Le débat sur les ventes d’armes à l’Arabie saoudite est, en gros, sans surprises, mais truffé d’une grosse surprise quand on l’examine en détails.
Sans surprises, parce que le PS assume ces ventes sans états d’âme. Il joue sur la corde communautaire (« Nous n’avons pas de leçons à recevoir de la Flandre ») tout en se posant comme champion du sauvetage de l’emploi à la FN… dont il souligne en même temps – social-libéralisme oblige – qu’il souhaite la privatiser.
Au Parlement wallon, le mercredi 13 janvier, le ministre-président Paul Magnette a plaidé pour un « équilibre » entre « trois piliers » : « l’économie, l’éthique et la géopolitique ». « L’ennemi, c’est Daech. Nous n’aimons pas l’Arabie saoudite mais elle fait partie de la coalition internationale contre Daech, avec les Etats-Unis ; nous ne pouvons pas déforcer cet allié important pour la stabilité dans la région », a-t-il dit en substance.
L’opposition MR à Namur n’a pas manqué de se réjouir du fait que le PS abandonne les idées pacifistes et antimilitaristes. Et ce n’est pas fini : au moment où ces lignes sont écrites, la presse nous apprend que le PS réclame une hausse du budget de l’armée. « 1,5% du PIB pour la Défense en 2020, c’est un minimum », selon Sébastien Pirlot (La Libre, 13/1/2015).
Ecolo ne réserve pas davantage de surprises dans le débat. Les Verts demandent une suspension de ces ventes d’armes. Ils se sont joints à Groen ! au fédéral pour demander l’arrêt de toute relation économique avec l’Arabie saoudite « tant que tant que toute la transparence n’aura pas été faite quant au rôle délétère de ce pays dans les soubresauts actuels au Moyen-Orient »… Mais les Verts font cela sans poser en même temps la question de la reconversion des travailleur-euse-s qui dépendent, bien malgré eux, de ces relations.
Surprise au PTB
La surprise, pour la gauche, est venue du PTB : alors qu’ils répètent depuis des semaines que « l’Arabie saoudite est la plaque tournante du terrorisme », les élus du PTB… ne s’opposent pas à ce que la FN vende des armes à Ryad. En résumé, le parti soutient la position du PS, tout en le critiquant sur la privatisation de l’entreprise… et utilise ce deuxième point pour dissimuler le premier.
Le programme du PTB pour les élections de 2014 demandait que « La Belgique développe une vision et une stratégie de la paix qui lui soient propres. Au lieu de participer à des interventions militaires, nous ferions mieux de nous spécialiser dans des initiatives de paix et de désarmement », dit ce texte. Le fait de vendre des engins de mort à un régime dictatorial et réactionnaire dans une région en guerre est-il cohérent avec cette vision ? Poser la question, c’est y répondre.
De « Jeudi en prime » au Grognon
Le PTB a levé un coin du voile sur sa position lors de la prestation de Raoul Hedebouw à « Jeudi en prime », sur la RTBF, le 7 janvier. Interrogé sur les ventes d’armes, le porte-parole du PTB a dit beaucoup de choses très vite, de sorte que tous les téléspectateurs n’ont pas retenu la même chose de ses explications.
Dans l’article consacré à cette prestation, Solidaire, l’organe du PTB, a entretenu la confusion en titrant : « Il faut arrêter les exportations d’armes à l’Arabie saoudite » (Solidaire, 8 janvier 2016). Le lecteur distrait aura conclu que le PTB restait fidèle aux valeurs pacifistes et antimilitaristes qui sont celles de la gauche depuis Jean Jaurès, et bien avant. Pourtant, dès les premières lignes, une autre interprétation s’imposait : le PTB demande un embargo au niveau « européen », pas au niveau belge ou au niveau wallon. Et c’était bien cela que Raoul Hedebouw avait glissé dans l’interview : « il faut une solution globale », agir au niveau belge ou au niveau wallon « ça n’a pas de sens ».
Les choses sont devenues tout à fait claires avec l’interview de Nadia Moscufo par le journal La Meuse, le 11 janvier, puis avec les débats au Parlement wallon, le 13. Responsable du PTB à Herstal, Nadia Moscufo l’a dit très clairement : arrêter les livraisons d’armes de la FN à l’Arabie saoudite, « ça n’a pas de sens« . Il faut arrêter ces livraisons au niveau international, sinon, « c’est comme mettre un bouchon dans un des trous d’une passoire » : « ça ne sert qu’à se donner bonne conscience ». Cette « bonne conscience » se paierait cher, selon Moscufo, car « ce n’est pas en fermant la FN qu’on va résoudre le problème du terrorisme ».
