Bien peu de personnes à l’époque comprirent que les premiers coups de feu qui résonnèrent à Dublin le 24 avril 1916, sonnaient en fait le glas de l’empire britannique. La presse de l’époque ne note qu’une tentative de sédition ratée, qui plus est, fomentée par l’Allemagne. Or cet événement s’inscrit dans un contexte très ancien.
Un pays colonisé
Depuis plusieurs siècles, l’Irlande sauvagement conquise et colonisée par son voisin anglais tente de retrouver son indépendance. Soulèvements armés et luttes politiques alternent selon les époques, sans plus de succès l’un que l’autre. Si depuis 1798 [1] et tout au long du 19e siècle, le recours régulier à la lutte armée échoue, la lutte parlementaire des députés irlandais à Westminster aboutit à un projet d’autonomie interne dans le cadre du Royaume Uni : le Home Rule. En effet, l’obstruction systématique du parlement de Westminster par les députés irlandais, sous la direction de Charles Parnell, poussa le premier ministre libéral Gladstone à adhérer à ce vieux projet d’Isaac Butt. Celui-ci un conservateur protestant, s’était rallié à l’idée qu’un parlement irlandais était la meilleur solution pour régler au mieux les affaires domestiques irlandaises. [2] Ce projet fut violemment combattu par les Conservateurs et une partie du Parti libéral, qui en recevant le soutien de l’Ulster Loyalist Anti Repeal Union leur donna l’idée de jouer la carte orangiste, c’est à dire se servir du loyalisme nord irlandais pour contrer leur adversaires.
En effet, la conquête de l’Irlande avait conduit à un développement différencié dans la province d’Ulster.
Dans la plus grande partie de l’île, une fois la conquête finie, la plupart des terres furent acquises par des aventuriers qui n’en attendaient qu’un profit immédiat, pressurant la paysannerie autant que possible, et la laissant dans un état de misère noire tant de fois décrite par tous les voyageurs au XIXe siècle. L’Ulster fut la dernière partie de l’île à être (durement) conquise. Pour s’assurer de sa pacification définitive, la couronne anglaise eut recours à l’établissement de plantations. Sur les terres d’où avaient été expulsés les Irlandais, des fermiers anglais ou écossais s’établissaient en colonies de peuplement afin de consolider la conquête et éviter toute nouvelle insurrection dans cette région. Or les propriétaires terriens ne pouvaient soumettre cette nouvelle paysannerie à une exploitation identique à celles des indigènes du Sud sous peine de voir le projet colonial échouer. Des garanties et des avantages octroyés aux fermiers connus comme « la coutume d’Ulster » permit une relative prospérité et le développement d’activités annexes comme la culture et le tissage du lin. Cela servit de base à la fin des guerres napoléoniennes, à l’industrie du lin qui connut une immense prospérité. Belfast avec ses dizaines d’immenses filatures, était connue comme la Linenopolis de l’Irlande. La ville connut aussi un essor industriel fantastique à partir de 1850 avec la création de chantiers navals et des industries annexes. Un développement unique en Irlande qui était le prolongement des grands centres industriels d’Angleterre et d’Ecosse, parfaitement intégré au marché britannique.
Dans le reste de l’Irlande les industries naissantes se trouvaient en concurrence avec celles de Grande Bretagne, et donc envisageaient l’autonomie dans le cadre de l’Empire (Home Rule) comme un moyen de se protéger par le biais de taxes diverses d’importation.
Une révolte conservatrice
Au delà des aspects économiques, la physionomie politique irlandaise était toujours tributaire de la colonisation, bien que cette dernière fut déjà ancienne. Dans le Nord-Est de l’île, les opposants au Home Rule surent profiter de l’existence d’un courant fondamentaliste protestant et conservateur dont l’Ordre d’Orange [3] était l’expression publique la plus achevée, pour mobiliser le « peuple protestant », ceux dont les ancêtres avaient colonisé la région. En comparant le Home Rule au Rome Rule c’est à dire en utilisant la peur de perdre les libertés religieuses dans un Etat catholique, en amalgamant l’appartenance religieuse au débat politique, ils réussirent à entretenir et développer le sectarisme religieux et communautaire.
Bien qu’il ne manquât pas de voix dissonantes en son sein pour contester l’hégémonie unioniste, cette dernière réussit à créer un mouvement de masse qui ne cessa de grandir au fil des temps. Le premier projet de Home Rule datait de 1886, le second de 1893, et en 1912 le troisième projet, bien que repoussé par la chambre des Lords, était simplement retardé de deux ans, le veto de cette institution monarchique n’étant plus absolu. L’imminence du « danger » conduisit les tenants de l’Union à d’immenses rassemblements et à organiser de véritables milices armées pour s’opposer au Home Rule. L ‘Ulster Volunteers Force regroupa 100 000 hommes et femmes bénéficiant, à partir de 1914, d’un armement moderne en provenance d’Allemagne. Outre le soutien des Tories anglais, cette sédition reçue aussi celui de la caste des officiers britanniques en Irlande, qui menacèrent de démissionner en masse plutôt que de devoir marcher contre l’UVF si on le leur demandait.
