Pourtant l’actuelle préfecture des Hauts-de-Seine fut le lieu où se constitua le Parti du Peuple Algérien (PPA), le 11 mars 1937. Le PPA fut le principal animateur du mouvement de résistance nationale algérien à compter de cette date, jusqu’à l’insurrection du 1er novembre 1954 qui vit l’Algérie rentrer avec fracas dans sa révolution.
Avant le 11 mars 1937, les immigrés maghrébins avaient déjà constitué un mouvement qui se donnait pour tâche de libérer l’ensemble de Maghreb du joug colonialiste. Ce mouvement, qui fut créé au milieu des années 1920 à Paris, prit le nom d’Etoile Nord Africaine (ENA). L’Etoile n’était pas un mouvement spécifiquement algérien, mais regroupait des militants anti-colonialistes des trois pays du Maghreb.
Cependant ce mouvement ne peut-être considéré comme le point de départ de la lutte pour la libération de l’Afrique du Nord, mais comme la continuité de résistances qui ont commencé avec les premières luttes contre la pénétration française. Selon Ahmed Mahsas « l’origine de ce mouvement est lointaine. Elle remonte aux insurrections et à la résistance populaire contre l’occupation étrangère. Après les années 1920, il ne s’agissait donc pas, comme on l’admet en général, de la naissance du Mouvement National, mais de sa Renaissance, de sa réadaptation aux nouvelles conditions. »[1]
A ses débuts l’Etoile était étroitement liée au Parti Communiste Français qui menait une politique résolument anti-colonialiste, suivant en cela les directives de la troisième Internationale. Au cours des années 1930, le PCF révisa radicalement cette politique anti-colonialiste afin de se rapprocher des autres formations politiques de la gauche française, dans le but de constituer un vaste front anti-fasciste. Les colonisés étaient ainsi sacrifiés par les communistes français au profit de leur nouvelle stratégie d’alliance. Cela, ajouté à la défense scrupuleuse des valeurs arabo-islamiques par les militants étoilistes, provoqua la rupture quasi-totale entre les communistes français et les nationalistes algériens à partir de 1933. Cependant les rapports entre le PCF et l’Etoile Nord Africaine se durcit encore un peu plus au cours de l’été 1936. Ce durcissement devait finalement entraîner une rupture totale, entre les deux mouvements, après cette date.
Les militants étoilistes avaient placé certains espoirs dans l’arrivée au pouvoir de Front Populaire au printemps 1936. Les travailleurs immigrés qu’étaient les militants de l’Etoile, espéraient que les représentants des organisations ouvrières européennes avec lesquels ils avaient tant de fois manifesté, favoriseraient l’émancipation de l’Afrique du Nord et des nord-africains. Afin de faire valoir leurs vues, les dirigeants étoilistes multiplièrent les rencontres avec les dirigeants des différents partis de la gauche française pour les convaincre de la justesse de leurs analyses. Cependant les partis de gauche refusèrent obstinément de prêter l’oreille au mot d’ordre d’indépendance mis en avant par les nationalistes Algériens. La « gauche coloniale » préférait écouter les mots doux du programme réformiste du Congrès Musulman. Celui-ci demandait le rattachement de l’Algérie à la France et acceptait le projet « Blum-Violette » ; projet prévoyant d’accorder « généreusement » des droits politiques à vingt mille Algériens musulmans en oubliant les six millions d’autres qui en étaient toujours privés.
Les nationalistes Algériens ne renoncèrent pas pour autant à leur volonté d’en finir définitivement avec le colonialisme français. Le 14 juillet 1936, à l’occasion du défilé parisien, cinq mille maghrébins manifestèrent derrière les mots d’ordre suivants : « Libérez l’Afrique du Nord, Libérez la Syrie, Libérez le monde arabe ! ». Le 2 août, Messali Hadj, le leader de l’Etoile, se rendait à Alger et prenait la parole au stade municipal devant vingt mille personnes. Là, devant les partisans du rattachement de l’Algérie à la France, il ramassa une poigné de terre et s’exclama : « Cette terre est à nous et nous ne la vendrons à personne ! »[2]. Ce type de déclaration résolument anti-colonialiste n’était pas favorable à l’apaisement des tensions déjà existantes avec des dirigeants de gauche qui s’étaient fait les nouveaux « chiens de garde » de l’empire.
La tension entre les différents partis de gauche et les nationalistes algériens monta encore d’un cran lorsque ces derniers refusèrent de servir de troupe d’appoint aux forces républicaines espagnoles en prise avec la sédition franquiste. Pour les militants de l’Etoile, il n’était pas question de défendre un gouvernement qui refuserait de libérer Abdelkrim et d’évacuer les territoires occupés par les espagnols au Maroc. Cela même si le gouvernement des républicains siégeant à Madrid se voulait progressiste.
