Septembre 1920. Pour l’Etat révolutionnaire russe c’était un moment de grand espoir – mais aussi de grand danger. En 1917, les travailleurs russes avaient pris le pouvoir. Depuis ce temps, ils avaient subi une soi-disant « guerre civile » [en réalité l’invasion d’une douzaine d’armées étrangères, y compris la britannique et la française] atrocement cruelle. Des révolutions en Hongrie et Bavière en 1919 avaient été rapidement écrasées.
Les dirigeants bolcheviques savaient bien qu’il fallait étendre la révolution. Si la révolution restait isolée, elle ne pourrait pas survivre. Personne ne parlait encore du socialisme dans un seul pays. Le nouvel Etat soviétique avait donc besoin d’alliés, dans ses propres intérêts et dans l’intérêt des travailleurs du monde entier. Ou bien le socialisme étendait sa victoire, ou bien l’exploitation continuait et de nouvelles guerres allaient se préparer.
C’était dans cette perspective que l’Internationale Communiste avait été créée en 1919, dans le but d’encourager la révolution mondiale. Le deuxième congrès de l’Internationale, tenu à Moscou en juillet et août 1920, avait regroupé un grand nombre de socialistes et de syndicalistes qui allaient dès lors former les nouveaux partis communistes à même de bouleverser le capitalisme mondial une fois pour toutes. Mais la grande majorité des délégués venaient de l’Europe. Il fallait aussi chercher des alliés ailleurs, dans ce que Zinoviev, le président de l’Internationale Communiste, appelait « la deuxième moitié du congrès de l’Internationale [1] ». Voilà ce qui a constitué le congrès de Bakou.
La guerre de 1914-1918 avait été une guerre impérialiste. Malgré leur rhétorique, les empires britannique et français n’avaient aucune intention de « libérer » les peuples des colonies. Le traité de Versailles accordait « le droit des peuples à disposer d’eux‑mêmes » aux pays européens, mais nullement aux pays de l’Afrique et de l’Asie. La vision des bolcheviques portée avec elle un monde où le colonialisme et le racisme seraient abolis et oubliés à jamais. Selon le bolchevique Radek, il fallait s’appliquer « à l’œuvre de reconstruction d’une nouvelle humanité libre où il n’y aura plus de gens de couleur, où il n’y aura plus de différences dans les droits et les obligations, où tous jouiront des mêmes droits et auront les mêmes devoirs [2] ». Le manifeste adopté par le deuxième congrès de l’Internationale avait donc souligné l’importance pour les communistes dans les pays impérialistes de la lutte contre leur propre impérialisme :
« Le socialiste qui, directement ou indirectement, défend la situation privilégiée de certaines nations au détriment des autres, qui s’accommode de l’esclavage colonial, qui admet des droits entre les hommes de race et de couleur différentes ; qui aide la bourgeoisie de la métropole à maintenir sa domination sur les colonies au lieu de favoriser l’insurrection armée de ces colonies, le socialiste anglais qui ne soutient pas de tout son pouvoir l’insurrection de l’Irlande, de l’Égypte et de l’Inde contre la ploutocratie londonienne, – ce « socialiste », loin de pouvoir prétendre au mandat et à la confiance du prolétariat, mérite sinon des balles, au moins la marque de l’opprobre [3]. »
C’est dans ce contexte que le Comité Exécutif de l’Internationale a invité des représentants des peuples opprimés à se rassembler à Bakou. L’endroit était bien choisi. Bakou se trouvait en Azerbaïdjan, un des pays de l’ancien empire tsariste devenu indépendant en 1918, et qui se trouvait « au croisement entre la Russie et l’Orient [4] ». D’autre part, il s’agissait d’un centre pétrolier, et les bolcheviques avaient conscience de l’importance que prendrait le pétrole au xxe siècle. Lorsque le révolutionnaire américain John Reed s’adressa aux délégués, il leur demanda : « Vous ne savez pas comment Bakou se prononce en américain ? Il se prononce oil [pétrole] [5]. »
Le voyage n’était pas sans dangers. Le gouvernement britannique mit tout en œuvre pour empêcher les délégués d’arriver à Bakou. Un bateau à vapeur qui transportait des délégués iraniens fut par exemple attaqué par un avion britannique ; deux délégués périrent et l’attaque fit plusieurs blessés. Des navires de guerre britanniques essayèrent également d’empêcher les délégués turcs de traverser la mer Noire. Deux iraniens furent tués à la frontière d’Azerbaïdjan par la police iranienne [6]. Les délégués qui venaient de Moscou devaient, de leur côté, traverser des régions dévastées par la guerre civile. Le délégué français, Alfred Rosmer, écrivit à ce sujet :
