Un appel de onze juristes
« Non à l’état d’urgence permanent », l’appel de onze juristes
Le projet ne vise pas à encadrer les pouvoirs exorbitants de l’exécutif et malmène les principes de l’Etat de droit, estiment onze juristes.
Quelques semaines après les attentats du 13 novembre, il est proposé d’inscrire l’état d’urgence dans la Constitution. C’est pourquoi il faut rappeler ce que signifient, dans une société démocratique, les principes d’un Etat de droit : toute restriction des libertés doit être strictement nécessaire à la protection de l’ordre public, proportionnée aux troubles qu’elle entend empêcher et accompagnée de contrôles ; celui du gouvernement par la représentation nationale et celui des autorités administratives et policières par des juridictions dotées de pouvoirs effectifs.
Rappeler ces principes ne signifie pas que le droit doit ignorer les situations exceptionnelles. Mais toute mesure d’exception doit rester fidèle à ces principes, au risque de basculer dans un régime non démocratique.
Contournement de fondements républicains
L’état d’urgence permet, sur la base de simples soupçons policiers, des assignations à résidence qui instituent une véritable rétention administrative à domicile, ainsi que des perquisitions sans autorisation judiciaire. Il ne vise pas seulement des personnes soupçonnées de terrorisme, mais les suspects de « menace pour la sécurité et l’ordre publics » ou d’« atteinte grave à l’ordre public ». En outre, il a permis d’interdire des rassemblements, alors que des manifestations commerciales ou sportives restaient autorisées, et il a facilité des gardes à vue de citoyens sur lesquels ne pèse nul soupçon de terrorisme.
Le projet d’inscrire l’état d’urgence dans la Constitution ne vise pas à mieux encadrer les pouvoirs exorbitants accordés à l’exécutif – notamment en rappelant les limites résultant des droits « indérogeables » énumérés par la Convention européenne des droits de l’homme –, mais à renforcer ces pouvoirs, en leur donnant une base constitutionnelle qui les mette à l’abri d’une éventuelle censure du Conseil constitutionnel. Tout comme l’inscription dans la Constitution de la déchéance de nationalité pour les Français de naissance vise à contourner les fondements républicains du droit de la nationalité.
Nous appelons la représentation nationale à refuser la pérennisation de l’état d’urgence ; à préserver les principes de nécessité et de proportionnalité de toute limitation des droits fondamentaux et libertés publiques ; et à renforcer les garanties d’un contrôle démocratique sur les décisions gouvernementales et d’un contrôle juridictionnel effectif sur leur mise en œuvre.
Enfin, nous appelons les citoyens à résister à la tentation de la peur qui paralyse et à s’unir pour la défense des libertés, sans lesquelles le souci de la sécurité pourrait se transformer en règne de l’arbitraire.
Véronique Champeil-Desplats, Jacques Chevallier, Mireille Delmas-Marty, Jean-Pierre Dubois, Stéphanie Hennette-Vauchez, Geneviève Koubi, Christine Lazerges, Danièle Lochak, Yves Mény, Serge Slama, Catherine Teitgen-Colly sont juristes universitaires.
Vendredi soir, des attentats meurtriers ont touché la France en plein cœur
Communiqué de presse du Syndicat de la magistrature
16 novembre 2015
Vendredi soir, des attentats meurtriers ont touché la France en plein cœur, faisant plus de cent vingt morts et plusieurs centaines de blessés dans une salle de concert, des bars ou dans la rue.
Le Syndicat de la magistrature apporte son entier soutien et exprime toute sa solidarité aux victimes et à leurs proches, ainsi qu’aux nombreux professionnels mobilisés, chacun dans leur domaine, après ces attentats.
Ces actes criminels d’une brutalité absolue appellent évidemment la réunion de moyens d’envergure pour en rechercher et punir les auteurs et, autant qu’il est possible, anticiper et prévenir leur commission.
Mais les mesures tant judiciaires qu’administratives qui seront prises ne feront qu’ajouter le mal au mal si elles s’écartent de nos principes démocratiques. C’est pourquoi le discours martial repris par l’exécutif et sa déclinaison juridique dans l’état d’urgence, décrété sur la base de la loi du 3 avril 1955, ne peuvent qu’inquiéter.
