Félix Boggio Éwanjé-Épée et Stella Magliani-Belkacem – Quelles ont été les grandes séquences de la politique turque à l’égard de la question nationale kurde ?
Emre Öngün – Dans son développement, la Turquie présente historiquement deux caractéristiques principales déjà à l’œuvre à la toute fin de l’Empire ottoman. D’une part, elle est l’héritière d’un statut à la périphérie capitaliste, proie potentielle des puissances impérialistes – un rôle dont l’impuissance de l’Empire ottoman dernière période était la quintessence. D’autre part, l’État turc tel qu’il s’est construit porte l’héritage d’un nationalisme turc déjà au pouvoir à la fin de l’Empire et portant le projet de soumettre les populations non turques. En d’autres termes, le nationalisme turc se distingue ainsi des autres nationalismes se développant à la fin de l’Empire (arabe, kurde…) en tant que nationalisme de dominants locaux. Il faut particulièrement insister sur la nécessité de ne pas mettre une barrière étanche entre l’Empire ottoman et la république turque fondée en 1923.
Ainsi, des affrontements entre, d’une part, l’État central dominé par des Turcs et, d’autre part, les Kurdes existent dès avant la fondation de la république. En effet, en réaction à la montée du nationalisme turc se développe un nationalisme kurde dans les élites d’Istanbul. Suite à la révolution des Jeunes-Turcs de 1908 – événement qui a une portée considérable et est saluée par l’Internationale socialiste – et l’effervescence politique qu’elle suscite, des associations et journaux kurdes apparaissent. Mais la prédiction de Christian Rakovsky, principale figure du marxisme balkanique et parlant le turc, dans l’hebdomadaire Socialisme de Jules Guesde, « à la place du sultan autocrate, il y aura une oligarchie qui ne sera pas moins autocratique » se vérifie. Les associations kurdes sont fermées dès 1909, la population de provinces soulevées subit la répression armée. L’histoire des Jeunes-Turcs regroupés au sein du parti Union et Progrès sera une marche particulièrement brutale menée par des officiers à la culture politique faible, incapables de faire face à la crise économique et sociale en cours, absolument pas volontaires pour remettre en cause l’ordre social – mais candidats à la dictature et responsables du génocide arménien. La Première Guerre mondiale dans laquelle s’engage le gouvernement Union et Progrès s’avère un désastre et entraîne le démantèlement de l’Empire au profit de puissances impérialistes occidentales qui prévoient dans le traité de Sèvres (1920) la mise en place d’une nouvelle répartition géographique avec un État kurde autonome. Le mouvement national turc qui émerge face aux puissances occidentales et à la Grèce, avec à sa tête Mustafa Kemal, a besoin d’alliés. Il cherche et obtient le soutien de la jeune union soviétique sur le plan international et promet aux kurdes une fédération turco-kurde sur une base musulmane.
Cette promesse ne sera pas tenue après le traité de Lausanne qui annule le traité de Sèvres et reconnait la Turquie républicaine. Au contraire, le régime républicain va reprendre les fondamentaux du nationalisme turc au pouvoir la fin de l’Empire ottoman tout en répudiant les dirigeants qui l’avaient promu et avaient échoué. Ainsi, la Turquie kémaliste s’est construite dans une logique coloniale aux dépens du Kurdistan. Le fait qu’il y a une continuité territoriale ou qu’il n’existait pas de Kurdistan indépendant avant la fondation de la République ne change rien à cela. L’élément déterminant est que les kurdes perdirent, avec la fondation de la République, l’autonomie dont ils disposaient encore à la fin de l’Empire, furent brutalement soumis et virent leur identité niée. Dans ce processus la guerre d’indépendance, et les promesses d’alliance anti-impérialistes des peuples turcs et kurdes, ne furent qu’une parenthèse.
Cette logique coloniale présente des spécificités qui se sont multipliés dans le temps. La première réside dans l’existence d’une continuité territoriale entre les zones de peuplement kurdes et turques. Le deuxième est la conséquence du passage au multipartisme et la nécessité d’accorder formellement les mêmes droits au peuple sous domination dans le cadre d’un système politique avec des élections concurrentielles. La troisième consiste dans les crises et bouleversements charriés par les zones frontalières relevant des interventions impérialistes (les deux interventions sous commandement étatsunien en Irak), de la révolution syrienne et son écrasement, l’émergence de Daesh dans un contexte chaotique. La quatrième est que la majorité des kurdes de Turquie vit désormais hors Kurdistan (environ 4 millions à Istanbul et 1 million à Izmir).
La gestion de ces spécificités par les dirigeants turcs a oscillé entre deux pôles. D’une part, une approche répressive par le biais d’une exceptionnalisation territoriale combinée à un rétrécissement des libertés publiques dans toute la Turquie viciant la compétition électorale même au regard de la démocratie bourgeoise, pouvant même aller jusqu’à sa quasi disparition comme après le coup d’État de 1980. Cette approche nécessite, comme toute logique coloniale, un racisme systémique et des relais locaux (tribus privilégiées par l’État, affairistes, etc.) D’autre part, il existe une approche « libérale » pouvant envisager jusqu’à la reconnaissance d’une identité kurde sans que cela remette l’existence de l’État turc dans ses frontières actuels, ni évidemment l’ordre capitaliste. Il faut de suite préciser que c’est le premier pôle qui a été la règle et le deuxième qui a été l’exception.
La période de parti unique correspond entièrement au premier pôle. De manière générale, la geste républicaine spectaculairement modernisatrice célébrée en Turquie et en Occident consistait dans la constitution d’un État unitaire aux mains des Turcs avec pour élément central l’émergence d’une classe capitaliste turque-sunnite sous la protection de l’État qui évinça les capitalistes issus des minorités. La plus emblématique des mesures en ce sens fut l’établissement d’un impôt sur la fortune avec un taux fixé par des commissions ad hoc et dont le taux dépendait d’une catégorisation officieuse mais appliquée entre musulmans/non-musulmans/étrangers/convertis. Les non-musulmans étaient soumis à des taux particulièrement élevés et se retrouvés exilés dans un camp dans l’Est anatolien s’ils ne parvenaient pas à payer. Appliquée pendant deux ans, cette mesure brisa la puissance de l’économie des non-musulmans – ce qui était le but recherché. Des dynasties capitalistes turques ont alors pris leur envol sous la protection de l’État, le plus emblématique étant l’empire Koç dont les revenus consolidés étaient de 21 milliards d’euros en 2014.
Mais la préférence religieuse allait de pair avec la préférence ethnique comme indiqué précédemment. Cette approche a été résumée de manière synthétique et brutale par Mahmut Esat Bozkurt, l’architecte du système judiciaire de la république turque, ministre de la justice de 1924 à 1930, député de la guerre d’indépendance jusqu’à sa mort en 1943, qui déclara en 1930 après un soulèvement kurde à Ağrı : « Les seigneurs de cette terre sont les Turcs. Ceux qui n’ont pas un sang purement turc n’ont qu’un seul droit dans la patrie turque : le droit d’être les serviteurs des turcs, d’être leur esclaves ». De fait le propos de M. E. Bozkurt ne faisait qu’illustrer de manière saillante l’approche de la république et du régime de parti unique envers les kurdes. En effet, le nom de Kurdistan, employé de manière usuelle à l’ère ottomane, est interdit. À partir de 1925, les noms de la plupart des localités sont turquifiés. Parler kurde est interdit en 1932. Outre de multiples révoltes locales, trois grandes insurrections kurdes éclatent entre 1925 et 1938. La première est celle du chef religieux Cheikh Saïd en 1925, qui exprime dans le lexique du traditionalisme la contestation kurde. Bien entendu, l’élément déterminant dans cet événement n’est pas une opposition entre la réaction religieuse et le modernisme pro-occidental mais la dimension coloniale. À cette révolte, succède celle du mont Ararat en 1930 puis celle de Dersim en 1937-1938, toutes réprimées avec une extrême violence et entraînant des déportations. Cette négation de l’identité kurde et l’approche coloniale se poursuit en s’appuyant sur certaines tribus et grands féodaux avec le passage au multipartisme en 1945 tandis que l’opposition kurde se voit considérablement affaiblie.
Elle ne renaît véritablement qu’au sein de la politisation des années 1960 et, dans un premier temps, au sein de la gauche avant de s’autonomiser, ce qui aboutira à la constitution de plusieurs organisations dont le PKK (Partiya Karkerên Kurdistan, « Parti des travailleurs du Kurdistan ») qui supplante les autres et dont la direction passe au Liban et en Syrie avant le coup d’État militaire de 1980. Comparé à la période de parti unique, les années 1960-1970 sont une période de libéralisation forcée par rapport à la question kurde dans un contexte de polarisation politique, de mouvements sociaux forts et de croissance de la gauche radicale. Le retour de balancier vers le premier pôle est d’autant plus brutal avec le coup d’État de 1980. Les militaires au pouvoir relance la conception turque-sunnite de l’État turc et réprime de manière continue les localités kurdes, y compris celles où le PKK, encore largement minoritaire, n’a pas d’activité. La brutalité de la répression combinée avec une crise des structures sociales traditionnelles (due notamment à l’incapacité de l’agriculture traditionnelle à faire face à la pression démographique) renforce alors le PKK dont la guérilla se développe dans le Kurdistan contrôlé par l’État turc à partir de 1984. L’exceptionnalisation territoriale a pris cette fois la forme de la constitution d’OHAL, le Gouvernorat de la région en état d’urgence à partir de 1987 couvrant essentiellement le Kurdistan. L’état d’urgence fur prorogé 46 fois pour 4 mois laissant toute latitude d’action aux forces de sécurité de l’État et ses alliés.
Une nouvelle tentative de gestion libérale eut lieu au début des années 1990 : le président de la République Turgut Özal, le champion du libéralisme affairiste et de l’antisyndicalisme, chercha à négocier avec le PKK. L’avancée des pourparlers aboutit à une déclaration de cessez-le-feu du PKK en mars 1993. Le mois suivant Turgut Özal mourut d’une crise cardiaque suspecte quelques semaines après le décès de ses deux proches collaborateurs dans les négociations, le général Eşref Bitlis et l’ex-ministre des finances Adnan Kahveci. Le plan de négociations qu’il envisageait ne fut jamais présenté et l’armée lança après sa mort le « Plan Forteresse », une stratégie de contre-guérilla. La question coloniale avait empoisonné le cœur de l’appareil d’État et la tentative de réforme libérale s’y heurta brutalement.