Le réveil républicain
Ces évènements eurent forcément un retentissement dans le reste du pays. Les nationalistes formèrent en réponse au grand jour, en 1913, une autre milice : les Irish Volunteers. Créée au départ sur l’initiative de l‘IRB [4], les constitutionalistes du Parti Irlandais adhérèrent en masse à cette organisation qu’ils contrôlèrent ensuite largement. Toutefois, contrairement à l’UVF, ils ne bénéficièrent pas de la mansuétude de certains militaires en juillet 1914, pour recevoir leur armement, lui aussi en provenance d’Allemagne. A cela vint se joindre l’Irish Citizen Army du syndicaliste révolutionnaire James Connolly, formée depuis peu à partir des groupes d’auto-défense ouvrier qui avaient été créés lors de la grande grève de Dublin en 1913 pour faire face aux attaques policières et à celles des jaunes.
Cette grève de 6 mois (et le lock-out qui suivit) avait été soutenue par une partie de l’intelligentsia dublinoise : Patrick Pearse, chantre du renouveau celtique, la comtesse Markievicz, militante suffragette socialiste, fondatrice des Na Fianna Éireann (scouts nationalistes irlandais) ainsi que le poète Yeats. La question sociale, malgré la défaite de la grève, s’invitait aux cotés de la question nationale sur la scène politique. Cet épisode permit aussi de constater qu’une partie du mouvement nationaliste (le Sinn Fein d’Arthur Griffith en particulier) était hostile au mouvement ouvrier.
Dès 1913, les Unionistes proposèrent que la province d’Ulster soit tenue à l’écart du Home Rule : refus des nationalistes et du gouvernement britannique. En mai 1914, le gouvernement proposa que la province soit pour une durée de 6 ans, autorisée à rester en dehors : refus des unionistes. La situation semblait bloquée et la guerre civile imminente. Le 4 août la Grande Bretagne déclarait la guerre à l’Allemagne. Le 18 septembre le gouvernement instaurait le Home Rule en Irlande, mais suspendait son application à la fin des hostilités.
Première guerre mondiale
L’aile modérée des Irish Volunteers par la voix du député John Redmond se joignit à l’Union sacrée pour engager les Irlandais aux cotés du gouvernement anglais dans ce qui promettait d’être une guerre pour le droit des nations à disposer d’elles-mêmes. A l’opposé la minorité des Volunteers influencée par l’I.R.B. refusa ce soutien et les partisans de l’I.C.A. posèrent cette bannière sur le bâtiment de la maison des syndycats : “Nous ne servons ni le Roi, ni le Kaiser mais l’Irlande”. Tous espéraient alors que “les difficultés de l’Angleterre seraient l’opportunité de l’Irlande” et espéraient tirer avantage de cette situation pour faire avancer la cause nationale irlandaise. Ils avaient d’autant moins de scrupules que dès la declaration de la guerre et la promesse de Home Rule reportée, la Grande Bretagne incorporait la milice “rebelle” UVF en bloc au sein de l’armée britannique dans la 36e division d’Ulster [5], tandis qu’elle éparpillait les Irish Volunteers dans tous les regiments, et leur interdisait tout signe distinctif. Quant à Edward Carson qui avait pris la tête de la sédition unioniste, qui n’avait pas hésité à rechercher le soutien de l’Allemagne et poussé l’Irlande au bord de la guerre civile, il était nommé en 1915 Attorney général de l’Angleterre, avant de rejoindre le cabinet de guerre comme premier Lord de l’Amirauté.
Pour James Connolly, la partition prévisible de l’Irlande ne pouvait amener que deux regimes conservateurs dans chaque partie de l’île, et compromettre alors toute avancée sociale dans l’ensemble du pays. C’est autant en militant internationaliste que nationaliste qu’il envisagea alors une insurrection. L’agitation contre la conscription obligatoire rencontre un certain écho en Irlande dès 1915. Les même évènements secouèrent la région de Glasgow où son ami républicain socialiste écossais John MacLean militait contre la guerre et la conscription, où dès 1915, le Comité des Travailleurs de la Clyde mèna une agitation sociale et politique, tout semblait alors indiquer qu’il était concevable, dans les conditions présentes, de transformer la guerre impérialiste en révolution nationale et socialiste. C’est bien dans cette optique qu’il mit en place des entrainements militaires conjoints entre l’ICA et les Irish Volunteers, qu’il prit contact avec le conseil militaire de l’IRB au sein duquel il fut coopté en janvier 1916 en vue du soulèvement prévu pour Pâques.
