97 % d’aliments contenant des résidus de pesticides ; les enfants exposés à près de 130 polluants chimiques chaque jour ; une industrie partagée entre six multinationales – Syngenta, Bayer, Dow, Monsanto, BASF et Dupont – qui règnent sur un marché de 50 milliards d’euros… Voici quelques chiffres glanés dans l’enquête édifiante de « Cash Investigation », diffusée mardi 2 février sur France 2, sur les pesticides et leurs dangers pour la santé.
Mettant en relief cette exposition aussi invisible qu’omniprésente, du Bordelais à Hawaï en passant par la Californie, le documentaire révèle, surtout, les chiffres des ventes de pesticides département par département et molécule par molécule, synthétisés dans cette carte. L’occasion de faire le point sur les effets de mieux en mieux connus de ces substances chimiques sur la santé humaine et l’environnement.
La santé des agriculteurs en première ligne
Dangereux, les pesticides peuvent l’être d’abord, de manière directe, pour les agriculteurs. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) estime ainsi que l’intoxication avec ces produits, qu’il s’agisse des insecticides, des herbicides ou des fongicides, cause quelque 250 000 décès par an. En France, un des cas les plus emblématiques de ces intoxications aiguës est celui du céréalier Paul François, dont la vie a basculé le jour où il a inhalé par inadvertance des vapeurs du Lasso, un herbicide pour le maïs. Victime de violents malaises, souffrant depuis de troubles neurologiques, il a attaqué la firme Monsanto en justice, qui a été condamnée à l’indemniser entièrement – une première dans le monde agricole.
Expositions aiguës ou chroniques, la Mutualité sociale agricole recense quarante-cinq cas de personnes ayant obtenu la reconnaissance en maladie professionnelle de pathologies dues aux pesticides (données 2010) – un bilan largement sous-estimé, selon l’association Générations futures. En 2012, la maladie de Parkinson a notamment été reconnue comme maladie professionnelle, avec un lien de causalité explicite entre cette pathologie – seconde maladie neurodégénérative en France après Alzheimer – et l’usage des pesticides.
Un impact sanitaire généralisé
L’exposition aux pesticides dépasse largement le monde des agriculteurs, touchant notamment des personnes particulièrement vulnérables comme les femmes enceintes, les nourrissons et les enfants. Cette exposition à de faibles doses, mais quotidienne et sur une longue durée, mêle des dizaines de substances chimiques différentes, provoquant un inquiétant « effet cocktail » qui n’entre pas en considération dans l’évaluation des substances chimiques, testées une par une pour leur homologation.
Or, parmi les pesticides sur le marché, on trouve des produits classés CMR – cancérogènes, mutagènes (pouvant produire ou augmenter la fréquence de défauts génétiques héréditaires) ou reprotoxiques (nocifs pour la fertilité) –, ainsi que de possibles perturbateurs endocriniens, capables d’interférer avec le système hormonal, même à des niveaux d’exposition très faibles.
A l’heure actuelle, il n’existe toujours pas de définition réglementaire de ces perturbateurs endocriniens. Toujours est-il que les troubles de la fertilité, par exemple, explosent. En France, environ 15 % des couples en âge de procréer consultent pour infertilité. Et la concentration en spermatozoïdes a chuté de près d’un tiers entre 1989 et 2005. Quant aux enfants qui naissent, ils arrivent au monde « prépollués » par des polluants organiques persistants, substances toxiques et résistantes qui s’accumulent dans le corps et sont notamment issues de pesticides.
Toutes ces substances chimiques sont fortement suspectées dans plusieurs maladies émergentes en lien avec le dérèglement du système hormonal : diabète de type 2, obésité, cancers hormonodépendants (sein, prostate, thyroïde) et troubles neuro-comportementaux (troubles de l’attention, hyperactivité, etc.). On constate une hausse effarante de ces pathologies. Aux Etats-Unis, 35 % de la population est obèse et la moitié est diabétique ou prédiabétique. Un enfant sur six est concerné par un trouble du développement (troubles neuro-comportementaux, retard mental, handicaps moteurs, etc.). Toujours outre-Atlantique, l’autisme – pour lequel les pesticides organophosphorés figurent parmi les suspects – a plus que doublé en moins de dix ans, et concerne un enfant sur 68 (autisme profond, syndromes de Rett et d’Asperger, etc.).