Dès lors se renforce une guerre entre l’État turc et ses alliés (miliciens kurdes korucu, Hizbullah kurde) face au PKK. Dans le cadre de cette guerre, dont l’ampleur va aller crescendo, se met alors en place ce que Gilles Dorronsoro a désigné comme « régime sécuritaire » dont l’originalité réside dans l’autonomie des institutions liées à la sécurité (armée, police, services secrets, diplomatie, justice, université) par rapport aux instances gouvernementales (tenues à l’écart et couvrant cette situation). Cette autonomie était légitimée par une méta-idéologie accordant une place primordiale à la notion de « sécurité nationale ». Le régime sécuritaire recouvrait ainsi un archipel d’institutions qui, tout en pouvant être en concurrence les unes avec les autres (et même connaître des affrontements internes), ont pour point commun de bénéficier de cette autonomie. Cette guerre va également déployer une activité internationale en obtenant d’Al-Assad qu’il se retourne contre le PKK dont la direction était en Syrie. Après 19 ans de présence, A. Öcalan fut obligé de quitter la Syrie en 1998. Le régime d’Al-Assad signa un accord de sécurité mutuelle avec le gouvernement turc en octobre 1998 et déclara le PKK « organisation terroriste ». La capture d’Abdullah Öcalan quelques mois plus tard porta un rude coup au PKK qui déplaça ses camps de Syrie au mont Qandil dans le Kurdistan d’Irak. Un élément essentiel de la violence dans le Kurdistan a été de renforcer l’exode rural dans les villes de l’Ouest (et dans une moindre mesure à l’étranger), si bien qu’aujourd’hui une majorité de kurdes vivent hors Kurdistan dans des villes en majorité turques.
L’AKP, arrivé au pouvoir en 2002, a été le signe, pour une grande partie de la population, d’une stabilisation politique, d’une croissance économique forte (mais dont la fragilité est en train de se révéler), de la domestication réelle de l’armée et même, dans un premier temps, d’un nouvel espoir de réforme libérale de la question kurde.
En mettant en avant cette approche, l’AKP a énormément misé sur le fait de gagner les municipalités tenues par le mouvement kurde. Mais cela s’est avéré être un échec : A Amed/ Diyarbakır, la liste du mouvement kurde dirigé par Osman Baydemir bat largement la liste AKP avec 59% en 2004 et 64% en 2009. Aucun bastion du mouvement kurde ne tombera. Cela constitue un échec majeur pour l’AKP qui a par ailleurs réussi à éliminer les noyaux d’opposition au sein de l’appareil d’État avec lequel il se confond désormais largement. S’est alors ouvert une période ou la répression et les affrontements ont persisté même si des portes de négociations sont restées ouvertes.
Si bien que fin 2012, Erdoğan a annoncé l’amorce de négociations avec le PKK : cette étape constitue la dernière tentative de type libéral. Ce processus de négociation était arrivé dans sa phase finale (avec « l’accord de Dolmabahçe » en 10 points présenté en commun par le député HDP [Halkların Demokratik Partisi, « Parti démocratique des peuples »] Sırrı Süreyya Önder et le ministre de l’intérieur) lorsqu’on assista au retour vers le pôle répressif, et ce avec une grande brutalité. L’accord fut littéralement balayé par Erdoğan qui alla jusqu’à nier son existence. De leur côté, les collectivités locales kurdes ont adopté le mot d’ordre d’ « autonomie démocratique » (sur lequel il faudra revenir) et ont commencé à le mettre en œuvre. Dans de nombreuses localités, la population, en particulier les jeunes, ont commencé à creuser des tranchées pour protéger leurs quartiers ce qui a été présenté comme une provocation terroriste par l’État.
Nous connaissons la suite : une campagne de terreur qui est allé crescendo depuis le bon score du HDP aux élections de juin 2015 qui avait empêché l’AKP d’obtenir la majorité absolue au parlement. L’exceptionnalisation a de nouveau cours avec la multiplication des états de siège dans les localités kurdes.
Pour finir sur ce point, j’attire à nouveau l’attention sur la quatrième spécificité que j’ai indiqué : la majorité des kurdes de Turquie vit désormais hors Kurdistan. Cela signifie que l’exceptionnalisation territoriale ne suffit plus lutter contre les kurdes. Le régime AKP a besoin de mobiliser non seulement les forces armées de l’État (armée, police) mais, pour briser les kurdes dans tout le pays, notamment dans les grandes villes de l’ouest, il est également nécessaire que se déchaînent des groupes fascisants sous la protection de l’État. La répression du Kurdistan en tant que tel entrainait bien évidemment par voie de conséquence un recul des droits démocratiques. Désormais, la poursuite d’une telle politique nécessite celle d’une mutation du régime.
Peux-tu revenir sur le projet politique du PKK ? Comment comprendre le tournant de ces dix dernières années et la politique de paix promue par le PKK ? En dehors de la question nationale, comment cet acteur se situe-t-il sur le plan des rapports de classe ?
Lors de sa fondation en 1978 (même si le noyau existait depuis plusieurs années), le PKK est en somme une organisation assez classique pour les années 1970 en tant que parti de libération de nation opprimée, issue de la de gauche radicale, d’inspiration « marxiste-léniniste » avec pour modèle la guerre populaire prolongée. Reprenant le discours anticolonialiste, le PKK s’était fixé pour objectif la création d’un Kurdistan indépendant où il conviendrait d’imposer une révolution socialiste.
A. Öcalan, les fondateurs du PKK mais aussi sa base militante présentaient un profil très différent d’un notable tel que Barzani : il s’agissait de jeunes ruraux pauvres radicalisés durant leurs études et passés par le milieu de la gauche radicale. Le PKK va s’autonomiser de la gauche radicale. D’ailleurs, son nom PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan) est en quelque sorte un tribut à cette origine. Cela explique aussi qu’il y a toujours eu en son sein un petit nombre de Turcs venus de la gauche radicale (y compris à des positions de direction) considérant la libération du Kurdistan comme condition à la révolution en Turquie.
En ce qui concerne le projet politique du PKK et surtout ses évolutions, un important récapitulatif a été réalisé par Alex de Jong [1]. Je vais relever quelques points saillants mais pour qui s’intéresse à la question, la lecture de l’article d’A.de Jong est incontournable. Pour une source plus universitaire sur le PKK, ce sont les travaux de Martin van Bruinessen (en anglais) et d’Olivier Grojean qui sont les plus précieux.
Outre l’inspiration marxiste-léniniste anticoloniale évoquée précédemment, un élément fondamental du discours du PKK est celui d’une forme de violence émancipatrice (une brochure de 1985 indique « La violence révolutionnaire doit jouer ce rôle [NDLA : de créer une société nouvelle] et elle prendra, nous le disons, la forme de la vengeance révolutionnaire »). De plus, le PKK ne suit pas le commandement de Mao qui veut que « le Parti commande aux fusils » :le parti (et ses cadres politiques) et la guérilla ne font qu’un. L’entrée dans le parti est considérée dès lors comme une rupture totale. À ce propos, De Jong relève à la suite d’Olivier Grojean [2] l’accent mis dans le discours du PKK sur son ambition de créer un « homme nouveau », caractérisé par une « personnalité » marquée par un « psyché kurde » distinctif, ayant désappris la mentalité de son ancienne vie (d’avant le parti) et s’améliorant par la pratique de l’autocritique. Cette conception du socialisme comme la construction d’un « humain nouveau » a également servi de base de critique de l’URSS. Et en 1993, Öcalan affirme que le PKK, lorsqu’il parlait de « socialisme scientifique » ne se référait pas au marxisme mais au dépassement des « intérêts des États, de la nation et des classes ». Aujourd’hui encore, le PKK et le PYD (son parti frère dans le Rojava) affirment régulièrement lutter pour « toute l’humanité », discours d’autant plus facilement repris dans la lutte contre Daesh qu’il fait écho aux préoccupations occidentales.
La question des femmes est devenue absolument centrale dans le discours du PKK : au creux de ce discours, elles occupent le rôle d’avant-garde. On a effectivement assisté à une forte progression de la participation de femmes à la guérilla à partir de la deuxième moitié des années 1990. Cette position pro-femmes (plus que féministe) procède avant tout d’une essentialisation des caractéristiques des femmes et en fait les garantes de la société socialiste.
Depuis son arrestation en 1999, le discours d’Öcalan a connu plusieurs évolutions. Il a en effet évolué vers une forme d’anti-étatisme se revendiquant d’un retour aux valeurs libertaires de la société kurde originelle, par le biais de l’avènement de la République démocratique, l’autonomie démocratique (locale) et le confédéralisme démocratique. Cette formule est absolument centrale aujourd’hui dans le discours de tout le mouvement kurde en Turquie. Öcalan propose comme source théorique essentielle Murray Bookchin (1921-2006), un théoricien socialiste libertaire des États-Unis passé par le trotskysme (dans le SWP étatsunien) qui plaçait au centre de sa réflexion la contradiction capital-environnement plutôt que travail et qui accordait une grande importance à la combinaison des mouvements sociaux avec les institutions politiques locales (municipalités). Dans le propos d’Öcalan, les questions de classe sont au second plan par rapport aux questions d’identités et de libertés démocratiques.
Finissons par le fait qu’Öcalan est resté la référence ultime pour le PKK et sa base populaire bien qu’il soit en détention, et ne puisse communiquer que via ses avocats. De Jong souligne un aspect très important et tout à fait récurrent : le potentiel du flou. Les déclarations d’A. Öcalan sont souvent floues et confuses dans tous les sens du terme : difficilement compréhensibles et mélangeant des notions qui sont censées être bien distinctes. Mais l’essentiel n’est pas là. Je suis entièrement d’accord avec le constat de De Jong qui veut qu’en détention, loin du mouvement, Öcalan est devenu une sorte de prophète dont les déclarations sont ouvertes aux interprétations.
Qu’est-ce qu’on entend par mouvement de libération kurde ?
J’utilise en effet le terme général de mouvement de libération kurde parce qu’on ne peut pas s’arrêter au PKK. Avant tout, le PKK est une organisation qui se projette dans le Kurdistan au-delà des frontières de l’État turc. La traduction organisationnelle de cela a été la fondation par le PKK en 2007 du KCK, le Groupe des Communautés du Kurdistan qui regroupe les partis frères du PKK sur les territoires des États irakien, iranien et syrien, leurs branches militaires ainsi que certaines organisations civiles. Le KCK remplaçait le KKK, Peuples du Kurdistan, fondé deux ans plus tôt. Le KCK est dirigée par une assemblée nommée Kongra-Gel (Congrès des Peuples du Kurdistan [3]) qui a un président et désigne un conseil exécutif lui-même dirigé par un binôme femme/homme. Le PKK est l’organisation déterminant le cours du KCK. Ses partis-frères sont d’inégale importance. Le plus connu aujourd’hui est le PYD, Parti de l’Unité Démocratique, qui dirige le Rojava (le Kurdistan sur le territoire de l’État syrien). En Iran, il s’agit du PJAK, Parti de la Vie Libre au Kurdistan, et en Irak, un tout petit parti, PÇDK, Parti de la Solution Démocratique (qui a obtenu 0,2% aux élections législatives du Gouvernement Régional Kurde). À l’exception du PÇDK, chacun de ces partis a des branches militaires distinctes de femmes et d’hommes. Il n’est pas exclu que des combattant-e-s des branches militaires du PKK se battent sous la bannière des autres branches militaires du KCK.