« Le voyage […] nous permit de saisir sur le vif l’immensité des ruines causées par la guerre civile ; la plupart des gares avaient été détruites ; les voies de garage étaient partout encombrées de carcasses de wagons à demi brûlés ; quand les Blancs étaient battus, ils faisaient en se retirant le maximum de destructions. Une des gares les plus importantes de l’Ukraine, Lozovaïa, avait été tout récemment encore attaquée par une bande ; nous avions sous les yeux les dommages que causaient de telles attaques, encore fréquentes dans ces régions [7]. »
Quand bien même, les délégués vinrent en nombre. Il est difficile d’établir les chiffres précis, mais selon le compte-rendu sténographique du congrès, il y avait 1891 délégués, dont 1273 communistes. En effet, on accueillait avec plaisir les délégués non communistes ; selon Zinoviev, le président de l’Internationale Communiste :
« Nous ne vous avons pas demandé à quel parti vous appartenez ; nous ne vous posons que les questions suivantes : « Es-tu travailleur ? fais-tu partie de la masse laborieuse ? Veux-tu mettre fin à la guerre civile et désires-tu organiser la lutte contre les oppresseurs ? » Cela suffit. Nous n’avons pas besoin d’autre chose et nous ne vous réclamons aucun passeport politique [8]. »
Beaucoup des délégués venaient des pays de l’ancien empire tsariste et du Moyen‑Orient. On comptait 100 Géorgiens, 157 Arméniens, 235 Turcs, 192 Persans et 82 Tchétchènes – mais aussi 14 Hindous et 8 Chinois. Les traductions prirent un temps fou ; on pouvait y entendre des langues asiatiques qui avaient été supprimées à l’époque tsariste. Alfred Rosmer écrivit encore : « La salle était d’un pittoresque extrême ; tous les costumes de l’Orient rassemblés dessinaient un tableau d’une étonnante et riche couleur [9]. »
Dans son discours d’introduction, Zinoviev expliquait clairement pourquoi les révolutionnaires russes reconnaissaient que leur lutte n’était qu’une petite partie d’une lutte générale contre l’impérialisme mondial et que la révolution russe ne pourrait triompher sans faire partie d’un mouvement beaucoup plus large :
« Nous disons qu’il n’y a pas seulement au monde des hommes de race blanche [...]. Outre les Européens, des centaines de millions d’hommes d’autres races peuplent l’Asie et l’Afrique. Nous voulons en finir avec la domination du capital dans le monde entier. Nous sommes convaincus que nous ne pourrons abolir définitivement l’exploitation de l’homme par l’homme, que si nous allumons l’incendie révolutionnaire, non seulement en Europe et en Amérique mais dans le monde entier, si nous sommes suivis par cette portion de l’humanité qui peuple l’Asie et l’Afrique. L’Internationale Communiste veut que les hommes parlant toutes les langues se réunissent sous ses drapeaux. L’Internationale Communiste est convaincue qu’elle ne sera pas seulement suivie par des prolétaires d’Europe, et que, formant comme une immense réserve de fantassins, les lourdes masses paysannes de l’Asie, du proche et du lointain Orient vont s’ébranler à leur suite10 ». »
Et il prévoyait que la révolution russe ne constituerait qu’un petit épisode d’un mouvement beaucoup plus large :
« Quand l’Orient bougera vraiment, la Russie et toute l’Europe avec elle, ne tiendront qu’un petit coin de ce vaste tableau [11]. »
Pour les travailleurs de l’Occident, il ne s’agissait pas simplement d’un engagement moral. Zinoviev leur rappelait qu’ils avaient un intérêt matériel et très pressant à soutenir les luttes des peuples colonisés :
« À l’heure qu’il est, la bourgeoisie italienne, cherchant à intimider ses ouvriers [12], annonce qu’elle enverra, le cas échéant, contre eux ses troupes coloniales [13]. »
Bien sûr, l’unité entre les travailleurs européens et les opprimés des colonies n’allait pas être facile. Beaucoup de travailleurs avaient acquis des attitudes impérialistes, tandis que les colonisés pouvaient soupçonner les travailleurs des pays impérialistes de recevoir au moins des miettes de leurs propres impérialistes.
