Principal instrument de dissuasion d’un monde confronté à l’opposition de deux blocs d’Etats à visée impérialiste, l’arme nucléaire a-t-elle encore une utilité stratégique, dans le monde multipolaire d’aujourd’hui aux confrontations plus diffuses dans lesquelles interviennent forces paramilitaires, groupes terroristes, voire organisations proto-étatiques ?
Un regard rétrospectif
Les modes d’utilisation possible des armes nucléaires ont été conçus dans le contexte de la fin du « court XXe siècle », la période 1945-1989. C’est la période de l’affrontement global entre les deux blocs. Après un moment de vertige ou dans les états-majors américain et sans doute soviétique, on envisage l’utilisation de ces armes dans les champs de batailles concrets (mais Truman refuse la suggestion par Mac Arthur de leur utilisation en Corée, et a fortiori pendant la guerre d’Indochine française), on entre dans la phase de dissuasion réciproque « du fort au fort ». C’est la logique MAD (Destruction mutuelle assurée), qui, paradoxalement, provoque l’hyper course aux armements, la superpuissance se mesurant en nombre de têtes nucléaires (indépendamment de leur mesure en kilotonnes et mégatonnes), puis de plus en plus en nombre, portée et qualité des vecteurs « stratégiques » (missiles). Une comptabilité allant jusqu’à l’absurde comme on l’a vu lors de la crise des euromissiles en comparant par exemple des nombres de vecteurs stratégiques comme les SS20 et des vecteurs mobiles tactiques comme les missiles de croisières – (ces derniers sont d’ailleurs utilisés par centaines avec des charges conventionnelles depuis 1991)… URSS et USA ont aussi accumulés, ou mis au point, des munitions nucléaires « de champ de bataille » (dont la bombe à neutron), avec un risque d’usage sans « destruction mutuelle assurée », sinon par l’effet d’une escalade. Cette course à l’abime potentiel a été « régulée » d’une part par le traité de non-prolifération des armes nucléaires (TNP) de 1968 et d’autre part depuis 1972 par les accords Est Ouest de limitation de la course aux armements et de réduction des hallucinants arsenaux (accords SALT puis START).
A côté de l’hyper armement des deux superpuissances ou les « têtes » se comptent par milliers, les autres membres officiels du club nucléaire (P5) ont développé des arsenaux plus modestes (des centaines de têtes), arsenal annexe de celui des USA dans le cas britannique, supposé autonome au nom de la dissuasion du « faible au fort » dans le cas français, réellement autonome au nom du même principe dans le cas chinois. Auxquels se sont ajouté des « dissidents », Israéliens - dont l’arsenal est toléré par les Occidentaux, et qu’ils ont développés avec l’aide française puis en coopération avec l’Afrique du Sud (qui, elle, y a renoncé depuis), Indien et Pakistanais (l’un par rapport à l’autre, dissuasion « du faible au faible » en quelque sorte), et les Coréens du Nord (dissuasion du fou au fort).
Pendant toute cette période les armes nucléaires et leurs vecteurs sont non-utilisés, et inutilisables, dans tous les conflits réellement existants, les guerres de libération nationales, les guérillas et contre guérillas, les contestations sociales, révolutions et contre-révolution. Leur évocation lors de l’expédition coloniale franco-britannico-israélienne de Suez en 1956 est rhétorique.
La situation géostratégique change… D’une part sur le plan économique, avec, à partir de la fin des années 1970, l’entrée du monde dans la phase actuelle de la globalisation néo-libérale (l’empire du « marché global »), et d’autre part, depuis 1989-91, avec la fin du monde bipolaire, puis l’échec du « moment américain » évident au milieu des années 2000, car si les Etats Unis demeurent (encore ?) la seule hyperpuissance, le monde n’est pas « unipolaire ».
C’est dans ce nouveau contexte se développent les « nouvelles guerres de dislocation ».
Des « nouvelles guerres » de dislocation
Les guerres entre des États sont (provisoirement ?) passées de mode. Un type de conflit armé qui commençait par des déclarations (de guerre) et s’achevait par des traités (de paix) faisant la comptabilité des gains et des pertes des belligérants. Et si les guerres de libération nationales opposaient un Etat existant à un Etat potentiel, ont identifiait toujours un commencement et une fin (l’indépendance).