Mais hors du cadre du KCK, tout un ensemble d’organisations gravite également autour du PKK. Bien entendu, le PKK stricto sensu est un acteur déterminant au sein de cette mouvance mais il ne le recouvre pas entièrement. Il existe un grand nombre d’organisations qui ne sont pas étrangères au PKK mais qui ont leur propre existence, une certaine autonomie, c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas de simples sigles servant de couverture au PKK (au moins pour la plupart d’entre elles).
Je pense qu’il est possible de regrouper ces différentes organisations selon leur implantation géographique, leur caractère armé ou civil et, pour les organisations civiles, selon leurs fonctions « généralistes » ou spécifiques.
Les implantations géographiques peuvent être de quatre types : spécifique au Kurdistan du Nord (Bakur) qui se trouve dans les frontières de l’État turc, toute la Turquie, spécifique à des régions kurdes hors des frontières de l’État turc regroupés au sein du KCK, ailleurs (c’est-à-dire dans l’émigration).
Le caractère armé ou civil ne nécessite pas beaucoup de précisions, si ce n’est qu’il peut y avoir des organismes politico-militaires et que les organes militaires, même s’ils sont distincts, ne semblent pas s’être autonomisés.
Enfin, la capacité d’organisation et de mobilisation dans l’émigration est extrêmement importante. Toute personne qui a assisté à une mobilisation kurde en Europe n’a pu que constater cela et on compte un grand nombre de jeunes qui ont grandi dans le pays d’accueil mais qui se sont socialisés dans le mouvement. Les structures peuvent être généralistes (les « Centres culturels kurdes » ou « Maisons du Peuple Kurde », etc.) ou spécifique (organisations de femmes, d’étudiants, croissant rouge kurde, etc.)
Enfin, on peut relever qu’il n’y a eu quasiment pas de véritables scissions au sein de cet ensemble. Une tentative de monter une organisation concurrente fut menée par Osman Öcalan (frère d’Abdullah Öcalan) qui avait déjà eu des velléités d’indépendance durant les années 1990. Osman Öcalan et Hikmet Fidan, vice-président du parti légal du mouvement kurde en Turquie Hadep, fondèrent le PWD (Parti Démocratique Patriotique) en août 2004. Ce projet échoua après l’exécution de deux balles dans la tête de Fidan à Amed/Diyarbakır. Exactement à la même période eut lieu une autre dissidence, avec la constitution des TAK, Faucons de Libération du Kurdistan, qui est d’une autre nature. Si le PWD avait une ambition politique, il n’en est apparemment pas de même pour les TAK qui existent encore aujourd’hui. Cette organisation est assez mystérieuse quand à sa réalité et même aux conditions de sa constitution. L’État turc l’assimile volontairement au PKK, ce que les TAK réfutent. Il semble qu’elle soit une scission de « durs » du PKK, traduction organisationnelle d’une forme de désespoir politique se consumant dans la violence [4]. Notons tout de même que les TAK aussi acceptent Abdullah Öcalan comme « leader spirituel ».
Dans tout cet écosystème, quel est le statut du HDP ?
Le HDP est le véhicule électoral et le porte-drapeau politique à l’échelle de la Turquie d’un cadre d’unité politique pérennisé entre le mouvement kurde et des secteurs de la gauche politique et sociale turque. Cela signifie que le statut du HDP ne peut pas être compris uniquement par rapport à cet « écosystème » du mouvement de libération kurde gravitant autour du PKK. Il s’agit même de sa spécificité. Pour comprendre le statut du HDP, je vais développer trois dimensions : ce en quoi consiste factuellement le couple HDP/HDK, l’orientation politique et le lien avec le mouvement de libération kurde.
1/ Il est nécessaire d’aborder le HDP en même temps que le HDK, Congrès Démocratique des Peuples, dont le HDP est la forme parti. Dans une certaine mesure, le processus ayant mené à la constitution du HDK peut être familier aux militants politiques en France puisqu’il s’agit principalement de la constitution d’un cadre unitaire, regroupant des organisations et des individus s’appuyant sur des « assemblées locales » et trouvant ses origines dans une compétition électorale. Cette démarche a été initiée à l’occasion des élections législatives de juin 2011, lorsque le parti du mouvement kurde d’alors, le BDP, Parti de la Démocratie et de la Paix, et une vingtaine d’organisations et groupes « socialistes » (qualificatif utilisé en Turquie pour désigner des courants marxistes) constituèrent le Bloc du Travail, de la Démocratie, et de la Liberté. Le système électoral imposant un barrage national de 10% aux partis politiques pour pouvoir entrer au parlement, le Bloc contourna cet obstacle antidémocratique en utilisant la possibilité de présenter des candidats « indépendants », officiellement non affiliés à un parti. Cela permit de faire élire 36 députés au parlement. Les organisations constituant le Bloc décidèrent de continuer cette démarche et de formaliser le cadre commun en fondant le HDK en octobre 2011.
Au contraire de ce qui peut exister en France, le HDK est un cadre politique qui regroupe des partis et groupes politiques ainsi que des associations et quelques syndicats. La principale composante est le mouvement kurde (il me faudra revenir sur la question de ses cadres organisationnels dans le HDK). Outre celui-ci, on y retrouve donc plusieurs organisations marxistes issues de différentes traditions. Les deux principales sont issues du hoxhaisme mais avec des trajectoires très dissemblables : l’EMEP, Parti du Travail (parti frère du PCOF en France) et l’ESP, Parti Socialiste des Opprimés. Si comme nous le verrons plus loin, le courant représenté par l’ESP a une pratique d’alliance renforcée avec le mouvement kurde, le positionnement d’EMEP a été plus ambivalent et a eu des relations plus compliquées au sein du HDK avec les franges kurdes. On retrouve également des organisations issues du maoïsme, de traditions prosoviétiques et des méandres de nombreuses scissions et recompositions de la gauche radicale turque, qu’il serait trop fastidieux de relater, si bien qu’on y retrouve des organisations et leurs scissions. Il s’y trouve également une organisation Kıvılcımlıiste (du nom du fondateur de ce courant historique, Hikmet Ali Kıvılcımlı, une forme de stalinisme hétérodoxe spécifique à la Turquie), une organisation trotskyste DSIP (Parti Révolutionnaire Socialiste Ouvrier, membre de l’International Socialist Tendency dont le principal parti dans le monde est le SWP anglais) ou le parti des Verts de Turquie (qui est ancré nettement à gauche).
On y retrouve également des associations de minorités ethniques (arméniens, pomaks), féministes, de défense de l’environnement, plusieurs organisations LGBTI de Turquie, quelques syndicats de taille modeste dans les secteurs des chantiers navals, du textile, de l’agro-alimentaire et d’autres structures plus petites encore… Le HDK a vocation à fonctionner à travers des « assemblées » ouvertes aux individus.
Le HDP, fondé en octobre 2012, est la forme « parti » du HDK tout en en étant membre. Pour être membre du HDP, il est nécessaire d’être membre du HDK mais cela n’est pas réciproque (le principal exemple de cette situation est EMEP qui a quitté le HDP mais reste membre du HDK). Aussi bien pour le HDK et le HDP, les co-présidences suivent une parité de genre et kurde/turc : Selahattin Demirtaş, homme kurde, et Figen Yüksekdağ, femme turque (issue de l’ESP) pour le HDP, Sebahat Tuncel, femme kurde (et ex co-présidente du HDP) pour le HDK, et Ertuğrul Kürkçü, homme turc (vieux militant marxiste issu du SYKP, Parti de la Refondation Socialiste). On peut noter que ce sont des responsables issus de partis qui dirigent également le HDK.
Mais le HDP ne se limite pas aux organisations membres du HDP. Des personnalités et des courants d’idées y participent également et certains y occupent des places importantes. Ils peuvent être regroupés en 4 catégories :1) les « démocrates de gauche » (tel que le député cinéaste-acteur Sırrı Süreyya Önder) ou des représentants de l’aile gauche de différents secteurs (avocats, ingénieurs, architectes…) ; 2) une aile droite kurde qui n’a rejoint l’aile politique de la mouvance PKK que tardivement et y représente la sensibilité « kurde conservatrice », tel qu’Altan Tan, ou des personnalités kurdes qui sont passé par l’AKP et en sont sorties, déçues par la dérive autoritaire-nationaliste de ce parti, tel que l’ancien vice-président de l’AKP et affairiste, Dengir Mir Mehmet Fırat. Les deux avaient des places « garanties » si le seuil de 10% était atteint et ont été élus ; 3) Beaucoup moins important en nombre des transfuges du parti de centre-gauche parlementaire, CHP [Cumhuriyet Halk Partisi, « parti républicain du peuple »], dont le principal est le politicien Celal Doğan, ancien maire, député et président du club de football de Gaziantep ; 4) Avec des profils bien différents de non professionnels de la politique, le HDP a également mobilisé certains secteurs militants de l’islam politique démocrate antinationaliste. La figure de proue en est Hüda Kaya, militante portant un foulard qui a œuvré pour le droit à porter un foulard à l’université et qui a été emprisonnée pour cette raison en 1998-1999 (elle, ainsi que ses trois filles), et de la solidarité avec la Palestine. Elle s’orienta vers le pacifisme et se rapprocha du mouvement kurde. Elle est membre du Conseil du Congrès de l’Islam Démocratique (constitué sur le « conseil du leader Abdullah Öcalan »), du bureau politique du HDP et députée depuis juin 2015.
La question kurde/démocratique, et plus précisément, le refus de l’AKP d’avancer sur la voie de la reconnaissance d’une forme d’autonomie culturelle et territoriale pour les Kurdes « permet » en quelque sorte la coexistence de l’ensemble, en particulier entre courants marxistes et kurdes conservateurs.
