« L’idée est de mettre les Palestiniens à la diète, mais de ne pas les faire mourir de faim. » Ainsi M. Dov Weisglass, conseiller du premier ministre israélien, résumait-il la stratégie de son pays au lendemain de la victoire du Hamas. Pour avoir exercé leurs droits démocratiques, les Palestiniens seront donc punis. Les Etats-Unis et l’Union européenne se sont ralliés à cette logique immorale qui ne pourra qu’aggraver la situation, déjà dramatique, des populations de Cisjordanie et de Gaza. Le double langage occidental suscite un rejet indigné dans les pays musulmans, encourage les résistances aux interventions étrangères, mais contribue aussi à nourrir tous les clichés sur l’inéluctable « choc des civilisations »
Il est curieux que les observateurs politiques du monde entier aient été surpris du succès écrasant du Hamas en Palestine aux élections législatives de janvier 2006. Pourtant, avec un peu de bon sens, on aurait très bien pu décrire la genèse de cet événement comme la chronique d’une victoire annoncée. En effet, ce qui se passe dans les territoires palestiniens toujours occupés par Israël depuis 1967 relève du scandale absolu au regard du droit international et des principes d’humanité.
Alors que les habitants du Timor-Leste ont obtenu leur indépendance de l’Indonésie, que la Bosnie et le Kosovo ont fait l’objet d’actions d’envergure internationale pour protéger les populations concernées et leur accorder une autonomie qui prélude à l’indépendance, les Palestiniens continuent de voir ce qu’il leur reste de territoire grignoté, année après année, par l’extension des colonies de peuplement en Cisjordanie et, plus récemment, par la construction illégale du mur destiné à créer une énorme prison collective pour les habitants de ce territoire (1). A Gaza, évacué en grande pompe par l’armée israélienne et quelque huit mille colons, la sécurité reste toujours aussi introuvable ; les raids aériens israéliens ou les bombardements continuent de faire tous les jours des victimes civiles.
Plus personne, désormais, n’ose invoquer le processus de paix ouvert à Madrid en octobre 1991 ou les accords d’Oslo de 1993 entre l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et l’Etat d’Israël. Mais la même insolence continue de faire croire qu’il y a un « processus de paix », concrétisé par la « feuille de route » américaine, entérinée par l’Union européenne, les Nations unies et la Russie, alors qu’il s’agit d’un papier fané et oublié. Il était particulièrement choquant d’entendre les commentateurs dénoncer la victoire du mouvement Hamas aux élections comme susceptible d’arrêter un processus de paix inexistant sur le terrain.
Comment le Hamas n’aurait-il pas gagné haut la main ces élections ? Voici bien longtemps que l’Autorité palestinienne, dirigée principalement par le Fatah, principale composante historique de l’OLP, avait en vain renoncé à toutes ses cartes et fait toutes les concessions possibles à Israël et à la « communauté internationale » qui le soutient : reconnaissance de l’Etat d’Israël – sans reconnaissance réciproque du droit des Palestiniens à leur Etat –, Charte devenue « caduque », renonciation à la résistance armée contre l’occupation, acceptation de facto de la colonisation et de son extension.
La reprise de l’Intifada en septembre 2000, résultat de l’impasse dans laquelle l’OLP était tombée face à l’intransigeance d’Israël, a entraîné la réoccupation de la majeure partie de la Cisjordanie et de Gaza par l’armée israélienne, la destruction de la plupart des infrastructures de l’Autorité palestinienne, financées principalement par l’Union européenne. Elle a aussi provoqué une chute dramatique du niveau de vie et l’installation d’innombrables barrages militaires rendant le déplacement des Palestiniens de plus en plus difficile à l’intérieur de ce qu’il leur reste de territoires.