Aujourd’hui on ne sait pas très bien quand commencent les « nouvelles guerres », ni si elles se terminent vraiment après diverses « transitions » et autres « processus de paix ». Ce « nouveau » type de guerre qui se généralise dans certaines régions du monde, peut être décrit en termes de « dislocation globale », comme l’a fait Mary Kaldor dès 1999. Des guerres qui se déroulent plus au sein des États qu’entre États. Depuis le XVIIe siècle les « vieilles » guerres renforçaient les États –ou contribuaient à leurs émergences, développaient leurs idéologies nationales, permettaient de justifier la consolidation de l’administration, l’augmentation des impôts, la puissance de l’armée et la conscription, la centralisation de l’économie, parfois les nationalisations. Les États européens modernes se sont construits dans ces processus des guerres. Les processus sont inverses dans les nouvelles guerres. Elles se développent dans le contexte de l’érosion de l’autonomie des États, en particulier dans l’érosion du monopole de la violence légitime organisée. L’affaiblissement et la crise de l’État-nation favorisent la prolifération des conflits de basse intensité dont les protagonistes n’appartiennent plus au même univers social, ne partagent plus les mêmes modes de raisonnement ni les mêmes valeurs . Des phénomènes qui sont le fruit de la crise contemporaine des structures politiques et économiques nationales provoquée par la globalisation.
Ces guerres sont à la fois locales et globales et se jouent des frontières étatiques. Les belligérants sont à la fois des acteurs étatiques et non étatiques, une partie (ou tous) s’apparente plus à des milices qu’à des armées nationales qui elles-mêmes ont souvent recours à des sociétés armées privées.
Les combattants de ces guerres sont mobilisés au nom d’« identités ». Ces « identités » peuvent correspondre à des communautés plus ou moins identifiées préalablement au conflit, mais c’est le conflit lui-même qui va les cristalliser, les délimiter dans le sang ou l’exil. La guerre civile libanaise, et une génération plus tard la guerre civile syrienne commencent par des luttes entre des porteurs de projets politiques antagoniques et deviennent ensuite des affrontements « confessionnels ». Le chaos en République centrafricaine précède la séparation violente entre Chrétiens et Musulmans… Chiites contre Sunnites, Serbes contre Croates, autant de divisions qui se développent bien plus pendant les crises qu’elles n’en sont les causes initiales.
Conséquence du caractère « identitaire » de ces conflits, la violence à l’encontre des civils en est constitutive. Elle est souvent d’autant plus forte que les communautés « identifiées » sont proches ou mêlées (par exemple la guerre en Bosnie-Herzégovine où les communautés étaient très mêlées a fait quatre fois plus de victimes que celle du Kosovo où les communautés coexistaient côte à côte). Les civils ne sont donc pas des victimes collatérales mais constituent le champ de bataille lui-même. L’exclusion, voire la « purification ethnique » (ou confessionnelle), allant parfois jusqu’aux massacres génocidaires (Tutsi du Rwanda mais aussi Musulmans de Bosnie, Yézidis d’Irak, etc.), ne sont pas des « bavures » mais les moyens d’atteindre les buts de guerre : la constitution de zones « homogènes ». En conséquence ces guerres produisent un nombre considérable de personnes déplacées et de réfugiés (la moitié de la population d’Abkhazie en Géorgie pendant la guerre de 1992-93, la moitié de celle de Bosnie-Herzégovine pendant la guerre de 1992-95, de la population irakienne depuis 2003, plus de la moitié de la population syrienne depuis 2011, etc.
Rivalités globales, régionales, locales… et le nucléaire ?
Nous vivons, mutatis mutandis, partout sur la planète, dans ce « marché global » sous l’ Emprise de néolibéralisme, bien plus que dans un Empire régulé par une puissance ou un système de puissance unies (les Etats Unis et leurs alliés), ou rivales (il n’y a pas équilibre régulateur des puissances en Moyen Orient)…
Or la dérégulation et la désétatisation néolibérale, favorise la dislocation. Tous les mécanismes de décomposition ne conduisent pas forcément à des conflits armés, mais c’est le cas quand les conditions sont réunies, par exemple des Etats en déliquescence, une situation économique de plus en plus dégradée, des failles historiques non réglées et l’inquiétude de certaines communautés, et surtout quand un ou plusieurs des protagonistes d’une crise décident de passer à l’action armée.
L’addition de tous ces facteurs explique le chaos grandissant dans « l’arc des crises », la région que les américains appellent « MENA » (Middle East and North Africa), du Maroc au Pakistan, mais aussi en Afrique voisine (Sahel et Afrique centrale) et jusqu’au zones périphériques de l’ancien espace soviétique.