Deux éléments importants doivent compléter cette description factuelle. Premièrement, même si le HDK constitue en un sens l’instance « de base » du HDP, c’est principalement ce dernier qui bénéficie des structures locales. De manière générale, dans cet ensemble, le HDP constitue l’élément qui apparaît au premier plan – particulièrement depuis le cycle électoral ouvert en 2014 (présidentielles d’août 2014, législatives de juin et novembre 2015). La fonction du HDK en tant qu’instance de base est un élément de débat en cours… alors même que le climat de violence politique qui s’étend est peu propice à un mode de fonctionnement avec des « assemblées » ouvertes. Du HDP/HDK, la figure la plus connue nationalement et internationalement est Selahattin Demirtaş dont il faut dire quelques mots d’autant que la presse bourgeoise a beaucoup insisté sur son importance. Demirtaş est un avocat kurde et ancien responsable de l’antenne locale de l’Association des Droits de l’Homme d’Amed/Diyarbakır, fils d’une famille modeste d’origine Zaza (c’est-à-dire une minorité au sein des kurdes). Il s’agit d’un orateur et débatteur remarquable, capable d’improvisation et armé d’un humour : il fait souvent mouche. Et si la référence politique ultime pour toute la mouvance PKK est Abdullah Öcalan (« Apo » diminutif d’Abdullah), leader historique emprisonné du PKK, « Selo » (diminutif de Selahattin) a une existence politique propre. Je reviendrai dans le point suivant sur l’évolution de son discours.
Deuxièmement, dans cet ensemble, l’organisation dans le Kurdistan-Nord est spécifique. Là, c’est le parti kurde DBP, Parti des Régions Démocratiques, qui se présente aux élections et ses membres y dirigent des mairies. Le DBP est formellement membre du HDK mais celui-ci n’existe pas dans le Kurdistan-Nord au profit d’une organisation spécifique, le DTK, Congrès de la Société Démocratique dirigé par deux anciens députés kurdes. C’est un congrès du DTK qui avait proclamé « l’autonomie démocratique » du peuple kurde en Turquie en 2011 et son congrès de décembre 2015 avait affirmé le soutien à l’auto-administration des kurdes, avec pour référence l’application de la « Charte européenne de l’autonomie locale » [5] (que la Turquie a ratifié), et la nécessité d’une région autonome.
2/ L’orientation politique du HDP peut être caractérisée comme un réformisme appliqué aux conditions de la Turquie avec une forte connotation anti-oppression et pro-paix. Ainsi, bien que le HDP est membre consultatif de l’Internationale Socialiste (le membre de plein droit est le CHP) et associé au Parti Socialiste européen, son programme est nettement à la gauche des partis du PSE. Le HDP participe également à des réunions du Parti de la Gauche européenne.
Outre la résolution politique de la question kurde et le combat pour l’égalité, la connotation anti-oppression se retrouve également dans la défense des minorités religieuses… son co-président Demirtaş a de multiples fois dénoncé l’obligation de cours de religion (sunnite) à l’école publique comme une oppression envers les non-sunnites et a défendu le démantèlement de la Direction des affaires religieuses, – instance pro-sunnite devenue une machine de guerre pro-AKP – en proposant de la remplacer par un « service public des croyances ». La défense et le droit à l’égalité pour des LGBTI sont également inscrits dans les statuts du HDP et apparaissent dans son matériel de campagne. Enfin, le discours féministe occupe une grande place dans le discours du parti.
En ce qui concerne, son programme économique, je pense qu’Uraz Aydın en a fait un bon résumé :
« le programme électoral du HDP tente d’apporter des solutions parfois concrètes, parfois plus approximatives. Mais disons qu’il y a une perspective de défense des droits des travailleurs, des femmes, des citoyens, de l’environnement et non des intérêts du capital, ce qui est un bon point. Le HDP définit son programme économique comme, ce que l’on pourrait traduire par “une économie de vie en sécurité” (ou bien “assurée”) Faisant ainsi référence à l’importance de l’assurance et de la sécurité sociale, mais aussi à ce que les droits au travail, droits sociaux, droits à la ville soient assurés, que les droits de l’environnement et des animaux soient aussi assurés. […] Mais le programme va plus loin en affirmant que la principale perspective est de développer le contrôle des travailleurs sur les rapports économiques, alors qu’ils n’ont actuellement aucun droit de “parole et de décision”. Mais on ne comprend pas vraiment comment [NDLA : à la lecture du programme] [6] »
Bien entendu, le simple programme ne saurait résumer l’orientation politique. La manière d’organiser prioritairement les travailleurs n’est pas claire dans les faits mais cela tient principalement à la faiblesse du syndicalisme en Turquie et aux contradictions inhérentes dans les mobilisations d’une classe ouvrière dont une grande partie apprend les premières leçons de la lutte des classes. Un autre exemple du caractère ambigu de la politique de classe de la mouvance kurde, c’est la sous-traitance des services municipaux auprès du secteur privé pratiquée par les villes (particulièrement impécunieuses) dirigées par le DBP. Néanmoins, ce réformisme, puisqu’il ouvre la porte à des mesures plus radicales, n’est pas remis en cause par l’aile kurde conservatrice ni par la direction centrale du parti.
En effet, ces thématiques se retrouvent largement dans le discours de Selahattin Demirtaş. Celui-ci opère même une évolution vers la gauche depuis la campagne présidentielle, n’hésitant pas à affirmer en février 2015 : « En particulier, c’est une erreur de la part des laïcs kémalistes d’axer autant sur l’identité islamique de l’AKP. Et c’est une erreur que de proposer une opposition à partir de là. Il faut une opposition à partir de la gauche, de la théorie du travail, de la théorie anticapitaliste, pas à partir des thèses anti-islamistes. ». Cette évolution n’est pas sans approximation : toujours au mois de février 2015, Demirtaş exprimait son soutien aux grévistes dans le secteur du métal (automobile et métallurgie) tout en appelant les patrons à rompre avec leur organisation en charge des négociations collectives et à protéger les ouvriers. Toutefois, le positionnement à gauche de Demirtaş s’est manifestée à plusieurs reprises, ainsi dans un entretien où il prenait à partie de manière virulente certain-e-s ex-députés dont il estimait qu’ils étaient des « erdoganistes déguisés », il complétait son propos en indiquant : « D’un côté il y a une structure de droite, néolibérale, turque-islamiste, prenant pour fondement le Califat. Le fondateur de cette structure a voulu être président de la Turquie [NDLA : président au sens de président avec les pleins pouvoirs]. En tout état de cause, nous avons fait preuve d’un positionnement idéologique en nous opposant à son projet présidentialiste. Nous avons proposé un système du côté de la gauche, de la classe ouvrière, de la liberté du peuple kurde, de la liberté des croyances, de la liberté des femmes et de l’autonomie. »
3/ Les liens entre le HDP et la mouvance décrite dans la question précédente est sûrement la question la plus sensible et la plus difficile à analyser. Il est possible d’établir quelques faits.
Premièrement, pour la base sociale et militante du mouvement de libération kurde, le prestige de la guérilla est immense et Abdullah Öcalan constitue toujours la référence ultime. De manière significative, lors du dernier congrès du HDP en janvier 2016, la photographie d’Öcalan a été projetée sur grand écran et la lettre qu’il avait envoyé au congrès… de 2014 – soutenant une politique de recherche de paix – fut relue par la coprésidente non kurde Figen Yüksekdağ. Pour la base kurde, il aurait été incompréhensible et inacceptable que la figure d’Öcalan ne soit pas saluée… et, en même temps, la relecture d’une lettre datant de deux ans auparavant pour se légitimer pointe bien les limites de l’exercice.
Deuxièmement, le HDP n’est pas la simple branche politique du PKK. Nous avons précédemment examiné sa composition mais, au-delà, la direction du HDP, y compris ses membres kurdes, peuvent émettre des critiques sur des initiatives du PKK, notamment pour ce qui est des actions armées. Dernier exemple en date, Demirtaş a condamné la direction de la sûreté de Çınar (dans le Kurdistan) le 14 janvier 2016 qui a causé la mort d’un policier et surtout de 4 civils (dont deux enfants) en estimant que les auteurs devaient s’excuser. Le HPG (branche militaire du PKK) qui revendiqua l’attaque par la suite se contenta d’exprimer sa « tristesse » pour les civils sans présenter d’excuse. À l’inverse, la direction du PKK a exprimé à plusieurs reprises des critiques (parfois virulentes) envers ce qu’elle estimait être des insuffisances du HDP. Mais si Demirtaş et la direction du HDP expriment sans cesse une « tristesse égale » pour « tous » les morts (y compris les policiers et les militaires) et défend la paix, il ne se tient évidemment pas à équidistance entre le régime turc et le PKK. De même, la guérilla du PKK appelle sans hésiter à voter pour le HDP. De manière simple, on peut dire que le régime turc est un ennemi avec lequel il faut traiter tandis qu’avec le PKK il s’agit de disputes « en famille ».
Troisièmement, si le HDP n’est pas l’aile politique du PKK et a son autonomie, on peut dire que les analyses faites par le PKK sont partagées par certains secteurs influençant la vie du HDP. Par exemple, Mustafa Karasu, membre du comité central du PKK et de l’exécutif du KCK [7], peut tout à fait écrire un article sur ce que devraient être le champ de déploiement et les fonctions du HDK et du DTK par rapport au HDP. Au-delà du contenu du propos, assignant notamment aux assemblées du HDK des tâches « similaires aux soviets mais avec une portée plus vaste » et qui nécessite débat, le point important est que des analyses et des recommandations portant directement sur la vie du HDP/HDK issus de dirigeants du PKK ne peuvent pas ne pas avoir d’écho. Avec probablement plus d’effets, il existe certainement des canaux plus directs portant notamment sur la vie sociale et politique au Kurdistan-Nord mais ils sont aujourd’hui assez difficiles à démêler.
Quelle est la position de la gauche turque à l’égard de la question kurde ?
Il existe des conceptions différentes de ce qui constitue « la gauche » en Turquie. Je vais néanmoins avoir une conception très large pour donner l’éclairage le plus complet possible en abordant, dans un premier temps, le principal parti d’opposition parlementaire, le CHP (Parti républicain du peuple) considéré comme « de gauche » par une grande partie de la population et dans un second temps la gauche « socialiste » (dans le sens indiqué précédemment). En revanche, je vais exclure les courants issus de la gauche, et reprenant partiellement sa symbolique, mais ayant évolué sur des positions ultra-chauvines en termes de discours et d’alliances sans qu’il existe la moindre contradiction interne (par exemple le courant issu du IP, Parti Ouvrier, devenu VP, Parti de la Patrie).
