Le livre de Yassine Temlali La genèse de la Kabylie. Aux origines de l’affirmation berbère en Algérie (1830-1962) [1] nous « révèle la Kabylie, l’Aurès, la berbérité », comme le note Gilbert Meynier dans sa préface. A travers la Kabylie, il nous révèle aussi l’Algérie tout entière, l’Algérie d’aujourd’hui, comme le résultat d’un long processus de construction, où le hasard des événements et les combats des populations se combinent avec des données sociales, économiques, culturelles ou religieuses, sur une matrice territoriale assez rude et différenciée. C’est ici l’une, ou peut être même la thèse principale de cet ouvrage, qui prends à bras le corps les débats, souvent polémiques, sur la « question berbère ».
Nous connaissons les envolées chauvines et a-historiques des milieux néocoloniaux, dont le journaliste français Eric Zemmour se fait le porte-parole : pour lui l’Algérie n’a jamais existé et elle ne doit son existence qu’à la France. Elle serait donc une création artificielle. Les autonomistes kabyles, derrière Ferhat M’henni, sont dans la même logique : l’Algérie, pour eux, n’a jamais existé alors que la Kabylie a de tout temps existé !
C’est dans le même registre essentialiste que le discours de l’Algérie officielle donne une réponse à cette problématique. L’Algérie dans ses contours actuels a de tout le temps existé, peut-on lire dans les livres scolaires, et elle serait arabe et musulmane par définition ! Si elle n’a pas pu s’affirmer, c’est parce qu’elle aurait subi tout au long de son histoire des agressions extérieures, une sorte de « main étrangère » qui continue à nous perturber encore aujourd’hui ! Le président Chadli s’est vu obligé par la protestation démocratique et populaire d’avril 80 de revoir cette thèse : nous serions, selon lui, des Berbères arabisés par l’islam ! « Pas totalement », avions-nous dit puisque jusqu’aujourd’hui, il y a des pans entiers de la population qui ne se sont pas arabisés tout en étant musulmans, que certains n’en veulent pas et ne se sentent pas obligés d’être des musulmans, comme disait, à juste titre, Matoub Lounes.
L’ouvrage de Yassine Temlali apporte sur cette question un éclairage plein de nuances, plus dynamique et plus dialectique. C’est dans la résistance contre l’expansion coloniale que l’Algérie actuelle, comme Etat-nation, s’est formée. Elle a obéi à une loi universelle, la dialectique de l’histoire, qui a vu la formation d’autres Etat-nations dans le monde.
Les Etats-Unis d’Amérique se sont formés dans la guerre contre la Couronne anglaise puis dans leur propre guerre de Sécession, qui s’est terminée par l’unification des Etats qui forment aujourd’hui ce pays. La France actuelle est aussi l’œuvre de sa révolution, dite « démocratique et bourgeoise ». Jeanne d’Arc est peut-être l’ancêtre lointain de cette formation, mise en évidence par un éclairage à postériori, mais elle n’est en rien son déterminant exclusif ! L’Allemagne actuelle a été façonnée d’en haut par Bismarck, sur les ruines de l’empire austro-prussien, face à une bourgeoisie incapable de faire sa révolution comme sa voisine française ! Gramsci note que l’unité nationale italienne a creusé un écart durable entre le sentiment national des élites intellectuelles et le vécu populaire, fortement attaché aux racines régionales [2] : ce sera la matrice de l’Italie d’aujourd’hui.
L’Algérie d’aujourd’hui a obéi à la même règle. Elle a sûrement un lien mythique avec les lointains Massinissa et El Kahina, mais ils n’en sont pas les fondateurs directs et n’étaient pas conscients de leur œuvre comme le sera Ramdane Abbane ou Mohamed Boudiaf ! On n’est pas loin ici de ce que Fernand Braudel désigne par « histoire consciente et histoire inconsciente » [3], celle de la courte durée et celle de la longue durée. Les compagnons de Ramdane Abbane et de Larbi Ben Mhidi construisaient l’Algérie d’une manière consciente et directe. Massinissa, Jughurtha ou encore Ibn-Toumeret le faisaient d’une manière inconsciente. L’Algérie n’est pas le prolongement direct et linéaire de ce qui s’est passé dans l’antiquité ou dans le Moyen Âge. La Tunisie ou le Maroc d’aujourd’hui peuvent se réclamer d’ailleurs des ces lointains personnages, car Cirta, par exemple, l’ancêtre de Constantine d’aujourd’hui, était la capitale de la Numidie, qui englobait aussi une partie de l’actuel territoire tunisien ! Et Kairouan n’a pas été pensée comme « tunisienne » au moment de son édification.