La version « djihadiste » de l’islamisme radical s’étend dans ce contexte (notons que partout, les « djihadistes » se sont implantes et développés dans des situations de crises ouvertes et de guerres civiles qui préexistent à leur développement, que ce soit en Afghanistan, en Irak et Syrie, en Lybie, au Nord du Nigéria, etc.
Dans ce contexte plus ou moins « disloqué », les rivalités régionales de plus ou moins grande ampleur s’affirment (par exemple au Moyen-Orient, la rivalité Arabie Saoudite contre Iran). Grandes puissances et puissances régionales interviennent, plus ou moins directement, dans des conflits qu’elles n’ont pas provoqués.
Le nucléaire joue –t-il un rôle dans cette situation ? Nous avons hérité de la période précédente d’un héritage dangereux. En aucune manière les armes nucléaires existantes ne peuvent contribuer à la stabilisation de la situation (à la manière du MAD, et des négociations de la période de tension Est-Ouest d’avant 1989). Et cette situation peut entrainer de nouvelles menaces nucléaires.
On évoque le risque de dérapage OTAN/Russie dans la cadre du conflit en cours en Ukraine. La rhétorique de l’ancienne guerre froide y est largement sollicitée. Mais les incidents effectifs ou possibles de ce côté-là demeurent (pour le moment) limités, nous sommes (encore,) loin de la crise de Cuba ! Les gesticulations en mer de Chine entre Chinois et Américains, Japonais et autres, ne signifient pas non plus (également pour le moment), d’escalade « nucléarisable ».
D’ailleurs la course à la puissance se manifeste plus par la course aux armements conventionnels, plus ou moins sophistiqués, que par la comptabilisation des « têtes » nucléaire… Russes et Américains affiche toujours des quantités importantes, fruit de la période précédente, mais les Chinois par exemple ne cherchent pas en ce domaine une « parité »…Ils cherchent surtout à affirmer leur statut de puissance mondiale et à démontrer leurs multi-capacités stratégiques.
En Iran, l’idée d’une dissuasion « à la française », pour sanctuariser le territoire national, les « intérêts vitaux », est ancienne (déjà sous le Chah...), face à deux puissances nucléaires actives dans la région et hostiles (Israël et les États-Unis) et à deux autres puissances régionales nucléaires, non hostiles mais dont l’une l’a été dans le passé (Russie) et dont l’autre pourrait le devenir (un Pakistan contrôlé par des extrémistes sunnites). Or un Iran doté de capacités nucléaires militaires apparaissait d’abord comme un défi… aux voisins du Golfe arabo-persique. Les Etats du Golfe, à commencer par l’Arabie Saoudite ont évoqué le nécessité d’avoir un parapluie nucléaire, fut-il… israélien (cf. les déclarations de l’ancien chef d’état-major israélien Moshe Yaalon) et/ou de de doter de moyen propres, grâce à l’aide pakistanaise. L’accord sur le nucléaire iranien entre le « P5+1 » (Etats Unis, Russie, Royaume Uni, France, Chine + Allemagne et la République islamique de juillet 2015, aux termes duquel l’Iran renonce à se doter des moyens de produire la bombe en échange de la levée des sanctions, n’a pas levé les inquiétudes des pétromonarchies, bien au contraire. Craignant un lâchage américain on évoque de plus en plus du côté saoudien, la nécessité d’une assurance nucléaire, tandis que le Royaume se lance dans une course aux armements conventionnels sans précédent – en 2015 le budget militaire saoudien, 3e du monde, était supérieur à celui des Russes !
Bombes sales, micro- bombes, terrorisme
On appelle « bombe sale » une bombe conventionnelle, entourée de matériaux radioactifs et/ou chimiques ou bactériologiques toxiques (NRBC), destinés à être répandus en poussière lors de l’explosion. S’il s’agit d’éléments radioactifs on parle de bombe radiologique.