Ces pathologies ne seraient que la partie émergée d’une érosion des facultés cognitives – sachant que de nombreux perturbateurs endocriniens et polluants chimiques comme les pesticides sont suspectés de porter atteinte au développement du cerveau. Une étude sur une famille courante d’insecticides – les pyréthrinoïdes –, retrouvés chez des enfants de 6 ans, montre par exemple que les enfants les plus exposés présentaient des capacités de mémorisation et de compréhension verbale significativement inférieures aux autres.
Dégradation de l’environnement
Au-delà de la santé humaine, les pesticides sont responsables d’émissions de gaz à effet de serre, mais aussi de pollution des sols, de l’air et de l’eau. Pour parler uniquement de ce dernier cas, 63 % des points de surveillance des eaux souterraines métropolitaines et 93 % de ceux des rivières en surface contiennent des pesticides, au moins une dizaine de substances différentes dans la majorité des cas. En quinze ans, plus de 2 000 points d’alimentation d’eau, trop pollués, ont été fermés.
Finalement, la biodiversité dans son ensemble en pâtit. Outre la destruction des micro-organismes dans le sol, les insectes, et notamment les insectes pollinisateurs, sont les premiers touchés. Une étude a montré que les abeilles domestiques et les bourdons sont même attirés par les plantes traitées aux néonicotinoïdes, une famille d’insecticides suspectés dans l’effondrement de leurs populations. L’abondance de bourdons et d’abeilles solitaires est en effet réduite de moitié dans les champs ayant reçu un traitement systémique à base de clothianidine (où les semences ont été enrobées du principe actif) par rapport aux champs témoins, exempts du néonicotinoïde. Malgré les appels en faveur de leur interdiction, le plan national de réduction des pesticides – Ecophyto 2 – n’interdit toutefois pas de nouveaux insecticides de cette famille des néonicotinoïdes.
Le Monde.fr
* Le Monde.fr | 03.02.2016 à 18h54 • Mis à jour le 03.02.2016 à 19h11 :
http://www.lemonde.fr/planete/article/2016/02/03/pesticides-toxiques-invisibles-et-omnipresents_4858846_3244.html
Que valent les chiffres de « Cash Investigation » sur les pesticides ?
La confraternité, dit-on, est une haine vigilante. Les journalistes de « Cash Investigation » en font la pénible expérience depuis la diffusion, début février sur France 2, de leur enquête fouillée sur les pesticides. Au centre des critiques, un chiffre : 97 %. Ce serait, apprend-on dans le film, la proportion des aliments en circulation en Europe contenant des traces de produits phytosanitaires. Sous-entendu : seuls 3 % en seraient exempts. Depuis la diffusion du film, Libération a fait preuve d’une persévérante confraternité à l’endroit des auteurs de « Cash », consacrant pas moins de trois articles à ce chiffre – qui n’a, du reste, aucun impact sur l’essentiel de l’enquête –, affirmant qu’il est « bidon », « alarmiste », etc.
Est-il bidon ? Il est indéniable que l’équipe de « Cash » a mal lu un communiqué de presse de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA). Publié en mars 2015 pour annoncer les résultats du programme communautaire de surveillance de l’alimentation, il était intitulé : « Plus de 97 % des aliments contiennent des résidus de pesticides dans les limites légales ». Et ce, qu’ils en contiennent ou non. Car l’EFSA précisait aussi que « 54,6 % des échantillons » ne contiennent « aucun résidu détectable ».
Il faut le dire sans barguigner : cette affirmation de l’EFSA est fausse. Le terme qui aurait dû être utilisé est « quantifiable » et non « détectable ». Car en chimie analytique les mots ont un sens précis. L’agence européenne n’a pas évalué la proportion d’échantillons sans résidus « détectables », c’est-à-dire mesurés au-dessous de la limite de détection (LOD). Elle n’a considéré que la limite de quantification (LOQ), au-dessus de laquelle une concentration chiffrée peut-être donnée. Cela peut paraître un détail, mais les deux notions sont très différentes.