Mais le délégué britannique, Tom Quelch, rappela qu’il y avait un fondement objectif pour l’unité. Il commença son discours par une citation de Karl Marx : « La classe ouvrière britannique ne sera réellement libre que lorsque les peuples des colonies anglaises le seront aussi ». Il insista sur le fait que : « Les ennemis de la classe ouvrière britannique – les capitalistes anglais – sont aussi les ennemis des peuples de l’Orient opprimé [14] ».
Dans son discours de clôture, Zinoviev alla jusqu’à proposer de réviser le Manifeste Communiste de Karl Marx. La formule de Marx était : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous », mais désormais, selon Zinoviev, il fallait plutôt dire : « Prolétaires de tous les pays, opprimés du monde entier, unissez-vous ! »
Le Congrès suscita un véritable enthousiasme. Pour Zinoviev (un orateur formidable mais qui prenait quelquefois ses désirs pour des réalités), il fallait « susciter une véritable guerre sainte (djihad) contre les capitalistes anglais et français [15] ».
Une perspective peut-être plus réaliste et honnête fut présentée par Karl Radek :
« Quant à nous, nous allons vers ces peuples non pour utiliser leur force dans notre bataille contre le capitalisme, mais pour les aider à se libérer du joug du capital, des institutions médiévales, du féodalisme et de l’ignorance, pour les aider à vivre une vie vraiment humaine. Nous allons à eux sachant que la jeune société communiste qui naît parmi d’immenses douleurs ne peut encore leur apporter les richesses de l’occident – car ces richesses nous avons à les créer – mais pour les libérer, pour les aider à édifier leur vie nouvelle de la façon qui leur paraîtra correspondre aux intérêts des masses laborieuses. »
Le Congrès n’était qu’un début. À vrai dire, il s’agissait plus d’un rassemblement que d’un congrès. Le temps était très limité, et fut encore grignoté par les besoins de traductions. Il est difficile de savoir exactement comment les délégués ont été élus. La grande majorité d’entre eux n’avaient pas la possibilité de s’exprimer et il n’était guère possible de prendre des décisions véritablement démocratiques. Il n’en reste pas moins que plusieurs questions d’une très grande importance y ont été évoquées.
Alfred Rosmer [16] en profita pour mettre à jour l’hypocrisie de l’impérialisme français :
"Au moment où éclata la guerre mondiale, les dirigeants, de France et d’Angleterre, et leurs valets de la presse, assuraient que cette conflagration universelle porterait la liberté aux peuples qu’opprimait l’Allemagne barbare. Mais s’il s’agissait de libérer des peuple opprimés, […] pourquoi ces grandes puissances n’ont-elles pas commencé par donner la liberté aux peuples qu’elles oppriment elles-mêmes ?