L’état d’urgence modifie dangereusement la nature et l’étendue des pouvoirs de police des autorités administratives. Des interdictions et des restrictions aux libertés individuelles et collectives habituellement encadrées, examinées et justifiées une à une deviennent possibles par principe, sans autre motivation que celle, générale, de l’état d’urgence. Des perquisitions peuvent être ordonnées par l’autorité préfectorale, sans établir de lien avec une infraction pénale et sans contrôle de l’autorité judiciaire, qui en sera seulement informée. Il en va de même des assignations à résidence décidées dans ce cadre flou du risque de trouble à l’ordre public. Quant au contrôle du juge administratif, il est réduit à peau de chagrin.
La France a tout à perdre à cette suspension – même temporaire - de l’Etat de droit.
Lutter contre le terrorisme, c’est d’abord protéger nos libertés et nos institutions démocratiques en refusant de céder à la peur et à la spirale guerrière. Et rappeler que l’Etat de droit n’est pas l’Etat impuissant.
Le Syndicat de la magistrature, 16 novembre 2015
Non à l’état d’urgence permanent
Motion adoptée à l’unanimité par le 49e Congrès du Syndicat de la magistrature à Toulouse le 29 novembre 2015.
Le 13 novembre 2015, des attentats dramatiquement meurtriers ont frappé la France. Le 20 novembre, à l’issue d’un débat de quelques heures à peine, le Parlement a voté la prorogation de l’état d’urgence et la modification de la loi du 5 avril 1955. Le Premier ministre, conscient des « fragilités constitutionnelles » de la loi, exhortait pourtant les parlementaires à éluder le contrôle du Conseil constitutionnel au motif qu’il représenterait un « risque ».
Au-delà de la singulière conception de l’État de droit ainsi portée par le chef de l’exécutif, ce vote ancre dans notre édifice législatif un dispositif d’exception qui, depuis sa création, n’a jamais été soumis à un contrôle exhaustif de constitutionnalité. Le contraste entre le caractère lourdement dérogatoire de cette loi et son immunité constitutionnelle est saisissant.
Si l’indéniable gravité de la criminalité terroriste peut justifier des mesures d’investigations particulières, elles doivent s’exercer dans un cadre judiciaire qui garantisse leur nécessité, leur proportionnalité et leur efficacité.
En confiant des pouvoirs exorbitants à l’autorité administrative au motif de la nécessité de prévenir des menaces à la sécurité et à l’ordre public, la loi modifie dangereusement les équilibres institutionnels. C’est prétendre à tort que les autorités administratives et judiciaires ne disposeraient pas des pouvoirs nécessaires pour prévenir, rechercher et punir les infractions.
Hors état d’urgence, l’interdiction d’une réunion, d’une manifestation, la dissolution d’une association sont possibles. Mais leur nécessité et leur proportionnalité sont évaluées au cas par cas en tenant compte des circonstances et de l’importance des menaces. Le pouvoir de perquisition judiciaire est large. Sa mise en œuvre, d’initiative policière à quelques exceptions près, est justifiée par un lien, même ténu lorsqu’il provient d’un renseignement, avec la recherche d’une infraction pénale. La perquisition a donc bien toute sa place dans les suites d’un acte criminel terroriste comme dans la recherche d’infractions en préparation, même en germe. Pour les infractions relevant de la criminalité organisée comme du terrorisme, la perquisition peut même être réalisée à toute heure, sur autorisation donnée en urgence par un juge apte à mesurer les éléments de contexte. L’assignation à résidence est bien souvent, en cette matière, la plus clémente des mesures assortissant une mise en examen pour des infractions pénales à caractère terroriste...
C’est un mauvais procès en impuissance fait à l’État de droit, qui conduit à brader les garanties qu’il procure. Sur le fondement incertain et fragile d’un risque ou d’une dangerosité présumés, mesurés à l’aune d’un comportement suspect indépendant et distinct des actes réprimés par la loi pénale, l’état d’urgence confie au ministre de l’intérieur et aux préfets de très larges pouvoirs d’interdictions et de restrictions des libertés individuelles et collectives. Le tout sans craindre le contrôle du juge administratif dont le rôle est limité à un examen restreint.