Tout le monde bien sûr s’inquiète de la capacité de groupe comme Daech ou Al Qaida de fabriquer ou d’acquérir une petite bombe A ou au moins des « bombes sales ». Yukiya Amano, le patron de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) souligne qu’il suffirait de l’équivalent d’un pamplemousse de plutonium pour confectionner une bombe atomique « rudimentaire », un scénario qui n’est aujourd’hui « pas impossible ». A fortiori il est possible de mettre au pont des bombes sales avec des matériaux radioactifs d’origine militaires, mais aussi, plus accessibles, du nucléaire civil ou médical. D’après la Maison Blanche 2000 tonnes de matériaux utilisables pour la fabrication d’armes nucléaires (uranium enrichi ou plutonium) sont aujourd’hui présents dans les installations d’énergies nucléaires civiles. Et l’AIEA a répertorié près de 2800 incidents relatifs à des trafics, possessions illégales ou pertes de matériaux nucléaires dans le monde ces 20 dernières années).
La question est suffisamment préoccupante pour que les principales puissances s’en préoccupent. Considérant en 2009 que le « terrorisme nucléaire était un des plus grand dangers actuels pour l’humanité » Barak Obama a proposé la tenue régulière à partir de 2010 de « Sommet pour la sécurité nucléaire » (CSN) largement consacré à ce sujet, le quatrième a eu lieu à Washington les 31 mars – 1er avril 2016. Si les Russes avaient décliné l’invitation, les chefs d’Etats et de gouvernements du Royaume Uni, du Canada, de France, d’Italie, d’Argentine, du Mexique, de Chine, du Kazakhstan, du Japon, de Corée du Sud et d’Inde, y participaient. Objectif : s’engager à contrôler toutes ces matières fissiles dangereuses.
Agir contre la menace nucléaire, pour la paix
La lutte pour la paix et la sécurité humaine, face aux nouvelles guerres de dislocation et à la montée des discours de guerres et des idéologies d’exclusion, est évidemment une question essentielle, mais qui dépasse le cadre de cette contribution.
Contentons-nous de souligner la nécessité de soutenir des efforts, au plan local comme international, pour progresser vers le désarmement nucléaire, entraver la prolifération, éviter que dans le contexte d’insécurité grandissante viennent s’ajouter le risque d’utilisation d’armes de destruction massive, et de nouveau brandie la menace nucléaire. Menace que l’on retrouve à nouveau dans les déclarations d’un Donald Trump - qui a déclaré que les Etats unis doivent envisager l’utilisation de ces armes « y compris en Europe ou au Moyen Orient », d’un Vladimir Poutine qui annonce renforcer son arsenal de vecteurs, ou du nouveau ministre de la défense israélien Avigor Liebermann.
Interdire les essais nucléaires c’est entraver la course aux armements. Or le traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE) n’est toujours pas entré en vigueur, bien qu’ouvert à la signature depuis 1996. De nombreux signataires important ne l‘ont pas ratifiés dont la Chine, les États-Unis, l’Égypte, l’Iran et Israël. La négociation d’un traité prohibant la production de matières fissiles pour les armes nucléaires (traité cut-off) est toujours en gestation en gestation depuis plus de 15 ans. La convention de l’ONU ENMOD (1978) interdisant les manipulations de l’environnement à des fins hostiles n’est toujours pas signée par la France ! (la signature de la France permettrait de relancer ce processus pour une convention plus inclusive).
L’établissement de zone exempte d’arme nucléaire (ZEAN) n’est pas une simple déclaration d’intention. Elle crée un fait qui non [seulement] interdit le développement de programmes nucléaires par les Etats de la région concernée, mais aussi entrave l’introduction de telles armes par des acteurs extérieurs. Rappelons que des ZEAN ont été mises en place en Antarctique (traité de 1959), Amérique latine (traité de Tlatelolco, 1967), Pacifique Sud (traité de Rarotonga, 1985), Mongolie (1992), Asie du Sud-est (traité de Bangkok, 1995), Afrique (traité de Pélindaba, 1996), Asie centrale (traité de Semipalatinsk, 2006). C’est évidemment au Moyen Orient que l’établissement d’une telle zone aurait le plus grand impact, et même les discussions entre puissances concernées pour la rendre possible… Elle a été proposée pour la première fois en 1974 par l’Égypte, elle a officiellement été demandée par l’Assemblée générale des Nations Unies à plusieurs reprises, d’ailleurs l’Assemblée générale d’octobre 2013 a regretté que la réunion prévue par l’ONU à ce sujet en 2012 ait été « reportée ». Une mobilisation mondiale pour contrôler le nucléaire au Moyen Orient et aller vers une ZEAN est un impératif pour la paix. Après l’accord P5+1 et Iran de 2015, il faut la réclamer !
Bernard Dréano