Dès lors, les communistes français menèrent une campagne virulente contre l’Etoile Nord Africaine et ses militants, les accusant de collusion avec le fascisme et avec Franco. Sur le plan strictement matériel, les communistes refusèrent de leur prêter des salles de meeting ou de réunion. Ils allèrent même jusqu’à les expulser de leurs locaux. Le coup était d’autant plus difficile à accepter qu’il venait d’anciens alliés. En effet, selon Messali Hadj, les communistes avaient été « les seuls à comprendre l’intransigeance des dirigeants de l’Etoile Nord Africaine, à savoir l’impossibilité d’assimiler deux races différentes par leur tempérament, par leur passé, par leur tradition et leur culte »[3].
Le refus des nationalistes algériens de céder aux desiderata de la « gauche coloniale » rendait la situation de plus en plus tendue. La « gauche coloniale », s’apercevant qu’elle ne pouvait pas plier les militants Algériens à ses volontés, se décida purement et simplement à dissoudre l’Etoile Nord Africaine. Ce fut chose faite le 26 janvier 1937 lorsque le gouvernement du Front Populaire prononça la dissuasion de l’ENA. Le Front Populaire se débarrassait ainsi d’une organisation nationaliste turbulente qui allait à l’encontre de sa politique assimilationniste.
Amar Imache[4], dirigeant nationaliste radical, vit dans cette décision la conjugaison de deux volontés. Premièrement celle des communistes qui « ont toujours cherché à s’emparer du mouvement nationaliste en se servant des Musulmans affiliés à leur parti, ont refusé l’adhésion de l’Etoile au Congrès d’Amsterdam-Pleyel[5], et ont essayé pendant l’incarcération des chefs nationalistes de s’emparer d’El-Ouma ». Deuxièmement ,celle de l’ensemble des partis du Front Populaire qui se sont alliés à la bourgeoisie et à l’impérialisme : « la collaboration des chefs des partis ouvriers n’est pas une garantie, elle constitue plutôt une menace aussi bien pour les prolétaires que pour les colonisés ». Selon Amar Imache, le Front Populaire n’était en matière coloniale « qu’un mot comme les autres ; il refuse d’accorder des libertés aux Rifains, il tolère la conquête de l’Ethiopie. C’est le Front Populaire français qui dissout notre organisation et applique le bâillon. C’est dans l’ordre et dans la logique, car c’est toujours la bourgeoisie impérialiste qui gouverne, qu’elle s’appelle gauche ou droite »[6].
Au sein de la gauche française, seuls les trotskystes du Parti Ouvrier Internationaliste et les pivertistes de la SFIO[7] protestèrent contre la dissolution de l’Etoile. A Genève, Chekib Arslan, le fer de lance du panarabisme et de l’islam, dénonça la dissolution de l’ENA dans les colonnes de « La Nation Arabe », journal qu’il animait.
Pour Messali Hadj, le coup que venait de lui porter la gauche était très dur. Quelques mois plus tard au cours de son procès, il déclarait : « Il est grave que ce gouvernement du Front Populaire ait appliqué le décret scélérat, le décret Régnier[8], à des militants luttant pour améliorer la situation de leurs frères. Il est grave surtout que l’on cherche à résoudre, par l’usage de la contrainte judiciaire et policière, par la méthode de l’emprisonnement, c’est-à-dire du bâillon, les terribles problèmes qui se posent en Algérie et plus généralement en Afrique du Nord »[9].
Les dirigeants de l’Etoile organisèrent une vaste campagne de protestation au sein de l’immigration algérienne en France et en Algérie. Selon l’historien Mahfoud Kaddache : « La répression ne réussit pas à arrêter la poussée nationaliste. L’Etoile Nord Africaine ne fut pas abattue. Elle renaissait sous un autre nom, le Parti du Peuple Algérien. »[10]
Cependant entre le moment de la dissolution de l’Etoile et celui de la création du PPA, les militants nationalistes se regroupèrent au sein des comités d’Amis d’El-Ouma. Le journal du parti dissout demanda à tous ses lecteurs de réunir dans les villes et les campagnes tous ceux qui étaient décidés à les soutenir. Les Amis d’El-Ouma permirent de constituer l’intermède entre la dissolution de l’Etoile et la création du PPA. En Algérie, où il n’existait pas de groupes des Amis d’El-Ouma dans toutes les localités, les militants nationalistes intégrèrent les sociétés sportives, les groupes scouts ou les cercles culturels et poursuivirent ainsi leur action en faveur de la libération nationale.
Néanmoins les Amis d’El-Ouma n’étaient pas un mouvement politique et à ce titre ils ne pouvaient pas se substituer à l’Etoile. Les dirigeants nationalistes décidèrent alors de créer le Parti du Peuple Algérien. Messali Hadj, Abdallah Fillali[11] et Arezki Kehal[12] mirent au point les statuts, le programme et la liste des membres du conseil de direction et d’administration. Le 11 mars 1937 Messali Hadj et Abdallah Fillali déposèrent le dossier de constitution du PPA à la préfecture de police où les forces de l’ordre les gardèrent tout l’après-midi. Une fois libérés, les deux dirigeants nationalistes tinrent une réunion à Nanterre afin d’annoncer publiquement la création de Parti du Peuple Algérien.