En ce qui concerne le CHP, une chose importante à savoir sur ce parti est qu’il prétend et est souvent perçu (y compris dans des secteurs militants) comme un héritier de la social-démocratie alors qu’il n’est que l’héritier d’une tradition étatiste. Cette confusion a trois racines. Premièrement, et c’est la raison la moins importante, le CHP s’est, dans son histoire, auto-désigné avec les labels de « gauche du centre », puis de « gauche démocratique ». Après le coup d’État de 1980, qui avait entraîné l’interdiction de tous les partis politiques, la continuité du CHP des années 1970 fut assuré par le SHP (Parti Social-Démocrate Populaire) dont le nom même faisait explicitement référence à la social-démocratie. Deuxièmement, la tradition étatiste turque, de manière très similaire à d’autres stratégies développementalistes, a pu comprendre un volet social au sens large comprenant l’amélioration des infrastructures et du niveau éducatif. Cela a pu constituer un horizon de « progrès » dont l’expression pouvait assez aisément se combiner avec la terminologie social-démocrate mais qui est également intrinsèquement nationaliste. La troisième raison est l’échec de la construction d’un parti organiquement lié aux travailleurs et à la jeunesse alors même que des mobilisations de masse ont existé en particulier durant les années 1970. Malgré l’impétuosité du mouvement syndical et du mouvement étudiant et la forte politisation, n’ont émergé durant cette période que des groupes pouvant avoir un impact assez large mais souvent très sectaires et par ailleurs illégaux, fétichisant des « modèles » (l’URSS, le maoïsme, le hoxhaïsme albanais, le guévarisme), se combattant impitoyablement et incapables d’être l’expression et l’aiguillon de cette politisation massive des masses laborieuses (voir plus bas). Si bien que le CHP a été le réceptacle électoral de cette évolution qui l’a impacté et lui a fait « gauchir » son discours. Néanmoins, il ne faut jamais oublier qu’à ses périodes les plus « à gauche », le CHP n’a été que ce réceptacle et pas un courant politique issu du prolétariat même avec, en plus, une déformation bureaucratique bien que des dirigeants syndicaux aient pu être coopté dans ses instances.
Le CHP a toujours fait l’objet de fortes oscillations mais sans jamais renier son étatisme nationaliste. Cela ne l’a pas empêché à certaines périodes d’accueillir en son sein des responsables politiques kurdes. Par exemple, Ahmet Türk, maire et ex-député de Mardin, membre du DBP et ex-président du DTP (un des avatars de l’expression politique du mouvement national kurde) a été membre (et député) du CHP de 1974 à 1980 ainsi que de son successeur le SHP de 1987 à 1989 jusqu’à en être exclu avec d’autres élus kurdes du parti pour avoir participé à la conférence kurde de Paris commémorant le massacre de Halabja. Les exclus fondèrent le HEP (Parti du Travail du Peuple). Cette exclusion était le symptôme d’un durcissement du caractère nationaliste du SHP mais pas au point de l’empêcher de faire encore en 1991 une coalition électorale avec le HEP dont les membres entrèrent au parlement en tant que SHP.
La crise du serment lors de la première séance de la nouvelle législature signala symboliquement que toutes les voies politiques étaient bouchées. Lors de cette séance dramatique, la député Leyla Zana arborant un serre-tête et une broche aux couleurs kurdes ajouta en kurde à la fin de son serment « Je fais ce serment au nom de la fraternité entre les peuples turc et kurde » au milieu d’une immense bronca des députés de droite et d’extrême-droite tandis que les élus SHP non issus du HEP (la grande majorité) gardaient le silence. Même si Zana fut obligée de refaire son serment en retirant la phrase en kurde sous les huées des mêmes parlementaires, la direction du SHP exigea des députés kurdes qu’ils quittent son groupe. En juillet 1993, le HEP fut interdit ; en mars 1994 l’immunité parlementaire de ses députés fut levée, et 5 de ces députés furent emprisonnés. Cela annonçait les années les plus dures de l’affrontement entre l’État et le PKK.
Le SHP, reprenant le nom de l’ancien parti unique CHP en 1995 – ce qui n’est pas tout à fait anodin –, fut partenaire minoritaire de gouvernements de coalition ayant laissé toute latitude, sinon couvert, l’armée pour mener sa guerre dans le Kurdistan de Turquie. Depuis le début des années 1990, le CHP n’a plus de base dans le Kurdistan et, plus généralement, chez les kurdes. Sa ligne a dérivé vers un chauvinisme turc de plus en plus outrancier, sans que cela lui assure le moindre succès électoral, sous la direction de Deniz Baykal (qui présida presque sans interruption le nouveau CHP de 1995 à 2010). Le CHP devint principalement le parti des classes moyennes urbaines turques et d’une partie significative des alévis turcs. La chute particulièrement scabreuse de Baykal a globalement entraîné une dilution des aspects les plus durs du chauvinisme turc. Ce phénomène fut encouragé par le mouvement de Gezi de 2013 avec une évolution vers un discours plus démocratique contre les abus du régime AKP. Toutefois, « plus démocratique » ne signifie pas « démocratique ». Le CHP, toujours attaché au caractère unitaire, n’est pas en mesure de donner une réponse cohérente à la question kurde sans lequel il n’existe pas de projet démocratique pour la Turquie. Ce qui caractérise le CHP aujourd’hui est d’être le parti de la confusion et des contradictions les plus fortes. Ainsi, aux élections présidentielles de 2014 (les premières à désigner le président de la république au suffrage direct à deux tours), le CHP présenta un candidat commun avec le parti ultranationaliste MHP : l’ex-secrétaire général de l’Organisation de la Coopération Islamique Ekmeleddin İhsanoğlu qui se fit ensuite élire député sur les listes du MHP… Mais dans le même temps, en août 2015, une délégation de sa branche jeunesse s’est rendu à Kobane pour y rencontrer le gouvernement du canton honni par l’AKP et les ultranationalistes ; d’autre part, 11 membres de sa section jeunesse de Malatya sont morts lors de l’attentat contre le meeting pour la Paix d’octobre 2015 Ankara, certains de ses députés assistèrent au meeting du Bloc de la Paix aux côtés d’élus du HDP et lors de son congrès une section locale déploya une banderole sur laquelle était écrit « Aşiti » (paix en kurde)…
Parti étatiste alors même que l’État se confond désormais avec l’AKP son adversaire politique, il est logique que le CHP ne revienne pas aux outrances des années 1990 et qu’une aile démocratique et sociale existe en son sein. Néanmoins, de toute cette confusion, il ne ressort pas mieux qu’une critique passive de la dérive autoritaire du régime avec des tonalités d’un démocratisme platonique mâtinée de nationalisme. C’est-à-dire trop peu face aux enjeux de la situation.
Comme indiqué précédemment, la gauche socialiste turque est extrêmement fragmentée et il serait fastidieux de passer en revue les positions de toutes les organisations et groupes. Je vais plutôt pointer quelques éléments généraux et synthétiser les différentes nuances en trois grandes positions.
Il y a eu un embryon de mouvement ouvrier et des organisations socialistes dans l’Empire ottoman tardif (dont certaines puissantes comme la Fédération socialiste de Salonique) et durant la période de la guerre d’indépendance. Cependant, tout cela fut détruit par le régime kémaliste et rentra dans une longue période de marginalisation avec la période de parti unique. La renaissance date des années 1960.
Dans son essor, notamment lors des premières mobilisations étudiantes des années 1960, la gauche turque s’appuya énormément sur la thématique anti-impérialiste avec pour points de focalisation l’adhésion à l’OTAN, les ingérences des États-Unis, la présence du capital étranger dans sa polarisation avec la droite. Une cible privilégiée était la 6e flotte des États-Unis qui croisait régulièrement au large de la Turquie et mouillait dans les grandes villes. Les actions contre les marins états-uniens se multiplièrent (initiatives somme toute assez inoffensives à l’époque dont la forme la plus virulente était de les jeter à la mer) à partir de 1967 et culminèrent en février 1969 quand la manifestation de protestation contre la 6e flotte, à l’initiative des étudiants de gauche, fut attaquée par les forces réactionnaires réunies autour de l’Association de Lutte contre le Communisme sous la bienveillance de la police. Deux étudiants de gauche furent tués lors de ce premier « dimanche sanglant ». L’événement symbolisa la conjugaison de la lutte anti-impérialiste et de la lutte contre les forces réactionnaires turques dans le champ national pour plusieurs couches militantes. Grossièrement, il s’agissait de l’idée d’une deuxième guerre d’indépendance nationale parachevée par le socialisme contre l’impérialisme et ses alliés locaux capitalistes et réactionnaires. La puissance de ce modèle, étayé des faits observables, marqua durablement la jeunesse étudiante de gauche turque dont une partie se dirigea vers la lutte armée (fondation du THKP-C Parti de Libération Populaire de la Turquie-Front en décembre 1970, THKO Armée de Libération Populaire de la Turquie au début 1971, du TKP/ML Parti Communiste de Turquie/Marxiste-Léniniste et de sa branche militaire TIKKO Armée de Libération Ouvrière et Paysanne de Turquie en avril 1972). Mais en dehors de ces courants armés, cet anti-impérialisme a imprégné l’ensemble de la gauche turque qui a émergé dans les années 1960 et s’est développée durant les années 1970 portée par un syndicalisme combatif de masse et les luttes de la jeunesse.
Évidemment, le problème était qu’une telle approche mettait de côté, du moins sous-estimait, le caractère colonial de l’État turc et l’oppression qui en résultait pour les kurdes. Il ne faudrait pourtant pas croire que la gauche turque s’est constituée autour du chauvinisme durant ces deux décennies. Au cours de cette période de forte politisation, la plupart des positions n’étaient pas figées et les évolutions étaient beaucoup plus ouvertes. En d’autres termes, la gauche turque était ouverte aux kurdes dont des militants prenaient place dans ses rangs. L’exemple du TIP (Parti Ouvrier de Turquie, à ne pas confondre avec l’IP cité plus haut) est parlant. Il s’agit du premier (et unique jusqu’au HDP) parti de gauche à avoir eu une audience électorale modeste mais significative (3% en 1965 et 1969 et des députés grâce à un système proportionnel). Sur l’inspiration d’étudiants kurdes partis dans les grandes villes de l’ouest du pays et côtoyant les étudiants de gauche, le TIP organisa 12 « meetings de l’Orient » (Kurdistan) en 1967 avec une participation totale estimée à 10 000 personnes, ce qui constituait un succès à l’époque. Ces meetings donnèrent naissance en 1969 au DDKO, les Foyers Culturels Révolutionnaires de l’Orient. Il s’agissait d’une organisation fédérée kurde en lien avec le TIP mais autonome et dont le développement parmi les kurdes fut assez rapide. Malgré ses limites réelles, notamment par rapport à la subversion des rapports sociaux traditionnels au Kurdistan, cette période plutôt oubliée fut porteuse d’une grande potentialité. Dans un interview de 2007, Ümit Fırat, un des fondateurs des DDKO, indique « Mehmet Ali Aybar [NDLA : président du TIP de 1962 à 1969] et ses proches avaient compris que l’oppression des kurdes n’était pas seulement le résultat d’une loi d’arriération géographique, de développement inégal mais constituait un problème kurde à part entière ».