C’est dans cette dynamique et une dialectique entre les impératifs globaux et locaux dans les hasards des luttes politiques que l’Algérie va naître et avec elle la Kabylie. C’est ce qu’explique Yassine Temlali : « Après la ‘’pacification coloniale’’, la signification mouvante du terme ‘’Kabylie’’, traduction française de syntagme kabyle ‘’thamurth n’leqbâyel’’ (le pays des Kabyles) se stabilisera. Il ne désignera plus l’ensemble des régions montagneuses berbérophones de l’Algérie (voire de tout le Maghreb), mais seulement une seule d’entre elles, limitée en nord par la Méditerranée, au sud par les plaines et hauts plateaux de Bouira, Bordj Bou Arreridj et Sétif, à l’est par les montagnes arabophones de Jijel et à l’ouest par les plaines orientales de l’Algérois fortement arabisées. Cette ‘’construction de la Kabylie’’ apparaît comme la manifestation, à une échelle locale, d’un processus unificateur plus général, à l’œuvre dans toute la colonie algérienne et qui, patiemment, au fil des luttes et de résistances, renforcera l’homogénéité de ce pays qui s’appelait ‘’la Régence d’Alger’’ et fera de ses habitants une nation moderne, la nation algérienne. » [4]
Unification du territoire et persistance des ancrages régionaux
La deuxième thèse autour de laquelle est construite la réflexion de Yassine Temlali est la matrice territoriale, avec sa contrainte géographique qui a façonné la culture berbère à travers l’histoire dans son unité et ses différences, tant sur le plan social et économique que sur le plan linguistique. Il serait faux, selon l’auteur, d’exagérer l’impact des migrations des Banou Hilal en affirmant que l’arabisation des Berbères est le fruit du déferlement de ces tribus venues d’Egypte, au X° siècle, sur le Maghreb et qu’elles sont à l’origine de la ruine et de la crise berbères au Moyen Âge.
L’influence réelle des Hilaliens se comprend dans leur mouvement sur un territoire qui a une morphologie et une géographie qui ont subi les soubresauts de l’histoire. C’est dans les steppes pré-désertiques, les hautes plaines, les régions où les Hilaliens se sont durablement installés que l’arabe allait devenir progressivement une langue autochtone, écrit Yassine Temlali [5]. Le Maghreb « pré-hilalien », selon la thèse khaldounienne qu’expose l’auteur, étaient travaillé par une « opposition intra-berbère entre ‘’Branes’’ et ‘’Botr’’, une opposition sociologique entre sédentaires/semi-nomades ». Si l’on considère comme valide cette division, « l’arabisation aura alors concerné principalement les ‘’Botr’’ qui se déplaçaient dans tout le Maghreb comme l’atteste la mobilité des territoires de leurs tribus… » [6]. Cette thèse khaldounienne s’oppose à la thèse simpliste selon laquelle les habitants des montagnes berbérophones s’y sont installés pour fuir l’envahisseur hilalien.
Malmené par ces conflits sociologiques, le territoire va se fragiliser davantage avec « la montée en puissance de l’Europe occidentale en Méditerranée à partir des croisades (qui) avait détourné les principales voies de ce commerce vers l’Ouest [7] » faisant de ses maigres revenus un autre objet de conflit entre les nomades berbères - en plein processus d’arabisation linguistique - et les populations urbaines appauvries qui vont s’arabiser encore plus avec l’arrivée des populations maures fuyant l’Andalousie après la Reconquista.
C’est aussi cet enracinement territorial et son pendant, la situation sociale, qui sont à l’origine de la fragmentation culturelle et linguistique du territoire de l’actuelle Algérie et expliquent la naissance de la Kabylie contemporaine, avec une expression politique qui la différencie, par exemple, des Aurès, peuplés par les Chaouis pourtant restés profondément berbères, tout comme la vallée du Mzab.
Sous l’administrions ottomane et à la veille de la colonisation française, « il existait, dans les Aurès, une affirmation ethnolinguistique chaoui, attestée pour le moins par l’usage, chez leurs habitats, de l’ethnonyme ‘’chaouis’’ pour se désigner eux-mêmes ». Cependant, « elle ne correspondait pas à une autonomie comparable à celle des montagnes de Kabylie. Le domaine des tribus montagnardes chaouies était plus étendue, plus diversifié et plus compartimenté, en vallées et crêtes parallèles, que celui des tribus montagnardes kabyles, ce qui les rendait plus sensibles à la menace militaire turque » [8].
