La Tribune de Genève écrivait sur son site internet jeudi 25 février que l’affaire de l’employée municipale voilée d’une institution culturelle, en contact avec le public, semblait se résoudre d’elle-même après la décision de retirer son voile sur son lieu de travail. [1] Vraiment ?
Si il y a véritablement résolution de la question, cela se dirige au contraire vers de nouveaux problèmes et en l’occurrence de nouvelles restrictions des droits démocratiques. Le droit de pratiquer sa religion, dont le droit de porter le voile, est un droit démocratique comme indiqué dans l’article 18 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme (et à la CEDH) qui affirme que « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, seule ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites. ». Il faut donc défendre ce droit démocratique comme n’importe quel autre comme la liberté d’expression. Comme j’avais déjà écris dans le journal le Courrier en octobre 2013 et ailleurs, la question du voile ne concerne que les femmes, elles doivent décider par elles-mêmes et en toute indépendance de son port ou non. Le voile imposé ou retiré par la force est un acte réactionnaire et autoritaire et qui va à l’encontre de tout soutien à l’autodétermination des femmes. [2] Nous défendons, pour toutes les femmes, le droit à disposer de leur propre corps.
Il faut rappeler que cette nouvelle affaire n’est malheureusement pas quelque chose de nouveau dans la république de Genève, car en 1996 Martine Brunschwig Graf, du parti « libéral », alors en charge du DIP, avait licencié une enseignante musulmane voilée pour l’exemple. Il faut souligner qu’à l’époque, le groupe parlementaire de l’Alliance de Gauche au Grand Conseil avait défendu au nom des libertés personnelles, le fait qu’une enseignante musulmane puisse conserver son foulard à l’école. Cette nouvelle affaire se passe sur fond de montée du racisme global et particulièrement de l’islamophobie, la Suisse n’étant pas une exception dans ce cas, bien au contraire… [3] Dernier exemple en date le canton du Valais, dans lequel une initiative de l’UDC souhaite l’interdiction du port du voile à l’école. De plus il faut souligner également l’absence des principales concernées dans les débats autour du voile, comme l’expliquait très bien Audrey Schmid, membre de solidaritéS, dans le journal solidaritéS « Objet de tous les discours, les jeunes filles voilées n’ont cependant jamais la parole… La vision universaliste du voile permet ainsi d’ôter tout scrupule au déni du droit à la parole des principales concernées, jouant à la fois sur le paternalisme et la diabolisation qui enlève tout crédit à la parole des femmes musulmanes, jugées au mieux comme simples pantins sous la coupe d’hommes machistes et au pire comme collaboratrices d’une entreprise de destruction des « libertés » acquises par les femmes occidentales ». [4]
La réponse des autorités à cette affaire, avant que l’employée retire son voile à la suite des pressions médiatiques, par la voix de Sami Kanaan, chef du Département de la culture, avait été d’autoriser « temporairement » cette situation attendant la décision du Grand Conseil amené à se prononcer prochainement sur le projet de loi sur la laïcité. Le projet de loi actuellement à l’étude, dont l’élaboration a été pilotée par le PLR Pierre Maudet et qui se veut une concrétisation des dispositions en la matière de la nouvelle constitution genevoise, stipule que les collaborateurs de l’Etat ou des communes « s’abstiennent de signaler leur appartenance religieuse par des propos ou des signes extérieurs » lorsqu’ils sont « en contact avec le public ». Il faut signaler que Pierre Gauthier et Magali Orsini membres du groupe Ensemble à Gauche (EAG) ont déposé aussi un projet en la matière en réaction à celui du Conseil d’Etat qui se rapproche également du fond du ce texte. Il faut savoir que ce projet n’a pas été soumis au groupe EAG au Grand Conseil et il est signé par une minorité de celui-ci, et que le mouvement solidaritéS, membre d’EAG, s’oppose à ces derniers sur cette question comme exprimé dans son journal sous le titre de « Deux projets de lois inacceptable ». [5]
On voit donc une alliance entre certaines personnes se revendiquant « de la gauche », et de la droite pour restreindre des libertés fondamentales et s’attaquer à des populations déjà , tandis que les autorités jouent la « montre »…
A la suite de cette affaire, lors d’un débat sur la laïcité à la séance du Conseil municipal de la ville de Genève, l’élue d’Ensemble à Gauche, membre de solidaritéS Maria Pérez s’est couverte les cheveux, suivi par un autre membre du parti, Tobias Schnebli, qui a enroulé son keffieh en turban, en solidarité avec l’employée municipale genevoise voilée et contre la nouvelle loi sur la laïcité du PLR, dont un article indique l’interdiction pour les employés municipaux au contact du public « de signaler leur appartenance par des signes ou propos religieux ». Maria Perez a déclaré « Ce geste de solidarité avec les femmes qui portent le voile avait pour but de montrer l’absurdité du débat, alors que le Conseil d’Etat est à bout touchant avec son projet de loi. Ces questions retombent toujours sur le corps des femmes. Il y a plusieurs hommes qui portent la barbe dans la salle, personne ne leur demande de se raser ». Les positions courageuses et de défenses à droits fondamentaux démocratiques de Maria Perez et Tobia Schnebli doivent être saluer.