Pourquoi l’Angleterre n’a-t-elle pas donné la liberté à l’Irlande ? Pourquoi tient-elle sous son joug les 300 millions d’hommes qui habitent l’Inde ? Pourquoi la France, qui prétendait lutter contre la barbarie allemande, opprime-t-elle le Maroc, la Tunisie, l’Algérie, et poursuit-elle encore à présent la guerre en Cilicie et en Syrie pour augmenter son empire d’un lambeau d’Asie ?
Bien au contraire, la France et l’Angleterre tentent de reprendre à ces peuples même les maigres réformes qu’elles leur avaient accordées avant la guerre. Quand il fallait lutter contre les Allemands et mobiliser, dans ce but, des centaines de milliers d’Algériens, de Tunisiens et de Marocains, on promit à ces derniers toutes sortes de libertés ; mais aujourd’hui, quand les représentants de la Tunisie, évoquant les 45 000 Tunisiens qui ont péri sur les champs de bataille, rappellent timidement les promesses faites par le gouvernement français, celui-ci, pour toute réponse, arrête et emprisonne les « meneurs » et supprime les journaux indigènes qui se sont permis de publier leur déclaration [17]."
Mais si le congrès soutenait les luttes contre l’impérialisme, les organisateurs insistaient sur le fait qu’il ne fallait pas remplacer les impérialistes par des exploiteurs autochtones. Selon Zinoviev :
« […] qu’importent au paysan géorgien les belles chansons […] sur l’indépendance nationale, si les terres demeurent entre les mains des anciens propriétaires, si le vieux joug persiste comme par le passé, si le premier soudard anglais venu peut mettre le talon de sa botte sur la poitrine de l’ouvrier et du paysan géorgiens […] La haute importance de la révolution qui commence en Orient ne consiste point à chasser de la table où il festoient messieurs les impérialistes anglais pour leur y substituer les riches musulmans […] Nous voulons que le monde soit gouverné par les mains calleuses des travailleurs [18]. »
Naturellement, on trouvait là des délégués de religions différentes mais, plus particulièrement, un grand nombre de musulmans. Pour les bolcheviques, il s’agissait de mettre en valeur le radicalisme inhérent à la tradition musulmane. Selon le délégué russe Skatchko :
« Même selon le Coran, la terre ne peut appartenir qu’à celui qui la travaille, et les religieux qui s’en sont emparés, comme les mollahs en Perse, ont été les premiers à enfreindre la loi fondamentale de la religion musulmane ; ils ne sont pas les défenseurs de cette religion, mais ses violateurs. Ce sont des parasites et des oppresseurs, de même que les propriétaires féodaux. Bien plus, ils cachent, sous le turban blanc et sous le Coran, leur vie oisive d’exploiteurs. Camarades, il faut leur arracher ce masque vénérable, les déposséder et distribuer leurs terres à la classe paysanne laborieuse [19]. »
Mais la pratique ne suivait pas toujours la théorie. Des voix critiques se faisaient entendre. Un des présidents du congrès, Narboutabekov, s’exprima en termes très vigoureux pour protester contre les actions des bureaucrates bolcheviques au Turkestan :
« Camarades, je vous dirai que les masses ouvrières du Turkestan ont à lutter sur deux fronts ; ici contre les mollahs réactionnaires, et là contre les tendances nationalistes des Européens. Ni le camarade Zinoviev, ni le camarade Lénine, ni le camarade Trotsky, ne connaissent la véritable situation au Turkestan ; ils ne savent pas ce qui s’y est passé durant ces trois dernières années […] Or, voici que des musulmans viennent à nous et nous disent que nos croyances sont foulées aux pieds, qu’on nous défend de prier, qu’on nous empêche d’enterrer nos morts selon les rites de notre religion. Qu’est-ce à dire ? Cela s’appelle semer la contre-révolution dans les masses laborieuses [20]. »
En effet il s’avérait que, malgré les bonnes intentions des bolcheviques, ce que Lénine appelait « le chauvinisme grand-russe » n’était nullement mort.
