Une inspectrice du travail a été condamnée, vendredi 4 décembre, à 3 500 euros d’amende avec sursis par le tribunal correctionnel d’Annecy pour avoir violé le secret professionnel et recelé des documents confidentiels appartenant à la société Tefal. La personne qui lui avait remis ces pièces, un ancien salarié de l’entreprise, s’est vue infliger la même peine. Cette décision, rarissime, intervient dans une affaire hors norme qui a mis sous tension les services du ministère du travail.
Les faits reprochés à Laura Pfeiffer portent sur des courriels émis ou reçus en 2013 par la direction de l’usine Tefal de Rumilly (Haute-Savoie). Ils avaient été communiqués à la fonctionnaire par Christophe M., salarié de Tefal à l’époque, qui se les étaient procurés frauduleusement et les avait donnés à Mme Pfeiffer à l’insu de son employeur.
TEFAL N’AVAIT PAS DIGÉRÉ QUE LAURA PFEIFFER LUI DEMANDE, DÉBUT 2013, DE RENÉGOCIER UN ACCORD SUR LE TEMPS DE TRAVAIL QU’ELLE JUGEAIT ILLÉGAL
Ces correspondances électroniques, qui auraient dû rester secrètes, avaient mis en évidence plusieurs faits troublants. Ils laissaient penser que les dirigeants de l’établissement Tefal de Rumilly avaient cherché à obtenir la mutation de l’inspectrice du travail en intervenant auprès de son supérieur hiérarchique, Philippe Dumont. Le fabricant d’articles de cuisine, qui est l’un des plus gros employeurs privés de Haute-Savoie, n’avait pas digéré que Laura Pfeiffer lui demande, début 2013, de renégocier un accord sur le temps de travail qu’elle jugeait illégal. Et il vivait très mal les interventions répétées de celle-ci à son égard, y voyant une forme d’acharnement injustifié.
En avril 2013, Philippe Dumont, le « chef » de Laura Pfeiffer, avait eu une discussion avec elle au sujet de Tefal ; leur tête-à-tête, au cours duquel il lui avait demandé d’avoir une position plus modérée, s’était très mal passé et l’inspectrice du travail avait été mise en arrêt maladie.
Deuxième fait troublant, révélé par ces courriels : Tefal avait accepté, en juin 2013, d’accueillir en stage un jeune, recommandé par Philippe Dumont. Un recrutement qui pouvait apparaître comme un « cadeau » fait par la société en contrepartie de la bienveillance du directeur départemental du travail.
Provenance « douteuse » des documents
Ayant toutes ces pièces en main, grâce à Christophe M., Laura Pfeiffer en avait conclu que sa hiérarchie relayait les pressions de Tefal pour « obtenir sa tête ». Elle avait transmis ces documents à sept syndicats. Début décembre 2013, la CNT avait dénoncé l’affaire dans un tract ; quelques jours après, le quotidien L’Humanité avait révélé le contenu des e-mails. Tefal avait porté plainte contre X pour « introduction frauduleuse dans un système de traitement automatisé de données ». La procédure avait permis de remonter à Christophe M. : aux enquêteurs, celui-ci avait expliqué avoir remis à Laura Pfeiffer les courriels. C’est ce qui leur a valu d’être jugés, le 16 octobre, devant le tribunal correctionnel d’Annecy. Et d’être condamnés.
A l’appui de leur décision, les juges invoquent le fait que l’inspectrice du travail « ne pouvait ignorer » que les courriels « avaient été obtenus sans l’accord » de ceux qui les avaient reçus ou rédigés. « La connaissance de la provenance douteuse des documents et le fait qu’elle les ait utilisés suffisent à caractériser l’élément intentionnel de l’infraction de recel », considèrent-ils.
Ils rappellent aussi « l’obligation de respecter le secret professionnel » à laquelle Laura Pfeiffer est assujettie, « comme tout fonctionnaire ». Une disposition qui a pour objet « de garantir la sécurité des confidences recueillies et de protéger les informations à caractère secret auxquelles [l’inspection du travail] a accès ». En l’espèce, conclut le tribunal, la prévenue a totalement méconnu cette règle : la diffusion de pièces aux syndicats « a rendu possible [leur] publication dans la presse et sur Internet (...), diffusion qui a conduit à l’identification de [Christophe M.] et à son licenciement ».