Blanc-seing
Ainsi, selon le rapport, 54,6 % des échantillons sont mesurés sous la LOQ (résidus non « quantifiables ») – parmi lesquels se trouvent certainement des échantillons contenant des niveaux détectables des substances recherchées. La communication de l’EFSA relève donc au mieux de l’erreur, au pire de la supercherie. Et, dans tous les cas, c’est bien plus choquant que la confusion de « Cash ».
Ce n’est pas tout. Derrière ce que nous tenons souvent pour des chiffres d’airain qui départagent le vrai du faux se cachent parfois des biais de disciplines, de bêtes impératifs techniques, voire des choix politiques… Cette fameuse limite de détection, par exemple, qui donne le blanc-seing de la virginité : comment est-elle fixée, et par qui ? « Elle dépend de la molécule recherchée et de la méthode utilisée pour mener le test », répond un scientifique d’une agence de sécurité sanitaire.
Qu’en pense un homme de l’art ? « Les programmes de surveillance cherchent plusieurs centaines de molécules en même temps et les méthodes multirésidus utilisées ont une assez faible sensibilité : lorsque vous courez après 200 informations à la fois, forcément, vous êtes moins sensible sur chacune d’elles, dit le chimiste Jean-Marc Bonmatin (CNRS), spécialiste de ces techniques. Au laboratoire, lorsque je veux vraiment voir une molécule, je cherche d’abord une limite de quantification la plus basse possible, puis je détermine une limite de détection qui peut être jusqu’à cent fois inférieure à celle des méthodes multirésidus. » On voit donc que la notion de virginité est assez relative et qu’en fonction de la loupe « rien » peut devenir quelque chose…
Science obsolète
Il existe un bel exemple de l’importance qu’il y a à distinguer le « très peu » du « rien du tout ». Il est détaillé par Laura Maxim (CNRS) et Jeroen van der Sluijs (université de Bergen, Norvège), dans le rapport « Signaux précoces et leçons tardives », publié en 2013 par l’Agence européenne de l’environnement. Au milieu des années 1990, lorsque les apiculteurs français commencèrent à accuser le Gaucho de tuer leurs abeilles, il leur fut rétorqué que c’était impossible. Dûment analysés, le pollen et le nectar des tournesols traités ne montraient en effet aucune trace du produit… De fait, sur les conseils avisés de Bayer, le fabricant du Gaucho, la Direction générale de l’alimentation avait fixé la limite de détection à 10 parties par milliard (ppb). Dès lors, on ne voyait rien. Mais la recherche ultérieure a montré qu’il fallait descendre au-dessous de ce seuil pour détecter le toxique, et que ces quantités minuscules suffisaient à dépeupler les ruchers.
Revenons à nos 97 %. Ce chiffre est-il « alarmiste » ? Procède-t-il d’une volonté d’exagérer le problème ? A l’évidence, non. Car la question n’est pas tant de savoir ce qu’il y a dans nos assiettes que de savoir ce qui échoue in fine dans nos organismes. La réponse est sans appel. Selon les travaux de l’Institut de veille sanitaire, ce n’est pas 97 % d’entre nous qui portons des traces de « phytos », mais 100 %. Des résidus de pesticides organophosphorés, d’organochlorés ou de chlorophénols sont quantifiables dans les fluides biologiques de l’ensemble de la population française.
On pourra rétorquer que les expositions sont dans la majorité des cas très faibles. C’est vrai. Mais rappelons que l’évaluation des risques actuelle – qui considère que « très peu », c’est « presque rien » et que ce « presque rien » ne produit « rien du tout » – repose sur une science obsolète, battue en brèche par de nouvelles notions toxicologiques – effets cocktail, perturbation endocrinienne, programmation prénatale des maladies. A ceux qui pensent que le dernier « Cash » s’est rendu coupable du crime odieux d’alarmisme, conseillons la lecture du dernier Scientific Statement sur le sujet de l’Endocrine Society, la principale société savante mobilisée sur la question des pollutions diffuses. Ensuite, reparlons-en.
Stéphane Foucart
Journaliste au Monde
* LE MONDE | 29.02.2016 à 06h42 • Mis à jour le 01.03.2016 à 11h34 :
http://www.lemonde.fr/planete/article/2016/02/29/maudits-97_4873354_3244.html