La colonisation ne s’est pas bornée à la dépossession des terres et des biens mais a provoqué également des déplacements massifs de population, provoquant à tous les niveaux une déstructuration durable de la société algérienne. Pour ancrer cette entreprise, l’administration coloniale avait développé, simplifié puis codifié un « droit musulman algérien », qui a profondément dénaturé la loi et la pratique musulmanes. La dévalorisation de la société algérienne passait par le contrôle du statut personnel et en particulier par la condamnation de la condition des femmes. Frantz Fanon décrit la doctrine politique des colonisateurs : « Si nous voulons frapper la société algérienne dans sa contexture, dans ses facultés de résistance, il nous faut d’abord conquérir les femmes ; il faut que nous allions les chercher derrière le voile où elles se dissimulent et dans les maisons où l’homme les cache. » L’Islam et les femmes étaient des enjeux fondamentaux dans la guerre coloniale.
En conséquence, dans la lutte de libération nationale, le FLN utilisait un discours double pour manifester sa volonté de s’affranchir à la fois du joug colonial et d’affirmer une identité propre : progressiste et intégré dans le vaste projet de libération des peuples, il produisait une conception étriquée et défigurée de l’Islam. Les femmes étaient garantes de la particularité algérienne tout en intégrant la lutte aux côtés des hommes.
L’Algérie indépendante a reproduit ce mythe en se lançant dans une frénésie développementaliste alors que le statut personnel reposait sur l’œuvre coloniale précédente que le nouvel Etat a adapté à ses exigences. Cette schizophrénie entre le droit musulman colonial recyclé et une pratique courante et dynamique des Algériens se retrouve notamment dans la question des femmes.
Les aspirations contradictoires de l’Algérie indépendante
Dès l’indépendance, le jeune gouvernement a mené un vaste programme volontariste de scolarisation et de santé publique dont les filles et les femmes ont fortement bénéficié, mais il n’a pas suffisamment développé les moyens nécessaires à l’intégration sociale notamment par l’emploi. Il a introduit des pratiques d’individualisation mais a promulgué en 1984 un code de la famille en déphasage avec sa propre politique émancipatrice.
Des associations de femmes, libérales et de gauche se sont inscrites dans la continuité du discours progressiste du pouvoir et ont fait de l’abrogation du code la famille leur cheval de bataille alors que la majorité des Algériennes se battaient individuellement pour une vie meilleure et ne partageaient pas cette conception féministe qui leur semblait même contraire aux principes de l’Islam.
Tandis que l’Algérie disposait dans les années 1960-70 d’une manne financière permettant l’amélioration des conditions de vie pour tous, la crise à partir de mi-1980 a exacerbé les contradictions d’un pouvoir dépassé. Les révoltes d’octobre 1988 ont provoqué l’ouverture du champ politique dans lequel se sont engouffrées les différentes aspirations politiques dans une ferveur à la fois assourdissante et enthousiaste. Chaque tendance politique exposait ses projets sociétaux non sans heurts parfois. Alors que les islamistes galvanisaient les foules, les féministes et les progressistes de manière générale découvraient que leur discours semblait moins attrayant. Une des raisons pour l’absence de mobilisation des anciennes associations était qu’elles n’avaient jamais remis en question le pouvoir, mais s’en revendiquaient au nom de la légitimité historique, alors qu’une partie de la société représentée par le mouvement islamiste proclamait la nécessité d’une rupture avec ce pouvoir.
Les années 1989-1991 ont été les plus fécondes en termes d’expression politique populaire. Les journaux fleurissaient, les réunions ne désemplissaient pas, les manifestations se multipliaient. C’est la période où les associations « féministes » qui durant les années précédentes activaient clandestinement, ont pu enfin agir ouvertement, leur action étant prioritairement centré sur l’abrogation du Code de la famille ou de son amendement. Les femmes de tendance islamiste appelaient quant à elles à l’instauration de la Sharia. Les deux camps s’opposaient farouchement mais cette effervescence propulsait dans l’espace public ce besoin d’expression étouffée pendant des décennies. Des centaines de milliers de femmes, mobilisées par le FIS, étaient pour la première fois visibles et audibles. Si pour l’heure les unes comme les autres tombaient dans les travers de l’agitation partisane, un débat public contradictoire commençait à émerger autour de diverses questions (le rôle de la femme dans la société, la femme dans la guerre de libération nationale, la femme dans l’Islam, etc.) au-delà des positions idéologiques de leurs partis respectifs.