Vers l’insurrection
Parmi les préparatifs, la mission de Roger Casement, un irlandais protestant qui avait rejoint la cause républicaine, était d’importance. Bien qu’il n’eût pas réussit à créer une brigade irlandaise parmi ses compatriotes prisonniers dans les camps allemands, il avait réussi à obtenir un considérable chargement d’armes et de munitions pour la rébellion. Mais, alors qu’il rejoignait l’Irlande à bord d’un sous marin allemand il fut capturé le 21 avril. Le bateau convoyant l’armement ayant en vain attendu sa venue dans la baie de Tralee se saborda alors qu’il était encerclé par la marine britannique (en fait ce bateau, selon les ordres de l’IRB, n’aurait du approcher des cotes irlandaises qu’après le début de l’insurrection). Le 22 avril un dirigeant des Irish Volunteers, Eoin MacNeill, opposé au soulèvement, annule par voix de presse toutes les manœuvres prévues pour Pâques semant alors la confusion dans les rangs républicains. La date du soulèvement fut néanmoins maintenue et le lundi 24 avril les volontaires et l’ICA réunis désormais au sein de l’Armée Républicaine Irlandaise (I.R.A.) prirent position en divers points de Dublin. La République fut proclamée devant la Grande Poste qui devint le quartier général du gouvernement provisoire tandis que divers détachements prirent position dans une dizaine d’autres points stratégiques. Outre les contre ordres de Mac Neill qui privèrent les insurgés d’au moins 1000 combattants, certains échecs, comme celui qui entrava la prise de contrôle du « Château » (l’administration centrale britannique) ou le central téléphonique fragilisèrent dès le départ l’entreprise.
Au delà de la capitale hormis Galway, Ashbourne (comté de Meath) et Enniscorthy il y eut peu de combats significatifs. Mais, un peu partout, les Volontaires se réunirent et se mirent en marche, sans se battre, y compris dans le Nord. La réaction britannique fut extrêmement violente : l’utilisation de l’artillerie en plein centre de Dublin réduit en champs de ruines visait autant à en finir rapidement qu’à terroriser la population. Le samedi 29 avril « afin d’arrêter le massacre d’une population sans défense » Patrick Pearse et le gouvernement provisoire se rendirent sans condition et ordonnaient de déposer les armes. En fait, à part le quartier général de la Grande Poste, tous les autres édifices restèrent aux mains de l’IRA. L’exemple des volontaires (tous très jeunes) regroupés au sein du Mendicity Institute et qui bloquèrent l’armée anglaise pendant plus de trois jours, occasionnant de lourds revers aux britanniques, sans pour autant subir de perte équivalente, est un des exemples qui démontre que l’affaire n’avait pas été envisagé à la légère et que l’insurrection avait de réelles capacités militaires. La « semaine sanglante » coûta la vie à 116 soldats britanniques, 16 policiers et 318 « rebelles » ou civiles. Il y eut plus de 2000 blessés dans la population.
La répression fut immédiate. Plus de 3000 hommes et 79 femmes furent arrêtés, 1480 ensuite internés dans des camps en Angleterre et au Pays de Galles. 90 peines de mort furent prononcées, 15 seront exécutées dont les sept signataires de la proclamation d’indépendance. La légende se construisit aussitôt autour des dernières minutes des fusillés (Plunket qui se maria quelques heures avant son exécution, Connolly blessé et fusillé sur une chaise…) le poète Yeats exprimera si bien cet instant où tout bascule :
Je l’écris en faisant rimer
Les noms de
Mac Donagh et Mac bride
Et Connolly et Pearse
Maintenant et dans les jours à venir
Partout où le vert sera arboré
Tout est changé, totalement changé
Une terrible beauté est née [6]
Quelle analyse de l’insurrection ?
