Depuis ses débuts, le mouvement marxiste s’est penché sur la question de la place des femmes dans la société, que ce soit dans ses écrits, sa pensée (le Manifeste du Parti communiste en est un exemple, mais également l’ouvrage d’Engels, l’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, sans oublier la Femme et le socialisme d’August Bebel) mais aussi dans son activité. Nous pouvons citer des figures notables comme Clara Zetkin dans la social-démocratie allemande, Alexandra Kollontai dans le parti bolchévique russe et Sylvia Pankhurst dans le mouvement britannique des suffragettes. Les liens entre le mouvement ouvrier au sens large et l’action des femmes en tant que femmes ont aussi été très présents. Par exemple des syndicats de femmes ont été formés dans les débuts du mouvement syndical en Irlande, en Grande-Bretagne et au Danemark ; il y avait des liens entre le mouvement des suffragettes et les syndicats ouvriers en Grande-Bretagne ou en Irlande.
Il n’est donc pas surprenant que la gauche marxiste ait aussi réagi, bien que de manière différente selon les courants, à la naissance du nouveau mouvement des femmes des années soixante et soixante-dix dans le contexte d’une radicalisation de la jeunesse au niveau mondial. Cette émergence d’un mouvement féministe n’était pas, comme on le pense souvent, confinée à l’Europe occidentale et à l’Amérique du Nord. Des petits groupes féministes ont commencé à émerger en Amérique latine au début des années soixante-dix, notamment au Mexique mais aussi ailleurs, malgré les dictatures militaires. Des femmes d’Amérique latine ont aussi apporté d’importantes contributions théoriques au féminisme (par exemple Ginny Vargas, au Pérou). Les « Rencontres féministes d’Amérique latine intercontinentales », dont la première édition s’est tenue en 1981, sont le signe d’un mouvement de femmes encore actif, et ce malgré les problèmes provoqués par son institutionnalisation liée à la présence et à l’activité des ONG. En Inde, le mouvement féministe a surtout commencé à se développer après la levée de l’état d’urgence en 1976 ; l’une de ses principales préoccupations était les violences faites aux femmes, notamment les viols et les morts liées à la dot. Des femmes féministes en Iran faisaient partie du mouvement qui a renversé le Shah à la fin des années soixante-dix et prennent encore aujourd’hui une part active dans le mouvement pour la démocratie.
Mais bien sûr les endroits où ce mouvement a été le plus fort sont ceux où les conditions sociales favorisaient la radicalisation générale de la jeunesse, dans un contexte de boom économique après la guerre, de massification de l’éducation supérieure et d’accès à la contraception, en particulier pour les femmes.
À cet égard, il est logique que la résolution de 1979 Libération des femmes et révolution socialiste rééditée dans ce livre ait été une initiative de femmes de la Quatrième Internationale d’Amérique du Nord et d’Europe occidentale. Il y a évidemment eu des discussions pour savoir si cette résolution devait avoir une perspective mondiale ou ne traiter que des questions concernant les régions où se situaient la plupart des sections de la Quatrième Internationale. Ces sections, bien que petites en général, étaient un véritable reflet de cette radicalisation de la jeunesse, et connaissaient donc le développement de la seconde vague du mouvement des femmes le plus marqué. Bien que finalement la décision ait été prise de parler de ce qu’on appelait à l’époque les « trois secteurs du monde », les pays capitalistes avancés, le tiers monde et les pays staliniens bureaucratisés, les parties qui traitent de ces deux derniers secteurs sont incontestablement les plus faibles du document.
