ne suffit pas à légitimer les mesures de l’état d’urgence. Présenté comme la pierre angulaire du dispositif assurant la compatibilité de l’état d’urgence avec l’Etat de droit, ce contrôle est pourtant vicié dès l’origine. D’aucuns ont voulu réduire cette critique à une querelle de chapelle entre juge judiciaire et juge administratif. C’était occulter le caractère, par essence moins protecteur de l’intervention a posteriori du juge administratif et surtout le verrouillage opéré par la loi. En effet, la dimension vague et élastique du critère légal - le « comportement » susceptible de troubler l’ordre public – restreint de fait la capacité de contrôle du juge.
Au demeurant, à l’exception de certaines jurisprudences plus strictes, le juge administratif a accepté, durant la COP 21 notamment, la déconnexion entre les assignations à résidence et les motifs ayant présidé à l’instauration de l’état d’urgence : seule comptait la nécessité de ne pas mobiliser les forces de police. Le Conseil d’Etat a ainsi soumis la liberté à des exigences opérationnelles, après avoir accepté que les seuls éléments de suspicion soient issus de notes blanches des services de renseignement, non signées, non sourcées, mentionnant des faits vagues, des fréquentations ou la présence dans certains lieux.
Le contrôle rénové des saisies de données informatiques
Le projet de prorogation de l’état d’urgence présente une novation significative en soumettant l’exploitation des données informatiques saisies au contrôle préalable obligatoire du juge des référés du tribunal administratif, le rapprochant du rôle du juge des libertés et de la détention. Nous y voyons une avancée certaine par rapport au régime du recours a posteriori, quasi inusité en matière de perquisitions administratives, tout en maintenant que le critère légal permettant de procéder aux saisies est trop flou et large pour répondre aux principes de nécessité et de proportionnalité de l’atteinte à l’intimité de la vie privée.
Comment comprendre au demeurant que cette atteinte sera soumise à un contrôle a priori en référé sans étendre une telle possibilité à la décision de perquisition et à l’assignation à résidence ?
Votre tâche est ardue. Elle consiste à refuser la facilité, consistant à chercher dans de nouveaux dispositifs juridiques ou la réactivation de lois anciennes une réponse visible et rapide à une menace complexe, appelant une mobilisation bien au delà des sphères du droit. Votre vote n’est pas indolore : s’il valide la prorogation proposée par le gouvernement, il contribuera à enraciner encore plus ce régime d’exception dans notre pays, qui poursuivra ses effets de stigmatisation et de discrimination. La période est sombre et l’unité est indispensable : elle ne doit pourtant pas, au prétexte de la défendre, porter atteinte aux fondements de notre démocratie.
Nous vous prions d’agréer, Madame, Monsieur, l’expression de notre considération distinguée.
Paris, le 19 juillet 2016
Le Bureau du Syndicat de la magistrature