Abandonnés à leur sort, les Palestiniens connaissent alors une double évolution : d’un côté, la bureaucratie de l’OLP sombre dans l’inefficacité et la corruption que tous les gouvernements occidentaux ont dénoncées et dont ils ont fait supporter toute la responsabilité à son chef, Yasser Arafat, quasiment mis en quarantaine politique et souvent physique dans son quartier général de Ramallah ; de l’autre, le Hamas, continuant la lutte armée portée jusqu’au cœur des villes israéliennes par les attentats-suicides, faisait l’objet d’une politique de représailles israéliennes démesurée causant de nombreuses victimes dans la population civile, en particulier à Gaza.
Victoire du Hezbollah
Yasser Arafat puis M. Mahmoud Abbas (Abou Mazen), qui est élu après son décès président de l’Autorité palestinienne, sont constamment pressés par Israël, les Etats-Unis et l’Union européenne de mettre au pas le Hamas, y compris en usant de la force. Les tensions entre le Fatah et le Hamas montent souvent, des militants sont emprisonnés par l’Autorité, mais les Palestiniens ont su jusqu’ici éviter une guerre civile meurtrière que souhaite Israël pour en finir avec toute forme de résistance armée.
Le Hamas, dont l’Etat d’Israël avait facilité l’implantation dans les années 1980 pour faire contrepoids aux mouvements laïques de la résistance palestinienne, a acquis au fil du temps une expérience de terrain, à la fois militaire et sociale. L’échec des accords d’Oslo et la politique de compromis menée par l’OLP, sans contrepartie réelle quant à l’accession à l’indépendance et à l’arrêt des activités de colonisation de peuplement par Israël, lui ont facilité la tâche. Doté de moyens financiers mis au service de l’aide sociale et de la lutte armée contre l’occupant, le Hamas a vu sa popularité prendre de l’ampleur, au fur et à mesure que la politique et le comportement des vieux dirigeants usés de l’OLP débouchaient sur encore plus de misère et d’oppression (2).
De plus, la victoire de la résistance armée du Hezbollah libanais sur l’armée israélienne – qui s’est retirée du sud du Liban sans conditions en mai 2000, après vingt-deux ans d’occupation – n’a pas manqué de conforter le Hamas ainsi que de larges couches de l’opinion palestinienne et arabe dans l’idée que la lutte armée est le seul moyen efficace pour faire reculer l’occupation israélienne.
Les dirigeants israéliens et leurs soutiens dans le monde occidental auraient pourtant pu comprendre sans difficulté qu’une population enfermée dans une telle situation d’oppression, loin de rendre le Hamas responsable des sanglantes représailles israéliennes, allait bien au contraire éprouver la plus grande admiration pour cette organisation et lui offrir un soutien multiforme. Seuls furent surpris par sa victoire les naïfs du monde entier, prisonniers de la rhétorique antiterroriste creuse qui a envahi le monde des médias et des décideurs internationaux occidentaux. Cette dernière voile les réalités du terrain comme les souffrances qu’elles engendrent – et qu’il est de mauvais goût de décrire et de faire ressortir sous peine d’être accusé de sympathie pour les terroristes.
Dans le sud du Liban, occupé par Israël sans discontinuer de 1978 à 2000, le scénario a été le même, de façon plus caricaturale encore. La milice locale, mobilisée par Israël pour l’aider dans sa lutte, s’est souvent présentée dans les médias occidentaux comme défendant l’indépendance du Liban contre les « terroristes », d’abord palestiniens, puis libanais du Hezbollah. Ce dernier a été inscrit sur la liste des organisations terroristes par le gouvernement américain. Début septembre 2004, une résolution musclée du Conseil de sécurité (1559) a demandé son désarmement ainsi que la présence de la petite armée libanaise sous-équipée le long de la frontière avec Israël. Alors même que, depuis son retrait pas vraiment total du sud du Liban, Israël continue de violer de façon presque quotidienne l’espace aérien, maritime et parfois terrestre du pays, maintient dans ses prisons nombre d’anciens résistants libanais, et empêche le gouvernement de Beyrouth d’exploiter ses ressources en eau dans le sud, c’est le Hezbollah qui est considéré par les Etats-Unis et les Nations unies comme la source de déstabilisation du Liban et comme une menace pour la sécurité d’Israël (3). Il est d’ailleurs souvent accusé d’aider le Hamas. Comme en Palestine, la « communauté internationale » a érigé pour le Liban une doctrine qui ne tient aucun compte des réalités locales et fait monter les tensions.