Cet ancrage dans un territoire appauvri et miséreux constitue aussi le soubassement ou la matrice matérielle de ce berbérisme kabyle si radical et nationaliste, qui va s’affirmer davantage au sein du mouvement national pour l’indépendance du pays. Ce berbérisme n’a rien d’ethnique ! Le témoignage d’un des militants kabyles du mouvement national, Messaoud Oulamara, sur une rencontre entre trois militants [9] de la fédération du PPA-MTLD en Grande Kabylie et des représentants de la direction de ce parti est édifiant, en ce qu’il souligne la coupure entre la base militante de cette région, ancré dans un terroir rural montagnard, et la direction, citadine : « Nous étions tous les trois de simples villageois, fellahs ou petits commerçants. Le jour de la réunion à Alger, nous nous étions bien rendu compte de notre différence avec ceux que nous avions trouvés au siège du MTLD. Il y avait, d’un côté, une rangée d’hommes costumés, chemises blanches, et, de l’autre, trois paysans aux burnous élimés et chaussés d’espadrilles (...) Notre échange avec le comité central du MTLD m’avait convaincu d’une chose : jamais je ne ferais confiance aux porteurs de costumes et de chéchias turques pour chasser les colons, jamais la libération du pays ne viendrait de leur part. [10] »
La pratique jacobine avec laquelle a été conduite la Guerre de libération (1954-1962), dernier quart d’heure du mouvement de résistance national, constitue la troisième thèse fondamentale de l’ouvrage. L’instauration de l’ordre jacobin du FLN entre 1954 et 1962 a été une entreprise ardue, ce qui s’explique, selon l’auteur, par le développement inégal de l’économie coloniale. Celle-ci « n’avait pas agit partout avec la même force et si elle avait contribué à renforcer le sentiment d’appartenir au même pays, ce n’était pas partout avec la même intensité. Le résultat et qu’en 1954, le pays culturellement est sociologiquement, était encore segmenté, en dépit de plus de trois décennies d’action nationaliste. La conscience supra-communautaire était naturellement moins développée dans les campagnes que dans les villes » [11]. Dans ces conditions, « Le jacobinisme apparaissait comme une bouée rassurante dans un océan agité d’allégeances infranationales, régionalistes (qui) demeuraient vivaces dans le pays rural et parmi les populations urbaines d’origine campagnarde » [12].
Du jacobinisme au bonapartisme
Quand les congressistes de la Soummam (Larbi Ben Mhidi, Ramdane Abbane, Belkacem Krim, Amar Ouamrane, Youssef Zighoud, Lakhdar Bentobal ont décidé, en août 1956, de recourir à la liquidation physique si nécessaire de tout ceux qui à leurs yeux faisaient un travail « contre révolutionnaire » », à savoir selon eux, les messalistes, les berbéristes, et d’une certaine manière les communistes, ce n’était pas la Kabylie et encore moins les Kabyles qui étaient visés par cette liquidation, mais bel et bien les adversaires supposés à la politique du FLN dans sa logique jacobine ! De ce point de vue on comprendra mieux le jacobinisme du MALG et celui de Houari Boumediene en 1965. Houari Boumediene n’était que le fils du jacobinisme qu’incarnait le FLN sous la houlette de Ramdane Abane !
Il ne faut donc pas s’étonner que le jacobinisme version Ahmed Ben Bella - Houari Boumediene ait triomphé après l’indépendance. Les tendances et personnalités du mouvement de libération nationale étaient tout aussi jacobines les unes que les autres. Citant Mohammed Harbi, Yassine Temlali souligne cet aspect dans la montée puis l’isolement jusqu’à l’échec de Krim Belkacem : « Avec l’appui de Bentobal et Boussouf » (…) Krim a réussi à mettre au pas les meneurs d’hommes qui se définissent dans une configuration clanique », ce qui « ouvrait au fait la voie d’une transition des despotismes décentralisés au centralisme autoritaire (ôtant ainsi) « toute marge de manœuvre aux forces tentées par la dissidence et (canalisant) leurs revendications à l’intérieur d’un Etat minimal ». Cet « Etat minimal » se distingue, écrit l’auteur, « de celui que défendait Abane Ramdane en ce qu’il était à ossature militaire. En revanche, il était peu différent de celui qu’œuvrait à édifier, de son côté Houari Boumediene, chef de l’EMG » [13].