Évoquer quelques parcours individuels est également intéressant. Le futur maire « indépendant » d’Amed/Diyarbakır, Mehdi Zana (époux de Leyla Zana) a ainsi rejoint le TIP dès 1963. Le jeune Abdullah Öcalan, alors fonctionnaire du cadastre nommé à Istanbul puis étudiant, fréquenta la branche istanbuliote du DDKO en 1970 avant de partir à la faculté de science politique de l’Université d’Ankara où il allait fonder en 1974 un petit groupe qui allait devenir le PKK en 1978.
Mais ce potentiel ne fut pas réalisé. Au sujet de la Russie pré-révolution de 1917, Léon Trotsky écrit :
« L’État russe se heurtait aux organisations militaires des nations occidentales dont les bases économiques, politiques et culturelles étaient plus élevées. De la même façon, le capital russe, dès ses premiers pas, se heurta au capitalisme beaucoup plus développé et plus puissant de l’Occident et fut assujetti par ce dernier. De la même façon, la classe ouvrière russe, dès ses premiers pas, trouva des instruments tout prêts, dus à l’expérience du prolétariat de l’Europe occidentale : théorie marxiste, syndicats, parti politique » [8]).
Si la Turquie bénéficia, à l’instar de la Russie, en tant que pays de la périphérie capitaliste, du « privilège de l’arriération » d’un point de vue économique, c’est-à-dire avoir accès au dernier stade du développement capitaliste par l’apport du capital étrangers sans avoir à reprendre le chemin du développement qui y a mené, il n’en fut pas de même d’un point de vue de la politique de classe. Ainsi, près de 50 ans après la révolution russe, la classe ouvrière de Turquie trouva certes des instruments tout prêts mais en ce qui concerne la théorie, déterminant l’usage des autres instruments, il s’agissait d’instruments férocement concurrents entre eux, s’appuyant souvent sur le prestige et les ressources de la conquête du pouvoir. Le mouvement ouvrier turc en croissance, et s’appuyant sur un prolétariat jeune issu de l’exode rural et d’une jeunesse radicalisée, fut confronté au pro-soviétisme (l’URSS de Brejnev représentant la continuité de la révolution russe…), au maoïsme (révolution chinoise), hoxhaïsme (régime albanais) et à une forme de « guévarisme » (prestige de la révolution cubaine). Cela se combina aux fortes pressions des secteurs capitalistes nationaux et internationaux dans le contexte de la guerre froide (a fortiori pour un pays présentant un tel intérêt géostratégique à l’époque) ainsi qu’à la complexité de l’héritage anti-impérialiste avec le caractère de l’État turc. Cet ensemble de contradictions s’avéra trop lourd pour le jeune mouvement ouvrier turc. Le TIP qui agrège son noyau politique durant les années 1960 fut en crise et se désintégra à l’orée des années 1970 pour devenir un groupe pro-soviétique parmi d’autres alors même que les mobilisations s’amplifiaient pour une décennie encore. Pour ce qui est de la politique de classe, l’arriération de la Turquie ne présenta aucun privilège mais fut un pur handicap.
Cet échec déboucha non seulement sur l’absence d’un parti de classe dans l’histoire politique turc et le déchirement sectaire permanent entre courants et sous-courants, dont certains eurent une audience de masse durant les années 1970 [9], mais signa également le rendez-vous manqué avec les kurdes dont l’oppression spécifique tendait à être reléguée au second plan à mesure que des secteurs militants assimilaient un ouvriérisme sommaire et sectaire. Dans le même interview, Ümit Fırat le résume ainsi : « Mais nous avons compris que le discours ‘Une société sans classe va advenir, l’impérialisme va prendre fin’ ne satisfaisait pas nos revendications. Au bout d’un moment, nous avons réalisé que la question nationale est une question à régler sans attendre le socialisme. Bien sûr nous avons continué à être actifs au sein de TIP après la fondation du DDKO en 1969. Mais en 1974 [NDLA : alors que TIP a déjà perdu l’essentiel de son influence et que le DDKO a été interdit après le pronunciamiento de 1971], nous avons totalement rompu les ponts organisationnels même si cela ne s’est pas fait entièrement d’un point de vue idéologique. ».
Je tenais à revenir sur cette période pour indiquer sommairement les sources historiques d’une sous-estimation de la question kurde et du colonialisme turc dans une partie de la gauche turque mais également pour pointer qu’il n’y a là-dedans aucune fatalité. Cela est d’autant plus vrai que, depuis cette période, des courants révolutionnaires se sont rapprochés du mouvement national kurde et qu’une partie importante de la gauche radicale est parvenu à dépasser son chauvinisme (allant souvent de pair avec l’ouvriérisme). Les trois principales positions qui se présentent dans la gauche turque sont les suivantes :
1/ Une alliance globale en tant que partenaire minoritaire avec le mouvement national kurde. Cette alliance peut exister à tout niveau. Il en est ainsi du MLKP (Parti Marxiste-Léniniste Communiste, issue de la tradition hoxhaiste), illégal, dont la branche armée, le FESK (Forces Armées des Pauvres et des Opprimés) collabore étroitement avec le PKK et a participé à la résistance de Kobane. Le parti, légal, ESP (Parti Socialiste des Opprimés), partageant un certain nombre d’analyses fondamentales avec ce courant, participe de son côté au HDK et une membre issue de ses rangs copréside le HDP. Celle-ci est d’ailleurs poursuivie pour avoir déclaré dans une interview « Nous nous appuyons sur le mouvement de libération kurde ».
On peut mettre dans cette catégorie générale les organisations et courants légaux et hors du champ de la lutte armée participant au HDK et de facto au HDP. Il en est ainsi du SDP (Parti de la Démocratie Socialiste) qui a une longue tradition d’alliance avec le mouvement kurde mais également d’un parti tel que DSIP (voir plus haut). Bien entendu le déséquilibre des forces en présence constitue une indéniable difficulté dans ce choix.
2/ C’est justement par rapport à ce déséquilibre de forces que s’est constitué une deuxième position : coalition, front, avec le mouvement kurde mais sans constituer une organisation commune. Cela peut aller de pair avec la recherche de l’unité des « socialistes » pour que cette alliance soit équilibrée (ou du moins plus équilibrée). Des secteurs significatifs de la gauche radicale se retrouvent dans cette approche qui se traduit par une opposition à l’État turc et à ses exactions, tout en ayant une approche critique du PKK. D’un point de vue électoral, cela peut se manifester par un soutien plus ou moins actif aux campagnes du HDP en tant qu’ « extérieurs ». Le degré de cet engagement peut varier du soutien du bout des lèvres jusqu’à prendre des tâches officielles tel que celle de représentant pour des bureaux de vote (une tâche qui constitue un enjeu dans le contexte turc). Cette approche a été partiellement illustrée par l’épisode de la constitution en 2014 du BHH le « Mouvement Unifié de Juin » (en référence au mouvement « dit de Gezi » datant de juin 2013). Un certain nombre d’animateurs du BHH envisageaient la constitution d’une plateforme commune qui s’exprimerait en soutien au HDP et serait un interlocuteur bénéficiant de plus de poids. Mais une telle approche échoua face à l’hostilité d’autres courants participant au BHH mais ayant une troisième position.
3/ La troisième position générale est celle de l’affirmation d’organisations « socialistes » hors de toute alliance avec le mouvement kurde considéré comme un concurrent (infiniment plus puissant) si ce n’est comme un adversaire. Cette position se retrouve dans des petites organisations souvent issues du stalinisme, couvrant leur chauvinisme d’un vernis ouvriériste. Une limaille composée de certains groupuscules trotskystes se retrouve dans cette position avec un discours uniquement sectaire ouvriériste. Si les courants composant cette troisième position apparaissent comme irrémédiablement sectaires et sans aucun impact sur la société, ils peuvent bloquer les projets des courants de la position 2.
Bien entendu, les positions ne sont souvent pas aussi tranchées. Un parti tel qu’EMEP, Parti du Travail (d’obédience hoxhaïste, parti frère du PCOF en France) oscille entre les positions 1 et 2 mais d’autres secteurs militants connaissent également ces hésitations. Le quotidien de gauche socialiste Birgün soutenant fortement le BHH dénonce les exactions de l’État turc et des bandes fascistes tout en ayant un positionnement distancié envers le HDP. Si nous mettons de côté la troisième position, le débat sous-jacent entre la première et la deuxième position est tout à fait légitime et pertinent : est-ce qu’une gauche socialiste de masse peut se construire autour du mouvement de libération kurde ? En termes plus généraux, est-ce que, dans un pays donné, un mouvement politique de masse et portant une perspective émancipatrice peut se constituer autour d’un mouvement né d’une oppression spécifique (en l’occurrence coloniale) ? Même si une partie de la gauche radicale turque tend à répondre par la négative, il me semble difficile de trancher d’une manière aussi vive. Les élections de juin 2015 (qui ont vu HDP obtenir un suffrage de 13%, après une campagne violente, aux conditions très inéquitables et malgré de nombreuses calomnies) peuvent indiquer que cela pourrait être possible. En tout cas, cette option ne peut être complètement écartée. Au moins, l’épisode du BHH a montré qu’une éventuelle « unité des socialistes » dans la perspective de la deuxième position ne pourrait de toute façon être réalisée que sur une base politique commune avec un accord sur des principes au sujet de la question kurde.
Néanmoins, aujourd’hui, la stratégie de guerre civile adoptée par le gouvernement turc semble fermer la possibilité d’explorer une telle piste. En conséquence, la mise en échec de l’offensive guerrière du gouvernement est de toute façon une tâche immédiate qui s’impose à toute la gauche radicale turque. Il s’agit, dans tous les sens du terme, d’une question de vie ou de mort.
Comment expliques-tu que la gauche se recompose en grande partie autour de la question kurde et de la paix ?