Le coup d’Etat de 1992 annihile tout débat
Le putsch de janvier 1992 a stoppé net l’ébullition enthousiaste des trois années précédentes. La répression généralisée, puis la guerre ont provoqué le repli sur soi. Tandis que rapidement les structures partisanes et associatives ainsi que les journaux du FIS étaient interdits, ses cadres emprisonnés, la répression a poussé la plupart des femmes à se concentrer sur leur famille tandis que d’autres se sont engagées dans le soutien des prisonniers, de leurs familles et celles des exécutés et des disparus. Les « féministes », craignant pour leur vie, se sont elles aussi en grande majorité retirées, mais certaines se sont essentiellement consacrées au combat contre les islamistes. Une nouvelle fois, ces femmes ont emprunté une position de soutien idéologique du pouvoir, issu pourtant d’un coup d’Etat. Elles ont joué un rôle considérable de propagande en particulier vis à vis de l’extérieur.
Le régime a mené une campagne d’éradication sanglante de toute opposition non-violente ou armée en organisant le vide politique et le contrôle absolu de toutes les sphères publiques. De ce fait, l’amélioration de la sécurité dans la décennie 2000 n’a pas entraîné une revitalisation de la société civile et les Algériens et Algériennes ne se réunissent plus et n’échangent plus dans l’espace public. Les seuls qui feignent de débattre sont les politiques, quelques universitaires et les journalistes sans force de mobilisation. Les réseaux sociaux livrent quant à eux, une profusion d’avis individuels aussi intéressants que stériles.
Est-ce pour autant que la situation des femmes est restée figée ? Certainement pas. Elles sont entrées de plain-pied dans la modernité, une modernité débridée, destructrice de sens et de valeurs. Les mutations socio-économiques des dernières décennies provoquées par l’urbanisation (près de 75 % de la population est citadine), la dissolution progressive des réseaux familiaux, la terreur et la solitude des années de guerre, la crise économique, mais également l’aspiration à la consommation et à un épanouissement personnel ont entraîné une perte de repères tant chez les hommes que les femmes.
L’école et l’université ont ouvert des portes aux femmes mais ce sont pour beaucoup d’entre elles les conditions économiques qui les contraignent à travailler, souvent dans des conditions dégradantes. Les femmes ont conquis l’université où elles dominent en nombre et en qualité ; elles sont présentes sur le marché du travail dans quasiment tous les domaines, en particulier, la justice (plus de 40%), l’éducation primaire (plus de 60%), l’éducation secondaire et universitaire (50%), la santé (70%), les médias (50%) mais elles sont sous-représentées dans les institutions politiques. Elles sont également très nombreuses dans le secteur informel. Selon des chiffres officiels, en 2013, les femmes représentaient 19% de la population active totale et 17,6% de la population occupée totale. En 2011, 44,4% des salariées avaient un niveau universitaire et 25% un niveau secondaire, contre seulement 10,70% et 21,1% pour les hommes. En conséquence malgré la discrimination dans les salaires, en raison des diplômes, elles ont un revenu plus élevé, mais pour le même poste, la rémunération est moindre. Et surtout, l’accès à des postes de responsabilité reste encore fortement limité.
Malgré leur forte présence, les femmes doivent néanmoins faire face aux harcèlements des hommes et discriminations de tout genre sur les lieux de travail. Celles qui sont organisées au sein des syndicats, notamment le SNAPAP (Syndicat national autonome des personnels de l’administration publique) sensibilisent à ce problème encore tabou car malgré des textes de loi permettant de poursuivre les harceleurs, les femmes craignent de subir les conséquences de leurs plaintes.
Ces transformations majeures et rapides ne se déroulent donc pas sans heurts. Le partage des rôles entre hommes et femmes ainsi que les codes de communication sont fortement perturbés et le malaise est autant partagé par les uns que les autres. Celles-ci doivent s’affirmer vis à vis des hommes qui se voient concurrencés dans leur position de chef de famille et l’autorité qui en découle. Beaucoup d’entre ces hommes et femmes ont tendance à idéaliser la société traditionnelle sans toutefois vouloir renoncer à certains acquis. Ces contradictions sont source de violences, divorces, abandon de famille. Si les familles élargies sont encore pour beaucoup un refuge et un soutien, pour d’autres, il ne reste que la mendicité, la prostitution et la criminalité sans que la société ne dispose des institutions nécessaires pour les prendre en charge.
Les pouvoirs publics n’accompagnent pas suffisamment ces changements dans la société. Les politiques et les médias sont imprégnés des mêmes contradictions provoquées par cette ouverture incontrôlée à la modernité. Les textes juridiques ne reflètent pas non plus la réalité des conditions de vie des femmes et sont source de discriminations tandis que les structures de soutien social et d’insertion professionnelle sont insuffisantes. Sans ouverture du champ politique, les Algériens, hommes et femmes, ne disposent pas de l’espace pour débattre des fondements de leur société à la fois profondément ancrée dans les valeurs islamiques et projetée dans une modernité globalisée. Les femmes d’In Salah, à l’avant-garde de la lutte contre l’exploitation du gaz de schiste montrent qu’il est possible de concilier les deux.
Salima Mellah