Krim Belkacem s’est attelé ainsi, de concert avec ce dernier, à la construction d’une machine étatique ayant pour moteur l’armée. L’Etat jacobin version Belkacem Krim et plus tard Boumediene, celui des colonels, prend le dessus sur l’Etat jacobin version Abane-Ben M’hidi, plus politique.
Le fait que le berbérisme soit resté minoritaire entre 1954 et 1962 ne signifie pas que le rôle des dirigeants kabyles durant la Guerre de libération menée par le FLN et le poids de la Kabylie au sein de la direction qui l’a conduite n’étaient pas significatifs. Bien au contraire : « Le poids politique de la Kabylie au sein des instances du FLN-ALN était sans commune mesure avec son poids démographique (18% de la population autochtone) [14]. » La présence des dirigeants originaires de Kabylie à tous les niveaux des structures du FLN-ALN était assez importante pour nourrir encore aujourd’hui en Kabylie la fierté d’avoir considérablement contribué au triomphe final des Algériens sur l’occupation. C’est cette fierté, peut-on conclure, qui est à l’origine de cette conscience et de ce particularisme kabyle [15] qui prend « les contours d’un néo-berbérisme-nationaliste hostile au centralisme autoritaire » [16].
Et à l’auteur de conclure, pour évacuer toute confusion sournoisement entretenue par le discours des adversaires de l’opposition kabyle dite « berbériste », entre le berbérisme pro-colonial et le berbéro-nationaliste : « En dépit de la forte représentativité de cette région dans les PPA-MTLD, le berbéro-nationalisme n’a été que de façon indirecte l’expression politique d’un particularisme kabyle. Son discours peut être plus pertinemment décrit comme une tentative d’intégrer dans une conception ouverte de la nation, des faits ethnologiques majeurs dont la prise en charge était, jusque-là, le monopole du berbérisme pro-colonial, malheureux sous produit de l’anthropologie colonialiste [17]. »
La lecture de La genèse de la Kabylie de Yassine Temlali suggère que si le jacobinisme d’hier et la violence qui l’a accompagné ont été justifiés par la nécessité de l’union dans la guerre implacable contre un ennemi colonial des plus barbares que l’humanité contemporaine ait connu, la bataille d’aujourd’hui doit se conjuguer avec la démocratie la plus large et la plus ouverte. Cela veut dire que le berbérisme, ou les berbérismes, toutes obédiences confondues [18], sont des réalités idéologiques incontournables dans ce combat démocratique. Ils côtoient dans cette lutte politique d’autres idéologies, l’arabisme, l’arabo-islamisme ou peut-être même l’algérianisme ou encore de nouvelles postures idéologiques centrées sur l’avenir.
La suite logique de ce jacobinisme a été, après l’indépendance, le bonapartisme. En effet, le modèle de gestion du pouvoir en Algérie c’est l’alignement derrière un homme fort et, épisodiquement dans des moments de crise, autour d’une collégialité transitoire. C’était le cas avec Messali Hadj avant les « 6 » du FLN. C’était aussi le cas derrière Houari Boumediene, puis le même scénario avec Chadli Bendjedid, même faible. Ce système algérien a trouvé en Abdelaziz Bouteflika son Bonaparte après une guerre civile qui avait obligé les différentes factions à une collégialité laborieuse. Ceci trouve-t-il son explication dans les avatars culturels et anthropologiques de la société patriarcale du village ou un quelconque atavisme berbère ? Où est-ce tout simplement une lutte de classes embryonnaire, balbutiante, dans laquelle le Bonaparte apparaît « comme le bienfaiteur patriarcal de toutes les classes de la société » [19] ?
Aujourd’hui, le pouvoir présidentiel est affaibli et avec lui, le bonapartisme est en crise. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, les mêmes logiques se mettent en place, tant au niveau des factions au pouvoir qu’au niveau populaire. Le désarroi réside dans l’absence de charisme chez les personnages candidats, ou vécus comme tels, au poste d’un nouveau Bonaparte.
Mais aujourd’hui, cette lutte nécessaire s’inscrit dans un univers économique et social qui a, certes, dépassé les contradictions d’hier liées au fait colonial, mais garde d’autres contradictions qui structurent et restructurent la société algérienne depuis 1830 et qui sont liées au capitalisme national et mondial. De nouvelles catégories culturelles et identitaires, collectives et individuelles, de nouvelles catégories sociales émergent et revendiquent leur émancipation. Cette émancipation ne peut faire abstraction de cette réalité capitaliste où le tamazight et l’arabe, identités ou langues, sont appelés à affronter ces nouveaux défis pour une ample existence.
Nadir Djermoune