Il y a quelques mois, en juin 2005, la « communauté internationale » est également tombée des nues lorsque les Iraniens ont élu, à une large majorité, l’« extrémiste » Mahmoud Ahmadinejad, qui a fait mordre la poussière à son rival, l’ancien président Ali Akbar Hachémi Rafsandjani, symbole de la corruption qui sévit dans le pays, mais considéré comme un « modéré » dans les affaires internationales. Ici encore, l’aveuglement a été total. Sous la présidence de M. Seyyed Mohammad Khatami, partisan convaincu du dialogue des civilisations, non seulement la politique américaine avait continué d’isoler l’Iran, politiquement et économiquement, mais elle l’avait aussi inclus dans l’« axe du Mal » avec l’Irak et la Corée du Nord. Alors que cette dernière semble avoir disparu des préoccupations américaines et européennes, Téhéran est resté plus que jamais dans le collimateur. Utilisant les déclarations abruptes de nature négationniste – et donc condamnables – sur l’Holocauste du nouveau président, Washington fait monter la pression internationale sur ce pays pour l’obliger à abandonner toute velléité de développer une quelconque forme de technologie nucléaire.
En même temps, à la faveur de la résolution des Nations unies sur le Liban, puis de l’assassinat spectaculaire et déstabilisant de l’ancien premier ministre libanais Rafic Hariri, les Etats-Unis et la France ont fait un usage intensif de la situation créée au Liban pour resserrer l’étau à la fois sur la Syrie et sur l’Iran, le Hezbollah n’étant plus considéré que comme une extension de ce nouveau « front du refus » à la politique occidentale dans la région. La dénonciation désormais permanente de l’Iran et du Hezbollah libanais mais aussi la pression sur le régime syrien, à la faveur de la déstabilisation du Liban, ne peuvent qu’alimenter la rhétorique antioccidentale dans le monde arabe et musulman, et jouer en faveur de l’« islam politique », qu’il soit modéré ou radical et djihadiste.
Pour compléter ce sombre tableau, comment ne pas évoquer aussi les discours innombrables de M. George W. Bush qui, prenant prétexte du développement spectaculaire du terrorisme en Irak – déclenché par l’invasion américaine –, mais aussi des attentats du 11 septembre 2001 ainsi que de ceux de Madrid et de Londres – revendiqués par des groupes islamistes –, dénoncent la tentative de M. Oussama Ben Laden de restaurer un califat islamique qui aurait pour but d’asservir le « monde civilisé » (4) ?
De son côté, le secrétaire général des Nations unies a produit en septembre 2005 un document de base pour la réforme de l’organisation qu’il dirige, et dans lequel il estime qu’un seul danger militaire et politique guette l’humanité : celui du « terrorisme transnational » qui tente de s’approprier des armes de destruction massive (5). C’est endosser de la sorte, sans la moindre restriction ou nuance, la doctrine américaine qui fait du terrorisme, bien évidemment « islamique », l’ennemi de l’humanité.
Les partisans de la théorie du choc des civilisations ne peuvent que se frotter les mains. Les grands décideurs politiques internationaux ont non seulement adopté leur idéologie, mais contribuent à faire advenir leur prédiction sinistre. Le monde civilisé, c’est-à-dire « judéo-chrétien », suivant la nouvelle terminologie à la mode, se trouve face à une hydre « islamique » qui peut jouir d’alliés potentiels redoutables, chinois ou russe, et qui use des moyens les plus pervers – le terrorisme et, demain, sans doute aucun, les armes de destruction massive que des « Etats voyous » pourraient leur fournir.