Au delà du retournement de l’opinion publique en faveur des insurgés, suite aux représailles, les questionnements ou les anathèmes fleurissent. Si les condamnations des sociaux démocrates englués dans l’Union sacrée ne furent pas une surprise il est intéressant de noter qu’un des commentaires les plus lucides fut écrit en Suisse par Lénine. Dans un texte célèbre, il note tout ce que la guerre a « révélé du point de vue du mouvement des nations opprimées », il évoque les mutineries et les révoltes à Singapour, en Annam et au Cameroun qui démontrent « que des foyers d’insurrections nationales, surgies en liaison avec la crise de l’impérialisme, se sont allumés à la fois dans les colonies et en Europe » Il replace donc, fort justement, Pâques 1916 dans le contexte international de « crise de l’impérialisme » dont le conflit mondial est l’illustration éclatante. Il fustige ceux qui (y compris à gauche) qualifient l’insurrection de « putsch petit bourgeois » comme faisant preuve d’un « doctrinarisme et d’un pédantisme monstrueux ». Après avoir rappelé « les siècles d’existence » et le caractère « de masse du mouvement national irlandais » il note qu’au coté de la petite bourgeoisie urbaine « un partie des ouvriers » avait participé au combat. « Quiconque qualifie de putsch pareille insurrection est, ou bien le pire des réactionnaires, ou bien un doctrinaire absolument incapable de se représenter la révolution sociale comme un phénomène vivant. La lutte des nations opprimées en Europe, capable d’en arriver à des insurrections et à des combats de rues, à la violation de la discipline de fer de l’armée et à l’état de siège, « aggravera la crise révolutionnaire en Europe » infiniment plus qu’un soulèvement de bien plus grande envergure dans une colonie lointaine. A force égale, le coup porté au pouvoir de la bourgeoisie impérialiste anglaise par l’insurrection en Irlande a une importance politique cent fois plus grande que s’il avait été porté en Asie ou en Afrique. » Et de conclure que « le malheur des irlandais est qu’ils se sont insurgés dans un moment inopportun, alors que l’insurrection du prolétariat européen n’était pas encore mûre ». [7] Il ne s’agit pas de citer Lénine comme un oracle, mais de noter que dans son analyse, à chaud, il situe clairement la rébellion irlandaise comme une « lutte anti-impérialiste » du point de vue de la lutte des classes internationale et de la révolution mondiale. Il n’est pas inutile de rappeler, qu’à l’époque, il finit la rédaction de L’impérialisme, stade suprême du capitalisme.
C’est ce qui sera à nouveau souligné lors du second congrès de la 3e internationale en juillet/août 1920, où la question irlandaise fut discutée dans le cadre de la question coloniale et des mouvements d’émancipation des pays opprimés (en présence de deux irlandais dont Roddy Connolly le fils de James Connolly). [8]
En Irlande la mythologie mise en place autour de l’insurrection de Pâques 1916 gomma toute référence au contexte international. Les tenants du « sacrifice consenti pour réveiller la nation » (avec le message sous-jacent que ce n’était plus un exemple à suivre) n’entendaient courir le risque de se hasarder à réveiller la question sociale en parlant d’anti-impérialisme. Au lendemain de la défaite et alors que l’opinion publique prenait fait et cause pour les révolutionnaires exécutés, ce fut le parti Sinn Fein, qui n’avait eut aucune responsabilité dans le soulèvement, qui remporta les élections en 1918 et devient le symbole de la lute pour l’indépendance. Le parti parlementaire irlandais, déconsidéré, ne joua plus de rôle important dans le nouveau processus politique qui s’amorçait. Toutefois sa capacité de nuisance se révéla redoutable, quelques années plus tard, quand plusieurs de ses membres rejoignirent les partisans de la partition du pays et appuyèrent leur démarche contre-révolutionnaire.
Il a été aussi beaucoup question de la mauvaise stratégie militaire des insurgés. Le fait de maintenir l’insurrection malgré les évènements contraires, reposait sur le fait que les autorités britanniques au courant des préparatifs auraient, de toute façon procédé, à une répression massive. Car initier une rébellion, en temps de guerre, avec le soutien et la coopération de l’ennemi ne laissait que peu de chances aux promoteurs du projet. La prise de différents points stratégiques dans la ville ainsi que des principales routes et les tenir se concevait dans le dessein d’attendre les colonnes d’insurgés censées converger vers Dublin. Il fallut l’envoi de 20 000 soldats pour mater la rébellion et la férocité des combats avec l’usage intensif de l’artillerie dans le centre très peuplé de la capitale indique à la fois un mépris colonial pour les indigènes en révolte et la volonté d’en finir au plus vite dans la crainte que la rébellion ne s’étende. Quoiqu’il en fut, certains historiens indiquent que « cette aventure » fut « la plus sérieuse brèche dans les remparts de l’empire britannique depuis la défaite de Yorktown en 1781 » face aux insurgés américains. [9]
Dominique Foulon
Sources :
Irish Marxist Review vol 4 number 17, 2015 (téléchargeable en ligne)
James Connolly de Roger Faligot Édition Terre de Brume, 1997
Pour Dieu et l’Ulster : Histoire des Protestants d’Irlande du Nord
de Dominique Foulon. Édition Terre de Brume 1997