Parmi les 1891 délégués, on ne comptait que 55 femmes. Il y avait sans doute des attitudes patriarcales parmi les délégués [21], et lorsqu’on proposa d’élire trois femmes au bureau du congrès, cette proposition rencontra une forte opposition [22]. Mais lorsque l’élection des trois femmes fut annoncée, il y eut finalement des applaudissements et des ovations [23].
Une femme turque, [Najiye Hanum ou Naciye Hanim], qui présenta le point de vue des femmes. Si elle se moquait des féministes occidentales qui se préoccupaient du voile, elle posa en même temps un défi de taille aux hommes d’Orient, et proposa des revendications très concrètes :
"Le mouvement que commencent à l’heure qu’il est les femmes de l’Orient, ne doit pas être considéré du point de vue de ces féministes légères pour qui le rôle de la femme, dans la vie publique, est celui d’une plante délicate ou d’un joujou élégant ; ce mouvement doit être considéré comme une conséquence importante et nécessaire du mouvement révolutionnaire général que traverse à l’heure actuelle le monde entier. Les femmes de l’Orient ne luttent pas seulement pour le droit de sortir sans voile, comme on le croit assez souvent. Pour la femme de l’Orient, avec son idéal moral si élevé, la question du voile est au dernier plan. Si les femmes, qui forment la moitié de l’humanité, restent les adversaires des hommes, si on ne leur accorde pas l’égalité des droits, le progrès de la société humaine est évidemment impossible ; l’état arriéré de la société orientale en est une preuve irrécusable.
Camarades, soyez-en sûrs, tous les efforts et toute la peine que vous dépenserez pour réaliser les formes nouvelles de la vie sociale, toutes vos aspirations, quelques sincères qu’elles soient, resteront stériles, si vous ne faites appel à la femme qui sera votre compagne, votre aide véritable dans vos travaux […].
Mais nous savons aussi qu’en Perse, à Boukhara, à Khiva, au Turkestan, aux Indes et dans les autres pays musulmans, la situation de nos sœurs est encore pire que la nôtre. Mais l’injustice dont nous et nos sœurs sommes les victimes ne reste pas impunie ; témoin, l’état arriéré et la décadence de tous les pays de l’Orient. Sachez, camarades, que le mal qu’on fait à la femme n’est jamais resté et ne restera jamais sans punition […].
La lutte des femmes communistes de l’Orient sera encore plus dure, parce qu’elles auront à combattre, en plus, le despotisme de l’homme. Si vous autres, hommes de l’Orient, restez, comme par le passé, indifférents au sort de la femme, soyez-en sûrs, nos pays, vous et nous périrons, ou alors nous entreprendrons avec les autres opprimés, une lutte à mort, pour la conquête de nos droits. Voici, en abrégé, les principales revendications des femmes :
Si vous voulez votre propre libération, prêtez l’oreille à nos revendications et prêtez-nous une aide et un concours efficaces :
• Complète égalité des droits ;
• Droit pour la femme à recevoir au même titre que l’homme l’instruction générale ou professionnelle dans tous les établissements y affectés ;
• Égalité des droits de l’homme et de la femme dans le mariage. Abolition de la polygamie ;
• Admission sans réserves de la femme à tous les emplois administratifs et à toutes les fonctions législatives ;
• Organisation dans toutes les villes et villages de comités de protection des droits de la femme [24]."
D’autres questions d’importance n’ont pas pu être traitées, faute de temps. Trois documents sur la Palestine et le sionisme ont par exemple été présentés au congrès, mais sans pouvoir être discutés [25]. Une déclaration émanant du bureau central des sections juives du parti communiste russe traitait les sionistes de serviteurs de l’impérialisme britannique et condamnait l’implantation artificielle d’une minorité privilégiée juive dans la population de Palestine.