La résolution de 1991 sur l’Amérique latine a constitué une importante rectification à cet égard, en apportant une compréhension des processus de radicalisation et de construction de mouvements dans ce contexte spécifique. Elle s’est basée sur une véritable étude de l’état du mouvement à ce moment dans le sous-continent latino-américain, réalisée notamment par des camarades du PRT mexicain. Malheureusement la réalité de l’implantation de la Quatrième Internationale dans d’autres régions du monde ne nous a pas permis d’y réaliser un travail similaire. Le point le plus important souligné par cette résolution est que les femmes qui entrent en lutte sur la base de leur position sociale en tant que femmes, mères, habitantes des bidonvilles qui se battent pour de l’eau ou des canalisations de base, en tant que paysannes luttant pour le droit à travailler ou à posséder la terre, ces femmes pouvaient aussi se radicaliser à partir de la conscience de leur genre. C’est une chose qui s’est vue ailleurs, avec par exemple les épouses en solidarité avec les luttes menées par leurs maris (voir par exemple la grève de mineurs de 1984-85 en Grande-Bretagne) ou les militantes dans le mouvement anti-guerre (le Women’s Peace Camp à Greenham Common également en Grande-Bretagne au début des années quatre-vingt), ou encore dans le mouvement des infirmières en France en 1988.
Le plus important apport théorique et stratégique du document de 1979 est quelque chose qui, selon nous, reste pertinent en général. Il s’agit du fait que le processus de transformation de la société sur une base anticapitaliste, arrachant les racines de toute oppression et exploitation, requiert la participation active d’un mouvement de femmes indépendant et autonome. La signification de l’autonomie du mouvement des femmes est expliquée dans la résolution :
« Par mouvement des femmes, nous entendons toutes les femmes qui s’organisent à un niveau ou un autre contre l’oppression que leur impose la société : groupes femmes, groupes de conscience, groupes de quartiers, groupes d’étudiantes, groupes d’entreprises, commissions syndicales, organisations des femmes des nationalités opprimées, groupes de féministes lesbiennes, collectifs de campagne sur des revendications spécifiques. Le mouvement des femmes se caractérise par son hétérogénéité, son impact sur toutes les couches de ta société, et par le fait qu’il n’est rattaché à aucune organisation politique en particulier, même si divers courants se manifestent en son sein. D’autre part, certains groupes et comités unitaires, bien que dirigés et soutenus par des femmes, sont ouverts aux hommes aussi, comme l’Organisation nationale des femmes aux États-Unis (NOW), et la Campagne nationale pour l’avortement en Grande-Bretagne (NAC). » (Nos méthodes de lutte, point 2)
La nécessité stratégique d’un tel mouvement est justifiée de la façon suivante :
« Les femmes représentent à la fois une composante importante de la classe ouvrière et un puissant allié potentiel de la classe ouvrière dans la lutte pour le renversement du capitalisme. Sans la révolution socialiste, les femmes ne peuvent instaurer les conditions préalables à leur libération. Sans la mobilisation de la masse des femmes dans la lutte pour leur propre libération, la classe ouvrière ne peut accomplir ses tâches historiques. La destruction de l’État bourgeois, l’éradication de la propriété capitaliste, la transformation des bases et des priorités économiques de la société, la consolidation d’un nouveau pouvoir d’État basé sur l’organisation démocratique de la classe ouvrière et de ses alliés et la lutte permanente pour éliminer toutes les formes d’oppression dans les relations sociales héritées de la société de classes, tout cela ne peut être mené à bien, en dernière instance, sans la participation et la direction conscientes d’un mouvement autonome de libération des femmes. » (Notre orientation, 2.b)
Cependant, si la politique menée par ces mouvements est importante, il ne s’agit pas seulement des femmes en tant que femmes :
« Si toutes les femmes sont affectées par leur oppression en tant que femmes, le mouvement de masse de libération des femmes que nous nous efforçons de construire doit être fondamentalement prolétarien dans sa composition, son orientation et sa direction. Seul un tel mouvement qui s’enracine dans les couches les plus exploitées des femmes de la classe ouvrière, sera capable de mener le combat pour la libération des femmes jusqu’au bout et sans compromission, en s’alliant aux forces sociales dont les intérêts de classe sont parallèles à ceux des femmes ou les recoupent. Seul un tel mouvement sera capable de jouer un rôle progressiste dans des conditions d’exacerbation de la lutte de classes. » (Notre orientation, 2.e)
Cette position a constitué une rupture avec les traditions du mouvement marxiste sur l’organisation des femmes. Il a existé beaucoup d’organisations de femmes liés à des mouvements marxistes, mais elles avaient d’autres rôles : offrir la possibilité aux femmes d’avoir une activité politique là où l’activité politique mixte n’était pas autorisée, organiser des soutiens féminins pour le parti, développer un travail spécifique en vue de gagner des femmes au parti. Ces mouvements ne prenaient pas en compte, que ce soit au niveau théorique ou pratique, la nécessité d’un mouvement autonome des femmes pour construire un rapport de forces suffisant afin d’imposer leurs revendications.
