Le triomphe du Brexit est la manifestation d’une crise majeure du néolibéralisme. En effet, trois facteurs y ont contribué. Le premier est le rejet d’un monde fondé sur la mise en concurrence universelle des forces de travail, sur la lutte de tous contre tous. Le deuxième est le triomphe de la flexibilité et de la précarité, avec la disparition corrélative des protections sociales, le tout attribué (souvent à juste titre) aux pressions de l’UE. Le troisième facteur est la négation de la démocratie. Il ne s’agit pas seulement ici du comportement de bureaucrates indécrottables. Le néolibéralisme est foncièrement antidémocratique : en effet, à quoi bon consulter le peuple puisque les lois de l’économie nous disent déjà ce qu’il faut faire. Si le peuple donne la bonne réponse, fort bien ; sinon ; il a tort, et on lui demandera de rectifier son jugement. Au total, ces trois facteurs ayant mené au Brexit sont une critique radicale du cœur même du néolibéralisme.
Malheureusement, les réponses qui se dessinent sont les plus mauvaises. La réponse à la mise en concurrence universelle des forces de travail, c’est la xénophobie. La réponse à la flexibilité et à la précarité, c’est le repli derrière les frontières, c’est l’édification de frontières suffisamment protectrices contre la concurrence étrangère. La réponse à l’absence de démocratie, c’est le souverainisme : au lieu de réclamer que la démocratie s’exerce au niveau des pouvoirs communautaires européens, on demande que ces pouvoirs, jugés indûment confisqués, soient restitués à leur propriétaire légitime : la nation souveraine.
Après le séisme, les premières propositions de réforme de l’UE n’ont manifestement pas pris la mesure de l’événement. Surtout, elles laissent intact le point nodal de l’infection : le néolibéralisme. Une remise en cause de ce modèle néolibéral n’est pas envisageable, ce que la crise grecque a clairement (et terriblement) montré. L’UE actuelle est donc condamnée, à terme plus ou moins rapproché : telle est du moins l’hypothèse la plus probable au lendemain du Brexit. Cette condamnation peut prendre la forme catastrophique de la désintégration (accélérée par un éventuel « effet domino ») ou celle, plus lente et moins spectaculaire, de la paralysie. En effet, les instances communautaires vont désormais vivre dans la terreur du ou des prochains départs, ce qui donnera un extraordinaire pouvoir de chantage à n’importe quel Etat membre : on sait maintenant qu’on peut quitter l’UE, ce qui, jusque-là, paraissait invraisemblable. La paralysie pourra peut-être être évitée, mais ce sera au prix d’une désintégration masquée, chaque Etat utilisant son pouvoir de chantage pour obtenir des dérogations aux règles communes, ou, tout simplement, pour affaiblir les instances communautaires.
Alors que s’ouvre cette nouvelle période, nous devons prioritairement nous prononcer sur la question du référendum : sommes-nous pour ou contre l’organisation d’une telle consultation, comme cela a été fait au Royaume-Uni ? Nous sommes contre, car un référendum n’autorise que deux réponses : rester dans l’UE ou la quitter. Alors que nous sommes pour la quitter pour construire autre chose, et pour nous, l’un n’est pas indépendant de l’autre. Insister sur cette étroite liaison (quitter pour construire, et parce que nous construisons) est la meilleure garantie que nous pouvons nous donner face aux forces souverainistes. Toutes choses égales par ailleurs, nous sommes toujours pour la solution coopérative plutôt que pour celle du repli. Pour cette construction d’une nouvelle Union, nous ne pouvons nous contenter d’évoquer un « processus constituant ». Il nous faut un projet européen précis, qu’un gouvernement de gauche nouvellement élu pourrait proposer à d’autres gouvernements européens. En somme, un renouvellement de la mécanique qui a mené à l’adoption du Traité de Rome, début de tout le processus.
Il est clair que le Brexit va réordonner toute la vie politique. Il imposera une élaboration nouvelle sur la question européenne, il va contraindre à redessiner les alliances, il va donner une grande partie du contenu de la prochaine campagne électorale. Pas d’illusions : l’extrême-droite a la main, pas seulement en France, mais dans toute l’Europe. Il faut vite, de notre côté, accélérer le mouvement. Deux points paraissent essentiels : primo, donner un contenu précis au projet européen (la nouvelle Union) et au « processus constituant » ; deuxio, créer rapidement un regroupement de toutes les forces qui, au niveau européen, se situeraient sur la ligne d’une nouvelle Union et prendre des initiatives qui en manifesteraient l’existence.
Isaac Johsua