Comme on a pu le déduire de mes précédentes réponses, la question kurde, la logique coloniale de la construction de l’État turc, sont des questions incontournables. Prendre cette question à bras le corps est ainsi une nécessité et on peut estimer qu’une bonne partie de la gauche radicale l’a bien compris. Si la guerre civile État (et alliés) vs PKK se développe, la gauche aura du mal à exister politiquement pour une nouvelle génération. Mais la compréhension de cette nécessité ne peut évidemment pas être une explication suffisante. Je retiendrai quatre raisons :
1/ La raison la plus « négative » pour commencer : la faiblesse quantitative puis qualitative des luttes sur une base économique. Le coup d’État de 1980 a entraîné la destruction de l’essentiel du mouvement ouvrier organisé et sa reconstruction n’a que peu avancé depuis. Cela a rompu la transmission d’une culture militante ouvrière, d’une conscience de classe – la division de classe sur une base kurde/turque a bien sûr renforcé cette évolution. Une lutte emblématique de la deuxième moitié des années 2000 a été celle des ouvriers de Tekel (entreprise d’État de tabac et d’alcool), en 2009-2010, suite aux fermetures d’usines résultant d’une opération de privatisation. Si le mouvement fut important, il s’agissait également d’une bataille d’arrière-garde, à partir d’un bastion d’organisation de la classe ouvrière, contre le processus de privatisations qui été déjà largement entamé. En dehors de ce cas, les mobilisations économiques pouvant servir d’appui pour une politique de classe ont été relativement faibles, jusqu’à récemment, dans un contexte d’expansion du capitalisme turc dont le prolétariat ne percevait que les miettes. Les mobilisations furent même relativement faibles en regard des désastres engendrés par des conditions de travail effroyables (désastre minier de Soma, morts sur les chantiers navals, dans le BTP…).
La faiblesse « qualitative » résulte des mêmes raisons et s’est manifesté de façon très récente : un des événements majeurs en 2015 a été la grande grève « non autorisée » dans l’automobile dans la zone de Bursa après la signature d’une convention collective défavorable par le syndicat Türk Metal, en réalité inféodé au patronat ; il ne s’agissait plus d’une réaction (même de masse) face aux conséquences d’une privatisation dans l’agro-alimentaire mais des travailleurs d’un secteur stratégique du développement de l’économie turque – la grève fut massive (12 000 grévistes sur la ville) et suivie par l’écrasante majorité des ouvriers, sans quoi elle n’aurait pu exister dans le contexte turc. Malgré les menaces de l’État et des directions (dont Renault), les ouvriers obtinrent satisfaction sur l’essentiel des revendications : ils obtinrent non seulement l’annulation de licenciements et les augmentations égalitaires de salaires mais aussi le droit de désigner leurs représentants à la place du syndicat « vendu » (bien que les patrons soient revenus sur leurs engagements depuis). Surpris et confrontés à un mouvement de masse dans un pays où ils ont beaucoup investi, les directions des multinationales (Renault, Hyundai, Ford) ont eu à lâcher du lest, cette fois-là...
Cette victoire a été un remarquable premier pas en avant mais a aussi été le révélateur cette faiblesse « qualitative ». L’horizon des ouvriers s’est limité à l’usine. Les ouvriers en grève à Bursa ont gardé les portes des usines closes aux délégations militantes de gauche radicale considérées avec méfiance, sinon hostilité. Il n’y eut même pas de grande manifestation commune des usines en grèves, ni d’instance de coordination de ces usines qui se trouvaient pourtant sur un périmètre géographique restreint. Les ouvriers ont lutté, se sont organisés et ont gagné à l’échelle de l’usine. En réalité, comme ils n’ont pas eu besoin de s’y confronter, ces ouvriers en lutte n’ont même pas eu à aborder la question syndicale en tant que tel. C’est ce que j’entends par « faiblesse qualitative ».
Bien sûr, ce propos ne diminue nullement l’importance de cette mobilisation, d’autant que les causes profondes qui l’ont suscitée seront de plus en plus présentes. Cette grève, ou comme vous l’aurez compris « ces grèves », ont été la démonstration pour ces ouvriers de la puissance de l’action collective, de leur unité en action même si ce n’est qu’à cette échelle. C’est un acquis considérable. Toutefois, à brève échéance, cette victoire ne s’accompagnera d’aucune évolution significative de ces secteurs vers la constitution d’un mouvement ouvrier organisé et combattif. Cela constitue évidemment une difficulté considérable pour la gauche radicale.
2/ L’existence de négociations de 2012 à 2015, je ne reviens pas dessus : la paix est donc, de facto, à l’ordre du jour.
3/ Le mouvement de Gezi. Si les mouvements de classe sur une base économique ont ces limites, le mouvement de Gezi a constitué un événement considérable pour la Turquie contemporaine. Je ne reviens pas sur le déroulement des événements et la mobilisation en tant que telle. Le caractère principal de ce mouvement a été globalement une démocratisation de secteurs déjà hostiles à l’AKP, malgré des contradictions et des développements différents selon les villes. En particulier dans la jeunesse, cette démocratisation s’est traduite pour une partie par une plus grande sensibilisation à la question kurde et une capacité à voter pour le HDP, en particulier en juin 2015. Aujourd’hui, le bref cycle ouvert par Gezi est fermé et les flots de sang recouvrent ce qui pourrait en germer. Mais on peut dire que la grande importance accordée à la question démocratique – et donc à la question kurde – et donc à la paix a été également alimenté pour un mouvement social de masse.
4/ L’évolution de la politique du mouvement kurde en Turquie. Le point 1 indique en fait une porte fermée pour l’instant, les points 2 et 3 indiquent des éléments renforçant la place centrale accordée au triptyque démocratie/question kurde/paix qui se traduit par une polarisation autour du HDP. Mais le facteur de l’orientation politique intervient ici, à travers la main tendue des dirigeants politiques civils kurdes vers la gauche turque (d’abord avec le Bloc de 2011 puis avec le HDK/HDP) et la politique explicite de « Turquie-isation » de la direction du HDP. Je n’insiste pas sur les liens avec la gauche que j’ai déjà longuement abordé. La « Turquie-isation » signifie la volonté répétée de la direction du HDP de ne pas être le parti des kurdes ou du Kurdistan-Nord mais de toute la Turquie. Cela a été particulièrement mis en scène avec des meetings ou flottaient des drapeaux HDP et turcs. Au congrès de janvier 2016, dans son discours, Selahattin Demirtaş a répété « La Turquie est notre patrie commune ». Malgré cela, il faut noter qu’une partie de la gauche mais aussi plus largement un électorat que je qualifierai de « démocrate » abhorrant l’AKP, issu de la classe moyenne turque et qui pouvait envisager de marcher avec un mouvement politique civil kurde, se méfiait d’une possibilité de tendance conciliatrice du HDK/HDP avec l’AKP. La cause en était les négociations de paix entre le PKK et l’AKP. En réalité, cette méfiance existait aussi chez bon nombre de militants de la gauche radicale qui voyaient bien l’intérêt du succès des négociations mais pensaient que pour cette raison le HDK/HDP, in fine, ne s’opposerait pas frontalement à l’AKP. Cela pouvait être alimenté par le souvenir de certains tournants brusques des partis kurdes dans le passé mais également par des déclarations de certains députés ou responsables – le positionnement en retrait du HDP lors du mouvement de Gezi, par exemple. Ce dernier point était d’ailleurs assez injuste : d’abord parce qu’à Istanbul les militants du HDP étaient présents et actifs pendant toute la mobilisation même s’ils gardèrent un profil bas. Quand à la faible mobilisation dans le Kurdistan, il est assez facile d’imaginer pourquoi les violences policières qui se sont abattues sur les jeunes environnementalistes n’ont pas déclenché une émotion outre mesure chez une population depuis longtemps persécutée et qui, à ce moment-là, voyait l’espoir d’une paix se dessiner avec le début des négociations. Enfin, des éléments nationalistes, opposés aux aspirations des kurdes au sein du mouvement de Gezi, en particulier (mais pas seulement) à Ankara, ont pu alimenter la méfiance des kurdes. Après des élections locales ratées, la campagne présidentielle de Selahattin Demirtaş en août 2014, le HDP a réussi à capitaliser sur l’héritage de ces mobilisations. La déclaration on ne peut plus nette de Selahattin Demirtaş lors de la campagne pour les législatives de 2015 où il martela « Nous ne te laisserons pas devenir président [NDLA : au sens de président dans un régime présidentialiste] » en visant Erdoğan eut un grand impact et leva les derniers doutes et participa à la polarisation autour du HDP et des questions centrales qu’il portait.
Quelle est l’importance du Rojava du point de vue de l’affrontement entre l’État turc et le PKK ?
C’est une question centrale. En réalité, on ne peut pas appréhender la place du PYD et du Rojava en Syrie sans regarder les dynamiques en cours en Turquie de même qu’on ne peut pas comprendre ces dynamiques en mettant de côté la question du Rojava. Le KCK (et donc le PKK) veut faire du Rojava un bastion, un appui. Erdoğan a exprimé on ne peut plus clairement sa position sur ce point : « Nous empêcherons cela [que se constitue un proto-État kurde dans le Rojava] par tous les moyens ». Les mots « tous les moyens » n’étaient pas exagérés.
Erdoğan a investi la Turquie dans la guerre civile syrienne contre Al-Assad. Et, soyons clairs, aussi bien le régime d’Erdoğan que celui d’Al-Assad sont des forces contre-révolutionnaires. Je ne reviens pas sur le fait que le régime d’Al-Assad est responsable d’un bain de sang contre la population syrienne pour écraser la révolution en militarisant le conflit. Quant à Erdoğan, il faut souffrir d’une grande cécité politique pour croire qu’il pourra contribuer d’une manière ou d’une autre à un régime démocratique en Syrie. Rappelons que même en mai 2011 alors qu’il commençait à prendre son virage anti Al-Assad, Erdoğan indiquait que ce dernier devait être considéré comme un « bon ami » : il lui aurait été difficile d’affirmer le contraire tant les gouvernements turc et syrien s’étaient alors rapprochés. Le positionnement d’Erdoğan a été celui d’un opportunisme mué par la volonté d’étendre l’influence du capitalisme (et a fortiori des secteurs capitalistes qui lui sont roches) dans la Syrie post-Al-Assad. Cela s’est traduit par un réel interventionnisme de l’État turc en Syrie et le soutien à différentes forces rebelles combiné avec l’hostilité profonde à l’égard des trois cantons dont l’autonomie a été proclamée unilatéralement par le PYD et qui constituent le Rojava.