De leur côté, les différents mouvements djihadistes – nés et encouragés à se développer durant la période de la guerre froide, où ils ont servi de chair à canon contre l’armée soviétique en Afghanistan et en divers autres points du globe par la suite (Balkans et Caucase notamment) – n’avaient jamais rêvé qu’une telle publicité leur serait faite par le président de la plus grande puissance mondiale et par les Nations unies. Pour eux aussi, qui voient dans l’Occident un monde de barbarie et d’injustice à l’encontre de l’islam et des musulmans, tout semble sourire. L’armée américaine et les contingents occidentaux qui l’appuient s’embourbent en Afghanistan et en Irak, transformés en champs de bataille idéaux entre « forces du mal judéo-chrétiennes » qui agressent le monde musulman et « forces du bien islamiques » qui défendent l’intégrité des sociétés musulmanes face aux attaques extérieures.
L’injustice permanente que continuent de subir les Palestiniens et la crainte suscitée par la victoire du Hamas en Palestine, sans parler des menaces d’un blocus israélien qui affamerait la population palestinienne, constituent, à l’évidence, des données objectives qui s’insèrent dans leur logique. Sans parler de la prison extraterritoriale de Guantánamo ou des sévices infligés par l’armée américaine aux prisonniers irakiens à Abou Ghraib.
On ne s’étonnera donc pas non plus que les élections parlementaires égyptiennes en novembre et décembre 2005 aient entraîné l’élection de quatre-vingts membres du parti des Frères musulmans, ce qui confirme bien la poussée islamiste nouvelle qui s’empare du monde arabe. Si des élections libres se déroulaient en Syrie demain, qu’arriverait-il ? Les élections irakiennes, en dépit de l’occupation américaine ou de son fait, n’ont-elles pas achevé de marginaliser les éléments libéraux et laïques au profit des conservateurs religieux, qu’ils soient sunnites ou chiites ?
C’est dans cette atmosphère irrespirable qu’est survenue l’affaire des stupides caricatures danoises dénigrant le prophète Mahomet et lui imputant la responsabilité des actions terroristes. La virulence des manifestations dans tout le monde musulman résulte de la montée des frustrations et du sentiment d’injustice. Faute de pouvoir libérer la Palestine ou le Golan syrien, et de parvenir à desserrer l’étau de la domination occidentale sur le monde arabe et musulman (Irak, Afghanistan, Iran, Palestine en tête), les foules qui manifestent leur colère s’attaquent aux représentations diplomatiques des pays où ont circulé les provocantes caricatures.
Cette poussée islamiste exprime partout des sentiments nationalistes qui ont déserté depuis longtemps le discours laïque des années de la décolonisation et du tiers-mondisme militant, discours qui s’est d’ailleurs effondré dans le monde entier au cours des trente dernières années (6). Va-t-elle gonfler désormais comme un torrent que rien n’arrêtera plus ? C’est bien ce que craint le très laïque et grand poète palestinien Mahmoud Darwich, et ce qu’il exprime avec vigueur dans un récent entretien accordé au quotidien Le Monde : « S’il y avait des élections libres dans le monde arabo-musulman, les islamistes l’emporteraient partout, c’est aussi simple que cela ! C’est un monde qui vit profondément dans le sentiment de l’injustice, dont il rend responsable l’Occident. Lequel répond par une forme d’“intégrisme” impérial qui renforce le sentiment d’injustice (7). »
Est-on à la veille de bouleversements majeurs, la situation explosive actuelle ne pouvant perdurer sans qu’un événement plus grave qu’un autre vienne mettre le feu aux poudres ? Telle est la question de bon sens que l’on peut se poser, en particulier devant l’autisme des dirigeants occidentaux d’un côté et l’inanité des dirigeants arabes de l’autre.
Le terreau du djihadisme
Est-il possible, en effet, que le monde occidental continue d’ignorer la cruauté des réalités de terrain au Proche-Orient, et leur absurdité ? Que les Palestiniens continuent d’être victimes de l’occupation, de la construction du mur de séparation et de l’extension des colonies de peuplement en Cisjordanie, trente-neuf ans après la guerre israélo-arabe de 1967 ? Qu’une puissance démocratique, les Etats-Unis, envahisse deux pays souverains sous prétexte de représailles à un acte de violence commis sur son territoire, si odieux soit-il ? Qu’une catégorie conceptuelle unique, le « terrorisme », regroupe aux yeux du monde occidental et des Nations unies des mouvements et des actions violentes aussi divers que la résistance à l’occupation, les attentats de New York, Madrid et Londres, et les dizaines d’attentats qui ont lieu presque sans interruption depuis 1995 dans les pays musulmans (Egypte, Jordanie, Maroc, Yémen, Arabie saoudite, Indonésie, Pakistan) ?