Les résultats immédiats du congrès furent assez minces. Il fut créé un Conseil de propagande et d’action comptant à son actif 35 communistes et 13 sans-parti. Mais déjà le capitalisme mondial commençait à se stabiliser. Alfred Rosmer remarque : « Il n’y eut pas dans les mois qui suivirent de soulèvements assez importants pour inquiéter et occuper sérieusement les puissances impérialistes [26]. » Le Conseil de propagande et d’action eut une existence éphémère – il n’a duré que jusqu’au début de 1922. Celui-ci a tout de même joué un rôle dans la fondation, en 1921, de l’Université des peuples de l’Orient qui comprenait 700 étudiants de 57 nationalités ainsi que des branches à Bakou et à Irkoutsk [27].
Mais, pour citer encore Alfred Rosmer, à plus long terme le congrès a eu une réelle influence sur l’évolution politique en Asie :
« L’ébranlement était profond mais il ne fit sentir ses effets que plus tard ; il fallait du temps pour que les débats et les résolutions portent leurs fruits, pour rassembler assez de forces conscientes de la lutte à mener contre les maîtres jusque-là tout puissants [28]. »
Des partis communistes ont été fondés en Turquie (1920), en Iran (1920), en Chine (1921) et ailleurs.
Mais si les idées de Bakou vivaient alors, et vivent encore, une destinée plus tragique attendaient nombre de ces participants. Plusieurs, y compris Zinoviev, Radek et Narboutabekov, ont péri sous la terreur stalinienne des années 1930 ; Alfred Rosmer a été exclu du parti communiste français en 1924. Avec l’avènement de Staline, l’Internationale Communiste a commencé à adopter une politique très différente envers les pays dominés par l’impérialisme.
Dans un prochain article j’essayerai d’expliquer ces changements.
Ian Birchall
Notes
1. John Riddell [éd.], To See the Dawn, New York, 1993, p. 13.
2.L’Internationale communiste et la libération de l’Orient. Le premier Congrès des peuples de l’orient, Milan, Feltrinelli, 1967 (ci-après Congrès) p. 69.
3.Congrès, p. 33.
4. P Broué, Histoire de l’Internationale Communiste, Paris, 1997, p. 181.
5. A Rosmer, Moscou sous Lénine, Paris, 1953, p. 127.
6. Riddell [éd.], To See the Dawn, p. 21.
7. Rosmer, Moscou sous Lénine, p. 126.
8.Congrès, pp. 29-30.
9. Rosmer, Moscou sous Lénine, pp. 126-27.
10.Congrès, p. 12.
11.Congrès, p. 43
12. C’était une période de grandes grèves et d’occupations d’usines en Italie.
13.Congrès, p. 34.
14.Congrès, p. 99.
15.Congrès, p. 44.
16. Alfred Rosmer [1877-1964] était un homme remarquable. Syndicaliste révolutionnaire, il s’était opposé à la première guerre mondiale dès le premier jour. Quarante-six ans plus tard il était signataire du Manifeste des 121 qui justifiait le refus de prendre les armes contre le peuple algérien. Son livre Moscou sous Lénine donne une image frappante des premières années de l’Internationale Communiste. On le trouvera à http://www.marxists.org/francais/rosmer/works/msl/index.htm
17. Congrès, pp 102-103.
18.Congrès, pp. 31-42. Par exemple, le nationaliste turc Enver Pacha, dirigeant de l’empire ottoman pendant la première guerre mondiale, a été exclu du congrès.
19.Congrès, p. 185.
20.Congrès, pp. 85-87.
21. Mais de tels préjugés existaient aussi dans les pays dits « avancés » ; les Françaises allaient avoir le droit de voter seulement en 1944.
22. Riddell [éd.], To See the Dawn, p. 25.
23.Congrès, p. 149.
24.Congrès, pp. 205-207.
25. Ces documents ne se trouvent pas dans Congrès ; il y en a une traduction anglaise dans Riddell [éd.], To See the Dawn, pp. 282-291.
26. Rosmer, Moscou sous Lénine, p 128.
27. Broué, Histoire de l’Internationale communiste, p. 182.
28. Rosmer, Moscou sous Lénine, p. 128.