Les débats au Parlement wallon, le mercredi 13 janvier, ont achevé de lever toute ambiguïté. Paul Magnette, dans sa réponse aux interpellations, est rentré dans les plumes de Fred Gillot, un des deux parlementaires wallons du PTB : il l’a accusé de « schizophrénie » sur les ventes d’armes, puis a ironisé sur la volonté de l’ex-sidérurgiste de préserver la « virginité » de l’entreprise publique qu’est la FN.
Dans sa réplique, Fred Gillot a été on ne peut plus clair : « Il n’y a pas de schizophrénie, a-t-il dit, j’ai bien insisté sur le fait qu’un embargo wallon, ça n’a pas de sens, l’embargo doit se faire au niveau européen, au moins » (c’est-à-dire quand les poules auront des dents). Il a aussi été très accommodant avec le ministre-président, qu’il a appelé par son petit nom pour prolonger la « plaisanterie » sur la « sexualité des vierges ». Passons… Christophe Collignon (PS) n’a pas eu tort de synthétiser les débats en déclarant que « à part Ecolo, il y a un consensus pour ne pas toucher au décret » sur les ventes d’armes.
Un engrenage dangereux
Nous pensons que le PTB se trompe sur ce point et qu’il met le doigt dans un engrenage dangereux pour lui-même et pour l’alternative de gauche. C’est évident qu’il y a une menace sur l’emploi. Nous sommes conscients de la situation difficile dans laquelle se trouvent les travailleur-euse-s de la FN et leurs organisations syndicales. Il faut une réponse solide à ce niveau, en termes de reconversion collective sous contrôle des travailleur-euse-s, sans pertes d’emploi et avec maintien des conquêtes sociales, et cela implique nécessairement le refus de la privatisation.
Mais, première remarque : ce dilemme entre emploi et valeurs de la gauche ne concerne pas que la FN et ses ventes d’armes. Le même problème se pose aussi, par exemple, pour les travailleurs des centrales nucléaires : si on les ferme, qu’en est-il de l’emploi ?
Logiquement, le PTB devrait appliquer ici le même raisonnement qu’il applique pour la FN : la décision de sortir du nucléaire ne peut être prise qu’au niveau européen, fermer les centrales en Belgique « ça n’a pas de sens« , parce que les producteurs d’électricité français et allemands en profiteront pour vendre à la Belgique du courant produit dans les centrales nucléaires françaises ou dans les centrales au charbon allemandes. Est-ce ainsi qu’il faut interpréter le soutien du PTB au mouvement contre l’énergie nucléaire ?
Et au port d’Anvers ?
On me dira que je dévie le débat, qu’il faut rester sur le terrain de la lutte contre le terrorisme. OK, restons-y pour le moment, avec une deuxième remarque. Le PTB dit que « l’Arabie saoudite est la plaque tournante du terrorisme« , qu’on ne peut pas d’un côté lutter contre Daesh et, de l’autre côté, continuer à faire belle-belle avec le régime saoudien, que la Belgique doit rompre avec ce régime moyenâgeux afin que sa politique anti-terroriste soit cohérente. [1] Dans cet esprit, il dénonce le fait que le port d’Anvers veut accueillir un investissement saoudien. Très bien, mais cet investissement va créer de l’emploi et contribue à la compétitivité du port qui est vitale pour toute l’économie, donc pour l’emploi. Il est probable que, si on refuse les Saoudiens à Anvers, ils seront accueillis à Rotterdam, à Hambourg, ou ailleurs… Que faire alors ?
Si le PTB est cohérent, s’il applique la même ligne au Nord et au Sud du pays (et c’est généralement ce qu’il fait), alors la question se pose : quelle est vraiment la position du PTB sur cet investissement saoudien à Anvers ? Le refuse-t-il quoiqu’il arrive ? Le refuse-t-il parce que le bourgmestre d’Anvers est le NVA Bart De Wever, l’ennemi public N°1 des droits sociaux et démocratiques ? Ou le refuse-t-il à condition que tous les ports européens prennent la même attitude – c’est-à-dire sans le refuser vraiment ? Ce n’est pas la même chose…
« Si nous ne le faisons pas, les autres le feront »
Troisième remarque : on voit bien que la discussion ne porte pas uniquement sur les valeurs de la gauche, le commerce des armes et la lutte contre le terrorisme. Prenez par exemple la réduction du temps de travail. Le PTB demande les 30H/semaine sans perte de salaire. Si elles étaient d’application seulement en Belgique, la concurrence internationale n’en profiterait-elle pas pour « nous prendre des commandes » ?