Je voudrais simplement dire à ceux et celles qui se revendiquent à gauche et/ ou du marxisme et qui soutiennent cette interdiction de revoir leur histoire. Dans sa Critique du programme de Gotha du Parti Ouvrier Allemand (1875), Marx expliquait en effet que la liberté privée en matière de croyance et de culte doit être définie uniquement comme rejet de l’ingérence étatique. Il en énonçait ainsi le principe : « Chacun doit pouvoir satisfaire ses besoins religieux et corporels, sans que la police y fourre le nez ». Ce même Marx a d’ailleurs défendu l’obtention des droits civiques des juifs de Cologne en 1843 et déclarera que le privilège de la foi est un droit universel de l’homme. Comme Karl Marx l’expliquait très bien dans son article « la question juive », il soutenait, en désaccord avec le philosophe allemand Bruno Bauer, l’émancipation politique des juifs sans exiger qu’ils renoncent à leur religion.
Frederich Engels de son côté a raillé et dénoncé la prétention de certains individus et groupes de vouloir d’abolir la religion par décret. Sa perspicacité a été entièrement confirmée par les expériences du XXe siècle, comme lorsqu’il soutenait que « les persécutions sont le meilleur moyen d’affermir des convictions indésirables » et que « le seul service que l’on puisse rendre encore, de nos jours, à Dieu est de proclamer l’athéisme un symbole de foi coercitif ».
La position du révolutionnaire russe Vladimir Lénine ne fut pas différente sur la question de la laïcité :
« La religion doit être déclarée affaire privée ; c’est ainsi qu’on définit ordinairement l’attitude des socialistes à l’égard de la religion. Mais il importe de déterminer exactement la signification de ces mots, afin d’éviter tout malentendu. Nous exigeons que la religion soit une affaire privée vis-à-vis de l’État… L’État ne doit pas se mêler de religion, les sociétés religieuses ne doivent pas être liées au pouvoir d’État. Chacun doit être parfaitement libre de professer n’importe quelle religion ou de n’en reconnaître aucune, c’est-à-dire d’être athée, comme le sont généralement les socialistes. Aucune différence de droits civiques motivée par des croyances religieuses ne doit être tolérée. Toute mention de la confession des citoyens dans les papiers officiels doit être incontestablement supprimée. L’État ne doit accorder aucune subvention ni à l’Église ni aux associations confessionnelles ou religieuses, qui doivent devenir des associations de citoyens coreligionnaires, entièrement libres et indépendantes à l’égard du pouvoir… La séparation complète de l’Église et de l’État, telle est la revendication du prolétariat socialiste à l’égard de l’État et de l’Église modernes. »
Comme on peut le voir à aucun moment la laïcité signifie l’éradication de la religion ou la lutte contre les croyants qui affichent leur religiosité. Il importe en effet de ne pas confondre séparation et prohibition.
C’est le dictateur Staline, représentant de la contre révolution bureaucratique en URSS, à son arrivée au pouvoir après avoir éliminer l’opposition de gauche et autre qui remettra en cause cette approche de la religion et cette vision de la laïcité par une approche éradicatrice.