Est-il pensable que ce ne soient pas des moyens de police classiques, tels que ceux mis en œuvre avec succès pour venir à bout du terrorisme qui a sévi dans les pays industrialisés eux-mêmes, il y a trente ans (Brigades rouges italiennes, « bande à Baader » allemande, Action directe française, Armée rouge japonaise), mais des armées qui se déploient sur les quatre continents, favorisant la multiplication des jeunes candidats à l’action violente et au « martyre » contre les occupants illégitimes et, de surcroît, « infidèles » ? Que la possession d’armes de destruction massive soit permise aux pays occidentaux, à Israël, à l’Inde, et, finalement, à la Corée du Nord, mais qu’à chaque fois qu’un pays arabe ou musulman s’approche, même de loin, d’une telle capacité, cela provoque des tensions insupportables ?
Jusqu’à quand sera-t-il considéré comme de mauvais goût de réfléchir sur la façon dont se constitue le terreau géopolitique qui pousse à la multiplication des jeunes djihadistes ? Ou de montrer sa compassion pour le sort des Palestiniens quels que soient les arguments antiterroristes invoqués par l’Etat d’Israël, les Etats-Unis et une Union européenne de plus en plus alignée sur les gouvernements de ces deux pays ?
Les dirigeants arabes portent eux aussi une large part de responsabilité dans l’état de choses. Ils ignorent superbement les sentiments de leur opinion publique et cèdent à tous les désirs des Etats-Unis, sans jamais obtenir la moindre contrepartie – et notamment un juste règlement de la question palestinienne ou un traitement équilibré entre Israël et les pays arabes sur les questions d’armement et de désarmement.
La façon dont le gouvernement américain s’immisce dans les affaires intérieures des pays de la région et se comporte avec arrogance (8), sans aucune réaction des diplomaties arabes, constitue une autre atteinte à la dignité de peuples qui s’estiment bafoués dans leur honneur depuis le temps de la colonisation européenne et, désormais, bafoués dans leur religion par l’affaire des caricatures. Pour la stabilité de la région, il vaudrait bien mieux que les gouvernements arabes les plus soumis résistent aux pressions américaines. Ils seraient davantage respectés de leur propre population, et les élections pourraient alors devenir libres sans que nécessairement les mouvements se réclamant de l’islam raflent toute la mise.
Les politiques américaine et israélienne semblent tabler sur la fatigue de l’opinion arabe et sur sa division entre ceux qui entendent continuer de résister à ces deux pays et ceux qui, pour des raisons diverses, voudraient accélérer une soumission de plus en totale dans l’espoir de parvenir, enfin, à la paix dans la région ; ce qui serait supposé entraîner la chute des dictatures et l’émergence de l’Etat de droit et de la prospérité économique. Ce clivage dans l’opinion arabe s’aggrave considérablement depuis l’invasion de l’Irak et la résolution 1559 du Conseil de sécurité de septembre 2004, appelant au désarmement du Hezbollah et des camps palestiniens au Liban. De nouveau, ce pays à l’histoire malheureuse est la caisse de résonance et l’espace tampon de ces contradictions du monde arabe qu’aggrave la géopolitique de la région. En réalité, celle-ci connaît un regain de « guerre froide », mais sans le partenaire soviétique, disparu de la scène.