C’est donc une importante question de stratégie générale qui est soulevée : comment lutter pour les postes de travail dans un contexte de mondialisation et de concurrence capitaliste internationale, quand le mouvement syndical est affaibli et attaqué de partout ?
Cet article n’ambitionne pas d’apporter une solution miracle à cette question. Il s’agit simplement, ici, de tirer la sonnette d’alarme : en prenant position contre l’arrêt des ventes d’armes de la FN à l’Arabie saoudite (donc, en fait, POUR l’octroi des licences par le gouvernement wallon PS-CdH), avec l’argument « si la FN ne vend pas ces armes, d’autres le feront », le PTB fait davantage que mettre les valeurs antimilitaristes de la gauche entre parenthèses : en plus, il met le doigt dans l’engrenage du compromis, voire de la compromission, avec la logique capitaliste de la compétitivité.
En effet, on connaît l’argument « si nous ne faisons pas cette production, d’autres la feront et en profiteront » : c’est celui que le patronat utilise pour embrigader les travailleur-euses dans sa guerre de concurrence contre d’autres travailleur-euse-s… et pour leur faire avaler les « sacrifices nécessaires » dans ce cadre.
Cet argument est utilisé non seulement dans le secteur de l’armement mais dans tous les secteurs. Y céder à la FN, c’est créer un précédent et risquer d’y céder ailleurs. La social-démocratie nous montre trop bien où cela peut conduire : on fait de belles déclarations sur les « valeurs socialistes » le Premier Mai, mais on gère le capitalisme, le militarisme et la guerre tout le reste de l’année. Parce qu’en fin de compte, voyez-vous, pour ces gens-là, l’alternative… « ça n’a pas de sens ».
Relayer les luttes, toutes les luttes
Avec la LCR, nous avons milité à fond pour qu’il y ait des élu-e-s du PTB dans les assemblées. Nous ne sommes pas de celleux qui pensaient –sans le dire- « mieux vaut pas d’élu de gauche qu’un élu du PTB ». Selon nous, il fallait que l’appel de la FGTB de Charleroi au rassemblement anticapitaliste ait au moins un début de concrétisation, en tenant compte des rapports de forces.
Nous ne regrettons pas d’avoir agi de la sorte. Raoul Hedebouw et Marco Van Hees à la Chambre font souvent un très bon travail de dénonciation de l’austérité et de ses conséquences antisociales. Cela montre l’importance d’un relais politique des luttes et des revendications des mouvements sociaux, notamment des syndicats, comme dans le dossier de la SNCB. Un relais « à gauche du PS et d’Ecolo« , comme disait la FGTB de Charleroi. C’est un acquis très important.
Mais nous ne sommes pas des béni-oui-oui et quand quelque chose ne va pas, quand nous pensons que quelque chose met cet acquis important en danger, nous le disons. C’est le cas aujourd’hui. La CNAPD et Amesty International, entre autres, ont pris position contre les ventes d’armes, contre l’industrie de l’armement, pour une politique de reconversion dans des productions socialement et écologiquement utiles. Le PTB a choisi de tourner le dos à leurs demandes et nous pensons que c’est une erreur.
Le dire est non seulement notre devoir de militants de gauche, mais également notre droit, parce que les élu-e-s du PTB sont élus sur des listes PTB-GO (Gauche d’Ouverture). Ils sont donc aussi, un petit peu, nos élu-e-s… et celleux des différents milieux qui ont vu dans la Gauche d’Ouverture la possibilité de rassembler la gauche sur des valeurs de gauche, indépendamment des conflits historiques. Il serait bien que les membres du PTB l’acceptent et acceptent d’en débattre sereinement, plutôt que de se fermer comme des huitres en se disant victimes d’un complot des « ennemis du Parti ».
Après l’écrasement militaire du Printemps de Prague par les troupes du Pacte de Varsovie, en 1968, on a vu fleurir sur les murs le slogan : « Lénine, reviens, ils sont devenus fous ». Huit ans après que le PTB ait décidé de se défaire de son image de parti stalinien sectaire, il serait vraiment dommage de devoir écrire : « Jaurès, reviens, ils sont devenus fous »…
Daniel Tanuro