Le statut de lanceur d’alerte non retenu
Pour les juges, Laura Pfeiffer ne peut valablement soutenir, comme elle l’a fait durant le procès, qu’elle avait agi de la sorte pour se défendre dans le conflit l’opposant à Philippe Dumont. Son comportement « atteste d’un choix délibéré de communiquer des documents secrets et internes à une entreprise, avec une volonté de large diffusion qui dépasse l’échelon individuel ».
Christophe M., de son côté, avait admis s’être introduit dans le système informatique de Tefal et avoir copié des courriels, entre autres, sans en avoir parlé à son employeur. Dès lors, les infractions sont constituées. Quant au statut de lanceur d’alerte, invoqué par la défense pendant l’audience, le prévenu ne peut pas s’en prévaloir, car il est prévu dans une loi de décembre 2013 postérieure aux faits. En outre, l’origine frauduleuse des documents pose problème, aux yeux des juges : « [Christophe M.] n’en a pas eu connaissance dans l’exercice de ses fonctions. Ils ne le concernaient pas personnellement et n’étaient pas nécessaires à l’exercice de sa défense dans le cadre d’une procédure prud’homale. »
Lors de l’audience, le procureur de la République, Eric Maillaud, avait requis une peine de 5 000 euros d’amende à l’encontre de Laura Pfeiffer et 5 000 euros avec sursis à l’encontre de Christophe M. Le jugement est donc moins un peu moins sévère. Les deux prévenus ont également été condamnés à verser un euro symbolique à chacune des parties civiles : la société Tefal, en tant que personne morale, et quatre cadres de l’entreprise ; ils devront aussi payer 2 500 euros au titre des frais de justice.
La condamnation figurera au bulletin n° 2 du casier judiciaire, ce qui pourrait conduire au lancement d’une procédure disciplinaire à l’encontre de la prévenue. « Cela ne sera pas le cas, précise-t-on au ministère du travail. Donc il n’y aura pas de conséquences. Et les frais de justice réclamés à Laura Pfeiffer seront pris en charge dans le cadre de la protection fonctionnelle. »
Plainte pour harcèlement moral
« Ça me choque, a confié Laura Pfeiffer à l’AFP peu après le prononcé du jugement. J’avais toujours l’espoir qu’on sorte de l’absurde. Comme ce n’est pas le cas, j’en prends acte et je vais voir avec mon avocat pour la suite. J’ai le sentiment d’avoir juste fait mon métier, ce qui apparemment dérange. » Elle était accompagnée d’une centaine de syndicalistes venus la soutenir, d’après l’AFP.
« UN PROCÈS SYMBOLE DE LA COLLUSION ENTRE LE PATRONAT ET LES HAUTS CADRES DE L’ETAT »
Dans une déclaration commune diffusée vendredi, la CGT, la CNT, FO, la FSU et Solidaires affirment que « Laura Pfeiffer et le lanceur d’alerte de Tefal ont subi un procès honteux ». « Il est le symbole de la collusion entre le patronat et les hauts cadres de l’Etat, poursuivent ces organisations. Notre mission, protéger les salariés de l’arbitraire, a été piétinée. » Elles pensent que l’audience, « à sens unique », a servi à envoyer « un signal fort à tous les travailleurs et travailleuses » : « L’inspection du travail dérange et il convient de la mettre au pas. » « Il n’est pas possible de condamner une inspectrice du travail pour n’avoir fait que son travail, insistent-elles. Il n’est pas possible de condamner un lanceur d’alerte pour avoir joué ce rôle essentiel d’aiguillon. »
Sollicité par Le Monde, l’avocat de Laura Pfeiffer, Me Henri Leclerc, a indiqué que lui et sa cliente feront « vraisemblablement appel » du jugement. De son côté, le conseil de Tefal, Me Joseph Aguera, n’a pas souhaité faire de commentaire.
L’affaire est loin d’être close : Laura Pfeiffer avait porté plainte pour harcèlement moral et dressé un procès-verbal pour entrave à l’exercice de ses fonctions qui avait été transmis au parquet. Les enquêtes poursuivent leur cours.
Bertrand Bissuel
Journaliste au Monde