Cette question a constitué un débat majeur entre des courants en dehors de la Quatrième Internationale et en son sein, courants qui, se réclamant du marxisme révolutionnaire, adhéraient à une conception du processus révolutionnaire comme étant principalement l’œuvre de la classe ouvrière, représentée par le parti révolutionnaire. Ce parti serait selon eux le seul agent du changement social et révolutionnaire, et au mieux intégrerait les revendications des femmes ou poserait les bases de l’élimination de l’inégalité hommes-femmes une fois arrivé au pouvoir. Notre position reste un élément qui nous distingue encore aujourd’hui d’autres courants internationaux marxistes révolutionnaires comme le courant moréniste, l’IST autour du SWP britannique ou les différents courants se développant à partir de la tendance britannique Militant.
Cette position prise par la Quatrième Internationale devrait aussi être replacée dans le contexte d’un autre débat qui avait lieu au même moment et qui a abouti en 1985, bien que les grands axes de la discussion aient été développés dans les années soixante-dix, avec l’adoption d’une résolution « Démocratie socialiste et dictature du prolétariat ». Ce débat a constitué un grand pas en avant dans la pensée stratégique de la QI en affirmant que les expériences et intérêts différents des secteurs exploités et opprimés impliquaient le développement d’organisations authentiquement révolutionnaires différentes, et qu’un seul parti ne synthétiserait pas tous ces intérêts dans son programme. Cette discussion a aussi été marquée par l’expérience de la révolution au Nicaragua, ainsi que par une discussion plus approfondie sur la question du sujet révolutionnaire à partir des années quatre-vingt, dans laquelle une distinction a été proposée entre, d’une part, le sujet pratique-politique qui mobiliserait la masse de la population capable d’imposer son programme et, de l’autre, un sujet théorique-politique qui contribuerait au développement du programme politique sans mobiliser directement les masses des exploités et opprimés.
Ce point important a été accepté par une écrasante majorité de la Quatrième Internationale lors de son Congrès mondial de 1979. Cependant, cela n’a pas empêché un certain nombre d’autres débats importants de continuer, au congrès même et par la suite.
La position prise en faveur d’un mouvement de libération des femmes autonome a été défendue principalement en raison de l’échec des directions des partis et des syndicats du mouvement ouvrier à intégrer les revendications des femmes et aussi parce qu’une vision moins idéalisée de l’attitude des travailleurs hommes par rapport aux femmes s’était peu à peu imposée :
« Elles ont souvent à faire face à des agressions sexistes et à des abus organisés et provoqués par leurs chefs et leurs contremaîtres. Même lorsque de telles agressions proviennent de leurs compagnons de travail, c’est souvent le résultat d’une atmosphère entretenue par le patron. » (Nos méthodes de lutte, 7)
Une autre prolongation de ce débat après le congrès a été le débat sur les « privilèges des hommes », c’est-à-dire sur la question de savoir dans quelle mesure les hommes comme individus bénéficient de l’oppression des femmes et ont ainsi un intérêt, ou pensent qu’ils en ont un, à perpétuer une situation d’inégalité et de discrimination.