Il est clair, en effet, qu’un « front du refus » continue d’exister au Proche-Orient, dont le centre de gravité est l’axe Téhéran-Damas et qui comprend les différents mouvements politiques se réclamant de l’islam dans leur variété kaléidoscopique et idéologique. L’affaire des caricatures danoises facilite le renforcement de ce camp en unissant mouvements chiites et sunnites dans le même rejet des politiques occidentales à l’égard de la région. En fait, les mouvements islamiques polarisent habilement, à travers un discours religieux, la revendication nationaliste en Iran et dans le monde arabe, revendication qu’ont abandonnée depuis longtemps la plupart des intellectuels laïques, en réaction à la déroute du nassérisme et des divers mouvements nationalistes arabes, tels que le Baas, et à leur impuissance à satisfaire les revendications patriotiques.
Dans cette nouvelle guerre froide, les Etats-Unis et l’Union européenne cherchent à renforcer à tout prix le camp dit des « démocrates », partisans des projets de réforme politique dans le monde arabe et musulman, de la fin de la résistance aux réalités nouvelles de la mondialisation et de l’hyperpuissance américaine, ainsi que de la priorité à la lutte contre le terrorisme sans distinction entre résistance à des occupations étrangères et actions violentes de déstabilisation visant des capitales occidentales et arabes ou musulmanes.
Colloques, séminaires, congrès se multiplient et se succèdent de façon monotone et répétitive sur les réformes politiques, la transparence et la « gouvernance », parfois patronnés par des gouvernements arabes qui montrent ainsi leur bonne volonté (9). Ils visent à mobiliser l’intelligentsia arabe en faveur de la paix et de la démocratie, et à faire pression sur les gouvernements arabes. Toutefois, les limites de ces actions sont apparues crûment à la faveur des trois élections iranienne, égyptienne, palestinienne. En réalité, cette politique occidentale est une réplique très fidèle de la politique des puissances européennes au XIXe siècle, qui, sous prétexte de modernisation et de démocratisation de l’empire ottoman et de la monarchie perse, servait aussi de couverture aux ambitions coloniales et au dépeçage des territoires de ces deux entités en plein déclin.
Le chaudron balkanique, attisé par les visées impérialistes des puissances européennes au XIXe siècle, a constitué l’étincelle de la première guerre mondiale, qui a entraîné la seconde. Aujourd’hui, nous sommes donc confrontés au risque de plus en plus grand de voir le chaudron proche-oriental et l’extension surprenante prise par l’idéologie de l’inéluctabilité du choc des civilisations (entendez des religions), devenue véritable idéologie dure du début de ce nouveau siècle, nous réserver à leur tour de douloureuses surprises.
Notes :
(1) Lire Willy Jackson, « Détruire ce mur illégal en Cisjordanie », Le Monde diplomatique, novembre 2004.
(2) Lire Hussein Agha et Robert Malley, « Un pouvoir palestinien à bout de souffle », Le Monde diplomatique, janvier 2006.
(3) Lire « Crise libanaise dans un contexte régional houleux », Le Monde diplomatique, avril 2005, et Alain Gresh, « Les vieux parrains du nouveau Liban », Le Monde diplomatique, juin 2005.
(4) Cf. en particulier son discours à la National Endowment for Democracy, à Washington, en octobre 2005, et les commentaires suscités, notamment « Doing the 9/11 time warp again », International Herald Tribune, Paris, 8-9 octobre 2005.
(5) Lire « In larger freedom. Towards development security and human rights for all », document A/59/2005 de l’Assemblée générale des Nations unies, septembre 2005.
(6) Cf. à ce sujet les analyses faites dans notre récent ouvrage, La question religieuse au XXIe siècle, op. cit.
(7) Le Monde, 13 février 2006.
(8) Rappelons que le président Bush qualifiait M. Sharon d’« homme de paix » en avril 2002, au moment même de l’assaut des chars israéliens sur Jénine et les villes palestiniennes. Plus récemment, M. Jack Straw, ministre des affaires étrangères anglais en visite officielle à Beyrouth, en janvier 2006, appelait à prier pour M. Sharon, oubliant les massacres de Sabra et Chatila et les innombrables victimes de l’invasion israélienne de 1982, conduite par le général.
(9) Pour la seule année 2004, on ne compte pas moins de cinq documents de réforme solennels concernant le monde arabe.