Mais cette vision d’une laïcité inclusive se retrouve aussi plus largement. Par exemple sur la question du voile, on notera aussi la position de la Ligue de l’Enseignement en France adoptée lors de son assemblée générale de Troyes en juin 2003 :« La Ligue de l’Enseignement, dont toute l’histoire est marquée par une action constante en faveur de la laïcité, considère que légiférer sur le port de signes d’appartenance religieuse est inopportun. Toute loi serait soit inutile soit impossible. Par ailleurs, et pour peu que l’on ne remette pas en cause la liberté d’enseignement, prohiber le port du foulard islamique, ou autres signes religieux vestimentaires, à l’école publique, au nom de la laïcité, est une attitude éminemment antinomique, puisqu’elle aboutit à favoriser l’expansion des écoles religieuses. »
La laïcité n’est en effet pas l’interdiction et / ou l’éradication de la religion de la société, et/ ou la lutte contre les croyants qui affichent leur religiosité, non c’est la séparation de la religion et de l’Etat, la neutralité de l’Etat face à toute religion, aucun favoritisme, etc…. La laïcité, qui est un gain démocratique et un instrument de reconnaissance de tous les cultes et d’émancipation des individus, est dès lors détournée par ses personnes et groupes à des fins d’exclusions et de restrictions de libertés fondamentales. Mais de plus en plus il faut le reconnaître, la laïcité a été détournée par ses personnes et groupes, de droite comme de gauche malheureusement, à des fins d’exclusions et de restrictions de libertés fondamentales. On ne peut pas nier que que ce genre de positions alimente et participe aux stigmatisations et climat raciste déjà très présent, en particulier envers les populations de confession musulmane, divisant encore davantage les classes populaires.
De plus, il s’agit aujourd’hui de comprendre la question de la laïcité de manière transversale, c’est à dire qu’une compréhension d’une laïcité éradicatrice et exclusive a des conséquences multiples comme d’ordres sociales et économiques, exclusion et/ou restriction importante le plus souvent du marché du travail qui touchent principalement et majoritairement les femmes déjà victimes du système patriarcale et sexistes. D’ordres racistes, encouragement à des politiques exclusives et attitudes négatives envers des populations déjà soumises à de nombreuses attaques et envers les personnes affichant leurs religiosité, et encore une fois les femmes voilées sont les principales victimes avec une augmentation généralisée des agressions physiques contre elles.
Dernier exemple en date qui montre qu’une compréhension d’une laïcité exclusive et autoritaire est la question des travailleurs de l’aéroport de Genève exclues car « ils auraient affiché de manière trop affirmative » leur religiosité.
Les mouvements progressistes doivent être bien sûr à la tête de la lutte contre les politiques d’austérité et néolibérales, mais aussi doivent être les champions de la défense des droits démocratiques dans leur ensemble que ce soit dans la liberté d’expression, de pratiquer sa religion ou la lutte contre les racismes.
Nous devons comprendre comment, au-delà des dynamiques capitalistes, les questions de genre, de discrimination basée sur la religion et/ou sur la « race » influencent à la fois la structure et les dynamiques de nos sociétés et de nos lieux de travail et les processus de développement de la conscience. Il ne s’agit pas de savoir si les classes passent avant le genre/ race/ religion ou l’inverse, mais comment ces éléments interviennent ensemble dans la production et les relations de pouvoir capitalistes, qui se traduisent par une réalité complexe.
Les discriminations basées sur la race, le genre, les conditions économiques, les oppressions culturelles et idéologiques ne doivent pas être sous-estimées, au risque de perdre de vue la complexité de la tâche, au moment de construire un mouvement progressiste comprenant des travailleurs et travailleuses de tous les horizons. L’absence de prise en compte de ces intersections dessert la volonté d’unir les classes populaires et le projet politique visant la transformation radicale de la société.
C’est pourquoi il est très important pour les acteurs sociaux et politiques progressistes de défendre une conception de la laïcité inclusive et démocratique au profit de TOUTES les classes populaires, au contraire de quoi la laïcité sera détourné à des fins réactionnaires et exclusives par certaines personnes et groupes peu recommandables…
Joseph Daher
10 mars 2016