Des débats autour de la validité de l’affirmation d’Engels selon laquelle l’oppression des femmes est un produit du développement de la société de classes – un thème qui fait l’objet de recherches et de discussions parmi les anthropologues féministes et dans les sciences humaines encore aujourd’hui – se sont cristallisés dans une formule de compromis :
« 3. L’origine de l’oppression des femmes est liée à la transition de la société pré-classiste à la société de classes. Le processus exact selon lequel cette transition complexe s’est opérée est un objet permanent de recherches et de débat, y compris parmi ceux qui souscrivent à une vue matérialiste de l’histoire. Quoi qu’il en soit, les traits fondamentaux de l’émergence de l’oppression des femmes sont clairs.
Cette transformation du statut des femmes s’est effectuée en même temps que la croissance de la productivité du travail basée sur l’agriculture, la domestication du bétail et la constitution de stocks, que l’apparition de divisions nouvelles dans le travail, l’artisanat et le commerce, que l’appropriation privée d’un surproduit social croissant et que le développement de la possibilité pour certains de prospérer grâce à l’exploitation du travail des autres. » (Origine et nature de l’oppression des femmes, 3)
Il y avait cependant un accord total sur l’idée que l’oppression des femmes était antérieure au capitalisme et qu’elle ne serait donc pas éliminée avec le renversement du capitalisme, comme l’expérience de l’Union soviétique l’avait montré. Le chapitre « Thermidor dans la famille » dans la Révolution trahie de Léon Trotski a constitué un texte important à cet égard.
Comme dans la plupart des courants connus comme « socialistes » ou « lutte de classes » dans le mouvement féministe large, les questions de sexualité et de violence étaient moins abordées dans leur ensemble dans notre analyse, bien que des revendications aient été formulées. Toutes les premières formulations impliquant que les lesbiennes étaient séparatistes ont été amendées. Par la suite, au Congrès mondial de 2003, a été adoptée une résolution programmatique sur la Libération gay et lesbienne qui reprenait les bases théoriques et stratégiques de la résolution de 1979. Certaines organisations de la QI avaient malheureusement encore dans les années soixante-dix des positions très arriérées sur l’homosexualité, qui allaient jusqu’à interdire l’adhésion, sous le prétexte que cela mettrait l’organisation en danger d’être accusée d’activité illégale. Une telle position n’était évidemment pas acceptable et de telles organisations n’étaient pas admises, ou bien ont été exclues de la QI. En 1991, le statut de membre a été retiré à une organisation, suite à la décision de toutes les camarades femmes de la quitter car selon elles, le parti n’avait pas traité correctement des faits de violence sexuelle et de harcèlement, même si les individus responsables avaient été exclus.
La résolution de 1979 insistait sur le fait que toutes les femmes sont opprimées, bien que cette oppression se combine avec une oppression de classe. Cependant les seules références à des femmes d’origine ethnique différente étaient liées à des femmes immigrées alors qu’aux États-Unis, les femmes noires étaient des dirigeantes importantes de la Quatrième Internationale et avaient largement contribué à l’élaboration du document. Par la suite, des textes comme la résolution de 1991 sur les femmes dans les pays capitalistes avancés étaient meilleurs à cet égard. La question des violences faites aux femmes a aussi été plus largement traitée dans des textes ultérieurs.
Une importance particulière a été donnée à l’impact du mouvement des femmes sur le mouvement ouvrier et aux formes d’organisation des femmes en tant que travailleuses, notamment dans les commissions femmes développées dans les syndicats. Les formes et la nature de ces commissions étaient différentes selon les traditions du mouvement ouvrier – dans quelle mesure les directions de ces syndicats les acceptaient comme des structures syndicales légitimes ou les poussaient à s’organiser en dehors de ces structures. Pourtant, cela ne signifie pas forcément que les structures « légitimes » avaient un rôle moins dynamique que celles forcées de s’organiser de façon plus indépendante. Les commissions femmes ont joué un rôle important dans les mouvements syndicaux britannique et français en poussant les directions syndicales à organiser des manifestations nationales massives en défense du droit à l’avortement en 1979, en collaboration avec le mouvement organisé de femmes. La Coalition of Labour Union Women aux États-Unis a aussi fait un travail important.