Pour proclamer cette autonomie, le PYD a de son côté tiré parti du retrait du régime d’Al-Assad de la région avec lequel lui ait arrivé d’avoir des relations opportunistes. Il est parvenu au pouvoir non sans tensions avec d’autres courants kurdes, tensions qui ont pu s’avérer violentes. Mais ce pouvoir a pu être consolidé notamment face à la menace constituée par Daesh qui bénéficie de la complicité du régime turc. Cette situation, avec l’interventionnisme de l’AKP et « l’exportation » en Syrie de conflits en court dans l’État turc, a rendu impossible ce qui aurait été souhaitable : la jonction de la révolution syrienne avec tous les secteurs kurdes de Syrie (en particulier le PYD et sa capacité d’action). Mais aujourd’hui, il n’y a plus seulement exportation de conflit de la Turquie vers la Syrie mais plutôt interpénétration…
Un dernier point sur les enjeux politico-militaires actuels : un enjeu primordial réside dans la jonction géographique des trois cantons qui n’ont pas de continuité entre eux. En effet, les combattants du PYD ont réussi à faire la jonction des cantons de Kobane et de Cizir. À l’heure où je vous réponds, il reste à assurer la continuité avec le canton d’Efrin, 130 km à l’est. Je ne suis pas certain de l’allégeance de ceux qui tiennent cette bande – Daesh, insurgés et autres… Mais sans ces 130 km, il est certain que Daesh n’aura plus d’accès direct à la frontière turque.
Lors de sa récente visite en Turquie, le vice-président étatsunien, Joe Biden, a redit que le « PKK est une organisation terroriste » mais l’enjeu serait d’utiliser le même qualificatif pour le PYD : ce qu’il n’a pas fait, et cela n’a pas échappé aux observateurs. Dans le même temps, il est notoire que les États-Unis contribuent à armer les troupes du PYD organiquement liés au PKK via le KCK. Ce dernier élément résultant des contradictions inter-impérialistes ne change d’ailleurs rien en terme de positionnement politique à avoir en tant que marxistes révolutionnaires en Occident.
Comment caractériser la réponse de l’État turc aux relatifs succès du HDP ? Est-ce une explication de la relative déception électorale du HDP lors du dernier scrutin ?
Je pense que, comme tout le monde, l’AKP a été surpris par le score du HDP en juin 2015. Ce succès est relatif dans le sens où il ne s’agissait que de 13% mais cela a constitué un résultat absolument inédit en Turquie. Cinq mois plus tard, de nouvelles élections se sont déroulées face au blocage institutionnel. Le score de l’AKP en novembre 2015 a surpris (49,4%) dans le sens inverse de juin. Aucun institut de sondage, même ceux qui lui sont les plus proches, ne l’avait vu venir. Le HDP a reculé à 11% (qui aurait été considéré comme un assez bon résultat en juin) mais la baisse la plus importante fut celle des ultranationalistes du MHP (de 16% à 12%, avec un glissement vers l’AKP). Que s’est-il passé pendant ces cinq mois ?
Après le scrutin de juin, la réponse de l’AKP (qui se confond donc avec l’État) n’a pas tardé et s’est développé sur plusieurs axes :
• obtenir un blocage institutionnel en refusant toute forme de discussion qui porterait sur une coalition alors que les bases politiques d’un accord avec les ultranationalistes du MHP existait. Toutefois, outre les réticences des dirigeants du MHP, l’AKP ne voulait qu’aucune discussion n’aboutisse. L’autre formule majoritaire CHP-MHP-HDP se heurtait à la position du MHP qui consistait à refuser de soutenir un gouvernement que le HDP soutiendrait (mais sans y participer) ;
• déclencher une vague de persécutions meurtrières dans le Kurdistan en utilisant l’appareil d’État pour ce faire ;
• susciter des mobilisations de groupes fascisants turcs-sunnites organisant des pogroms meurtriers anti-kurdes hors Kurdistan et saccageant les locaux du HDP ;
• utiliser les groupes pro-Daesh en les laissant organiser des attentats-suicides contre les militants kurdes et de gauche pour terroriser le pays comme ce fut le cas à Suruç (33 morts) ou encore en occasionnant une centaine de morts lors du meeting « Pour la paix, la démocratie, et le travail » à Ankara ;
• profiter de ces attentats, déplorés du bout des lèvres par formalité, afin de procéder à des vagues d’arrestations ;
• inspirer une campagne de calomnie, ou plutôt de simple mensonge, à l’échelle de masse par le biais des médias privés et publics pro-gouvernementaux (la grande majorité) tout en se posant en recours ;
• réorganiser de manière énergique le dispositif de campagne de l’AKP, profiter de la situation de paralysie imposée au HDP pour mener une campagne de terrain et en s’arrangeant avec certains chefs tribaux ;
• le jour même compléter ce dispositif avec des démarches frauduleuses.
Ajoutons que si les gouvernements occidentaux n’avaient pas feint d’endosser le récit d’Erdoğan, cela n’aurait pas été aussi facile. Ainsi, lorsque Hollande félicite Erdoğan pour son engagement contre Daesh après l’attentat de Suruç, cela ne peut signifier qu’un permis de tuer tant que des formes minimales de distanciation sont prises. L’attentat d’Ankara est advenu quelques semaines après.
Il s’agit donc essentiellement de terrorisation de la société orchestrée de plusieurs manières. Et la campagne du HDP entièrement axé sur la paix, une redite moins joyeuse et plus défensive de celle de juin, n’a pas réussi à peser lourd face à cette déferlante. Je ne suis pourtant pas convaincu qu’il aurait été possible de faire une autre campagne.
Quelle est l’évolution des rapports de force ? Assiste-t-on à une montée en puissance d’un nouvel autoritarisme ? Quelle est la réponse du HDP ? Du PKK ?
Nous assistons indéniablement à la montée en puissance d’un nouvel autoritarisme. Il faut d’abord indiquer que la répression et les violences d’État ont empiré depuis les élections de novembre. La Fondation des droits de l’Homme de Turquie a dénombré dans son dernier rapport 198 civils tués (dont 39 enfants) entre le 16 août 2015 et le 21 janvier 2016 au cours des 58 états de siège de durée variables qui ont concerné 7 départements et ont impacté les droits humains de 1 377 000 personnes. De nouveaux massacres s’y sont ajoutés depuis, notamment à Cizre où une soixantaine de personnes ont été tuées dans une cave, ce qui a été présenté comme une réussite antiterroriste contre le PKK et célébré par tous les pro-AKP. Nous assistons à un début de guerre civile entre l’État turc et ses alliés (dont des groupes ou des tribus kurdes) contre le PKK. Celui-ci bénéficie non seulement du soutien mais de la révolte active d’une jeunesse kurde insurgée et radicalisée dans de nombreuses localités du Kurdistan-Nord (en Turquie). Il y existe des questionnements pour savoir si le PKK a déclenché le Serhildan, en français l’insurrection, le soulèvement – un terme qui a un rôle comparable à celui d’intifada pour les Palestiniens. Il me semble qu’en réalité cette révolte n’est pas le résultat d’une décision prise par le PKK, qu’elle s’est développée à « la base » et qu’ensuite des membres du PKK ont rejoint les zones insurgées, notamment le quartier de Sur à Amed/Diyarabkir. Cette révolte est on ne peut plus logique. Pour beaucoup, il s’agit des enfants de celles et ceux qui ont été persécutés durant les années 1990 – ils ne voient rien venir en termes d’amélioration ; le processus de paix est mort ; le processus électoral n’a pu bloquer l’AKP en juin 2015 que pour quelques jours.
Outre le Kurdistan, la répression s’accélère. Le fait même de se déclarer pour la paix peut déclencher des poursuites. Cette approche a été résumé par le doyen de la faculté de théologie de l’Université de Marmara, Ali Köse : « Dans un tel contexte, il est évident que tous ceux qui font des déclarations du type ‘les enfants meurent, les civils meurent, il faut la paix’ soutiennent le PKK ». Le cas le plus emblématique concerne 2 000 universitaires poursuivis en justice pour avoir signé l’appel « Nous ne serons pas complices de ce crime ». Un certain nombre a déjà été exclu de leur université. Je me dois d’ailleurs de signaler ici que si, bien sûr, la solidarité internationale avec ces universitaires par leurs collègues est nécessaire, cette solidarité ne saurait se limiter à un propos sur les universitaires en ignorant pourquoi ceux-ci se sont mobilisés. La répression accrue des libertés universitaires, de la liberté de parole en Turquie sont des sous-produits de la guerre, de la persécution des kurdes par l’État turc. Mais outre ces cas, il n’existe pas de mobilisation anti-guerre dans l’ouest du pays et ce silence (quand ce ne sont pas des hurlements de joie) est absolument dramatique. Le HDP continue à défendre une ligne pro-paix alors que les flots de sang montent : cette position nécessaire devient plus difficile à tenir chaque jour qui passe. Je ne suis pas non plus persuadé qu’elle reste audible pour une partie de la jeunesse du Kurdistan confrontée aux exactions de l’État.
Quant au PKK, certains de ses membres sont descendus en « ville » dans les affrontements avec l’État, certaines actions ont été menées, mais en réalité jusqu’à présent il n’y a pas eu de réponse d’envergure. Des échéances internes devraient bientôt avoir lieu pour déterminer s’il passera à la contre-offensive. Dans ce cas-là, ce sera la guerre civile au sens plein du terme et la responsabilité écrasante sera celle du régime turc.
Il n’est pas évident de déterminer précisément où va le régime turc. Il est possible d’envisager l’horizon suivant : vider des localités kurdes à la frontière syrienne (Cizre, Nusaybin) en faisant fuir les habitants par des massacres de masse, occuper militairement le Kurdistan par un quadrillage et chercher à mettre à genoux le PKK avec une stratégie de contre-guérilla. Il s’agit de la continuité du schéma qui avait prévalu durant les années 1990 avec l’enjeu du Rojava en plus. Le dispositif juridique mise en œuvre contre le HDP ou du moins ses dirigeants est déjà bien avancé alors que de nombreux maires du DBP ont été destitués ou mis en détention.
Mais si l’évolution actuelle n’est pas stoppée, on n’assistera pas au même cauchemar que celui des années 1990 mais à quelque chose de pire. Je reviens sur un point que j’avais soulevé au début : la majorité des kurdes vivent hors Kurdistan. Contre eux, comme lors des pogroms de début septembre 2015, mais de manière plus systématique et pérenne, il faudra le déchaînement de groupes fascisants sous la protection de l’État. Ainsi, ce qui se profile, si le cours actuel continue, c’est bien une mutation du régime vers une forme de fascisme turque-sunnite avec les groupes pro-Daesh comme matraque ultime.
Dans le dispositif d’Erdoğan, les pays de l’Union européenne seront tenus en laisse du fait de leur politique raciste d’Europe forteresse – le régime turc pouvant toujours activer sa menace de laisser des millions de syriens passer et fuir vers l’Europe. Il s’agit du principal, mais ô combien efficace, moyen de pression d’Erdoğan alors que l’économie turque voit ses voyants passer à l’orange foncé. En somme, la solidarité avec les kurdes contre le régime turc – avec la révolution syrienne contre Al-Assad – et celle avec les réfugiés syriens constituent une totalité.
Propos recueillis le 9 février 2016 par Félix Boggio Éwanjé-Épée et Stella Magliani-Belkacem.