Le PPA se donna une direction composée de la plupart des anciens responsables de l’Etoile Nord Africaine, à l’exception d’Amar Imache. Celui-ci qui était déjà brouillé avec Messali Hadj, jugeait les thèses de la nouvelle formation en retrait par rapport à celles de l’Etoile. Au sein de l’immigration algérienne le nouveau parti s’organisa assez rapidement en région parisienne puis dans la région lyonnaise, les Ardennes et les Bouches-du-Rhône. Au final, le PPA remplaça sans trop de difficultés l’Etoile que les dirigeants de la « gauche coloniale » avaient cru abattre par un simple décret.
Le 18 juin 1937, Messali Hadj se rendit à Alger afin d’organiser le nouveau parti en Algérie. Il donna une nouvelle dynamique à un mouvement qui avait été atteint par la dissolution de l’Etoile. Le PPA prit part à la vie publique à Alger que ce soit aux élections municipales ou les défilés du 14 juillet 1937. Mahfoud Kaddache remarqua que « cette présence du parti à Alger permit à Messali de reprendre contact avec les sections de l’Etoile qui fonctionnaient à la veille de la dissolution et avec les comités des Amis d’El-Ouma »[13]. Selon Moufdi Zakaria[14], en juin 1937, le PPA comptait quatre vingt sections dans toute l’Algérie dont seize à Alger, six à Tlemcen et quatre à Constantine.
L’épreuve que fut la dissolution de l’Etoile, marqua la fin des dernières illusions que pouvaient encore avoir les militants nationalistes algériens vis-à-vis de la gauche française. Pour eux la situation était claire : la droite et la gauche appliquaient la même politique coloniale. En janvier 1938, dressant le bilan de la politique du Front Populaire Belkacem Radjef[15] jugeait que « le nombre de ceux qui meurent de faim en Algérie n’a pas diminué d’une unité, les lois d’exceptions y on retrouvé une vigueur nouvelle et l’opinion Algérienne est plus que jamais traquée dans la personne de ses représentants »[16].
Si la dissolution de l’Etoile fut une difficile épreuve, elle ne fut pas la dernière dans la longue route que dut emprunter l’Algérie pour reconquérir son indépendance. Un peu plus de deux ans après la dissolution de l’ENA, en septembre 1939, le PPA, à son tour, était dissout et ses dirigeants jetés en prison. Les militants nationalistes étaient conscients que de par leur engagement contre un système colonial inique, ils prenaient le risque de subir une terrible répression. En effet, la torture n’attendit pas le vote des pouvoirs spéciaux pour être quotidiennement appliquée en Algérie. Mais préférant mourir debout que vivre à genoux, les militants nationalistes algériens étaient près à faire les sacrifices nécessaires à l’émancipation de leur peuple. Résolus et décidés ils savaient que « l’indépendance s’arrache mais ne se donne pas ».
Notes :
[1] Mahsas Ahmed, Le mouvement révolutionnaire en Algérie, L’Harmattan, 1979, page 6
[2] Stora Benjamin, Dictionnaire biographique de militants nationalistes algériens, L’Harmatan, 1985, pages 62
[3] Kaddache Mahfoud, Histoire du nationalisme algérien, Tome1 (1919-1939), ed. Paris-Méditerrané, 2003, page 446
[4] Imache Amar (1895-1960) : secrétaire générale de l’ENA (1933), principale orateur du parti (1933-1936)
[5] Comité international contre la guerre et le fascisme, constitué en 1933
[6] Kaddache Mahfoud, Histoire du nationalisme algérien, Tome1 (1919-1939), op. cit., page 449
[7] Partisans de Marceau Pivert leader la gauche du mouvement socialiste français.
[8] Décret instauré en 1936 par le gouvernement du Front Populaire visant à dissoudre les ligues fascistes
[9] Kaddache Mahfoud, Histoire du nationalisme algérien, Tome1 (1919-1939), op. cit., page 450
[10] Kaddache Mahfoud, Histoire du nationalisme algérien, Tome1 (1919-1939), op. cit., page 435
[11] Fillali Abdallah (1913-1957), membre de la direction de l’ENA (1936), membre de la direction du PPA (1938), membre du Comité Centrale du MTLD (1946-1954), dirigeant du MNA (1954-1957), mort dans les affrontement entre MNA et FLN durant la guerre d’Algérie
[12] Kehal Arezki (1904-1939) dirigeant de l’ENA, responsable du PPA à Alger (1938)
[13] Kaddache Mahfoud, Histoire du nationalisme algérien, Tome1 (1919-1939), op. cit., page 453
[14] Zakaria Moufdi (1909-1977) Dirigeant ENA et PPA (1936-1945), compositeur de l’hymnes nationales algérien
[15] Radjef Belkacem (1909-1989) membre du Comité Directeur de ENA (1933), membre fondateur du PPA (1937), membre du Comité Centrale du MTLD (1946-1954)
[16] Stora Benjamin, Dictionnaire biographique de militants nationalistes algériens, op. cit., 1985, pages 92