La résolution de 1979 se plaçait bien entendu dans la perspective d’une continuité et d’un développement du mouvement des femmes. En 1991, il était clair que l’impact mondial du féminisme ne se traduisait pas par une croissance continue du mouvement des femmes. Malgré notre conviction que la libération des femmes était loin d’être réalisée, les revendications légales évidentes avaient dans une large mesure été satisfaites dans les pays capitalistes avancés et des mobilisations de front unique furent plus difficiles à construire. L’activité continue de féministes engagées a tendu à s’organiser autour de certains thèmes spécifiques, en particulier là où les femmes avaient besoin de réseaux de soutien qui n’étaient fournis nulle part ailleurs, par exemple les femmes victimes de violences sexuelles.
Au même moment les débats théoriques et analytiques, ouverts sous l’influence du mouvement des femmes, conduisaient tout un groupe de femmes, notamment dans les milieux universitaires, à la conclusion qu’un mouvement de libération des femmes constituait un objectif impossible à cause de la variété des expériences des femmes, selon leur contexte social, économique, ethnique, etc., qui rendait impossible l’émergence de revendications communes. Ces développements ont été nourris et renforcés par le mouvement intellectuel connu comme « post-modernisme » avec son accent mis sur la déconstruction des métarécits et l’impossibilité de valeurs et revendications universelles.
Depuis le début, les femmes du mouvement féministe avaient mis en question les figures « universelles », comme « le travailleur », montrant que la moitié des travailleurs sont des femmes et que toute discussion sur la classe ouvrière ou tout mouvement prétendant défendre ses besoins et ses intérêts devaient donc prendre en compte la dimension “femmes”. À son tour, le mouvement lui-même était remis en question par des femmes qui sentaient que, en tant que noire, immigrée, travailleuse ou lesbienne, leurs besoins et leurs intérêts n’étaient pas pris en compte par un mouvement qui semblait implanté surtout parmi les jeunes femmes blanches et hétérosexuelles plus éduquées ou dans des emplois de cols blancs.
En réalité, depuis le début, de nombreuses lesbiennes, qui ne sentaient pas à leur place dans le mouvement gay parce qu’elles le trouvaient beaucoup trop masculin (et souvent sexiste), avaient été des militantes clefs et des initiatrices du mouvement des femmes. Un amendement sur ce point précis a été introduit dans la résolution de 1979 par des femmes de Grande-Bretagne, reflétant leur expérience où les militantes lesbiennes avaient été en première ligne du mouvement des femmes et de ses campagnes principales, notamment en défense de la loi libérale existant sur l’avortement. Tandis que des femmes s’organisaient dans les syndicats pour obliger les organisations de travailleurs à prendre en compte les revendications de leurs membres femmes, le mouvement des femmes a vu le développement de groupes de femmes noires, de femmes lesbiennes, de femmes contre le racisme qui ont contribué à augmenter la conscience dans le mouvement des expériences diverses des femmes.
Cet impact est apparu clairement dans les campagnes qui avaient débuté autour de la question du droit à l’avortement, comme la National Abortion Campaign en Grande-Bretagne, qui a inclus et développé son programme en fonction des expériences des femmes immigrées en Grande-Bretagne, celles de Bangladesh utilisées comme cobayes involontaires pour le contraceptif injectable Depo-Provera, ou des Antilles britanniques à qui l’on imposait une stérilisation en même temps qu’un avortement.
Au niveau international, la Campagne internationale pour le droit à l’avortement s’est rapidement renommée Campagne internationale pour la contraception, l’avortement et la stérilisation (aujourd’hui Women’s Global Network for Reproductive Rights) afin de développer et élargir de manière inclusive la question de la santé reproductive des femmes et leur droit à contrôler leur corps. Il est difficile de voir en quoi le droit des femmes à disposer de leur corps ne serait pas une revendication universelle, exactement comme la revendication de la fin de la torture ou de la famine.
L’accent mis sur la compréhension des expériences spécifiques des femmes a aussi mené à différentes formes de féminismes de la différence ou essentialistes qui acceptaient qu’il y ait des différences essentielles entre les femmes et les hommes et se posaient comme objectif que des valeurs ou caractéristiques considérées comme « féminines » devraient avoir autant de prestige social que celles considérées comme « masculines ». Cette approche, comme toutes celles basées sur une notion de patriarcat comme système d’oppression mâle qui serait indépendant du capitalisme et de la société de classes, a été rejetée comme incompatible avec une approche marxiste qui explique que toutes les relations sociales sont englobées dans les relations de production et de reproduction.
L’entrée dans les partis politiques d’une génération de jeunes femmes radicalisées sous l’influence du mouvement féministe a aussi conduit à s’interroger sur la possibilité pour elles de trouver leur place dans ces organisations, par rapport aux « vieux » camarades hommes mais aussi à ceux de leur génération. Cela n’était bien entendu pas spécifique aux organisations de la Quatrième Internationale, les liens étroits entre les mouvements radicaux mixtes et la radicalisation féministe ont inévitablement mené à la remise en question des formes d’organisation politique en général. Cependant la Quatrième Internationale reste la seule organisation politique qui ait adopté une résolution théorique et programmatique sur cette question, lors de son Congrès mondial en 1991, avec de nombreuses propositions de mesures pratiques pour mettre au point un « plan de discrimination positive ».
En 1979, une discussion âpre avait été provoquée par la proposition que les femmes aient le droit de se réunir entre elles pour discuter ensemble des difficultés auxquelles elles sont confrontées pour se sentir à l’aise et acceptées dans l’organisation, afin d’identifier les problèmes communs et proposer au reste de l’organisation des mesures pour les combattre. Cette proposition – étiquetée antiléniniste par le rapporteur de la résolution – a été rejetée par la majorité de la direction et des délégués de l’époque, en particulier du SWP américain et le courant qui lui est associé. J’étais membre du groupe de jeunes femmes déléguées de pays d’Europe, d’Amérique latine ainsi que du Canada, à défendre la proposition. C’était notre première expérience de travail au-delà des barrières nationales et linguistiques pour mener un combat commun. Cependant, le débat était pratiquement terminé puisque la pratique a continué là où elle avait déjà été instaurée, et, avec le déclin du courant du SWP des EU et son départ de l’Internationale, la résolution de 1991 a acté à juste titre que c’était une pratique habituelle parmi d’autres, comme la parité ou les quotas pour la représentation des femmes dans la direction.
Depuis 1991, les contributions des commissions femmes aux discussions de l’Internationale se sont concentrées sur la place des femmes dans la globalisation croissante de l’économie mondiale, comme dans les thèses de 1995 et le document Les femmes et la crise depuis 2010, ainsi que sur la réaffirmation de l’importance stratégique de la dimension féministe dans la construction de nos partis et l’élaboration de notre programme. Ces contributions ont été intégrées sous la forme d’amendements aux documents sur la situation mondiale et sur la construction de la Quatrième Internationale en 1995, 2003 et 2010.
La lutte pour la libération des femmes et pour que les organisations marxistes révolutionnaires et anticapitalistes intègrent cette lutte dans leurs programmes, perspectives et stratégie n’est pas terminée. Sous l’impact des évolutions de la situation, nous aurons de nouvelles tâches d’analyse et d’élaboration. Nous pensons que les documents qui suivent constituent un cadre d’analyse utile pour réaliser ces tâches.
Penelope Duggan, septembre 2010