Cette loi a épuré la loi du 5 avril 1955 de ses dispositions relatives à la censure de la presse : heureuse mais bien solitaire limitation de l’exception. À l’inverse, les perquisitions administratives, de jour comme de nuit, y sont autorisées dans un cadre élargi, concernant tout lieu à raison de ceux qui le fréquenteraient et seraient susceptibles de menacer la sécurité ou l’ordre public. Les assignations à résidence empruntent la même voie et impliquent pointages jusqu’à trois fois par jour, astreinte au domicile douze heures sur vingt-quatre, remise de passeport, interdiction de contact et, même, placement sous surveillance électronique mobile.
Les premiers jours d’application de l’état d’urgence ont révélé un usage immodéré de leurs nouveaux pouvoirs par certains préfets et par le ministre de l’intérieur. Déjà, près de deux mille perquisitions de domiciles, de restaurants, de mosquées et des centaines d’assignations à résidence, où le principe de précaution éclipse le principe de nécessité, et le fantasme de l’efficacité, l’examen de proportionnalité. Et dans le contexte des mobilisations autour de la COP 21, la lutte contre le terrorisme est détournée : les interdictions de manifestations, perquisitions et assignations à domicile visent jusqu’aux militants.
En mettant en place une répression aveugle et incontrôlée, ces mesures dispersent inutilement des forces de police qui seraient bien mieux employées à la détection et la prévention des projets criminels avérés.
La réalité complexe du terrorisme et le caractère exorbitant des réponses mises en œuvre imposent la nécessité de les évaluer de façon impartiale, approfondie et pluridisciplinaire.
S’associant au deuil collectif, le Syndicat de la magistrature, réuni en Congrès :
• rappelle la nécessité absolue de lutter contre la criminalité terroriste et de prévenir de nouveaux attentats en attribuant des moyens suffisants aux acteurs de la lutte anti-terroriste ;
• insiste sur l’importance du travail coordonné des services de renseignements, de police et de justice pour assurer, dans le cadre de l’État de droit, la poursuite des infractions commises et empêcher la commission de celles qui sont en préparation ;
• dénonce l’évitement du contrôle constitutionnel sur la loi de prorogation de l’état d’urgence ;
• rappelle son opposition au régime d’exception que constitue la loi du 5 avril 1955 ;
• appelle à la création immédiate d’un observatoire démocratique et pluridisciplinaire des mesures prises pour lutter contre le terrorisme, ouvert sur la société civile ;
• affirme que, dans l’épreuve, la défense des libertés et de l’État de droit est plus que jamais nécessaire.
* Documents, publié le 1er décembre 2015, mis à jour le 1er décembre 2015 :
http://syndicat-magistrature.org/Non-a-l-etat-d-urgence-permanent.html
Motion d’alerte relative à l’état d’urgence
L’Union des Jeunes Avocats de Paris, réunie en Commission permanente le 30 novembre 2015,
Connaissance prise du Décret n° 2015-1475 du 14 novembre 2015 déclarant l’état d’urgence en application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence, modifiée le 21 novembre 2015,
Connaissance prise de loi n° 2015-1501 du 20 novembre 2015 prorogeant pour une durée de trois mois à compter du 26 novembre 2015, l’état d’urgence et renforçant l’efficacité de ses dispositions,
RAPPELLE que, dans la perspective de lutter contre la menace imminente d’actes de terrorisme, l’état d’urgence a été déclaré, puis, prorogé par les parlementaires, au lendemain des attentats du 13 novembre 2015 ;
RAPPELLE que, l’état d’urgence, régi par la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 en sa dernière version, permet au Ministre de l’Intérieur et aux Préfets, sans le contrôle préalable d’un magistrat, de prendre un certain nombre de mesures restrictives de libertés fondamentales, garanties par la Constitution et la CESDH, telles que :
• l’interdiction de la circulation des personnes ou des véhicules ;
• l’assignation à résidence d’une personne pouvant être accompagnée d’une obligation de se présenter jusqu’à 3 fois par jour dans un commissariat et/ou la remise de son passeport ou de tout autre justificatif d’identité ;
• l’interdiction d’entrer en relation avec certaines personnes ;
• le placement sous surveillance électronique mobile avec l’accord de l’intéressé ;
• La dissolution d’associations ;
• l’interdiction de réunions de nature à provoquer ou entretenir le désordre ;
• la réalisation de perquisitions en tout lieu, y compris un domicile, de jour ou de nuit ;
RAPPELLE que l’état d’urgence est un régime d’exception qui ne doit en aucun cas abolir le principe de la séparation des pouvoirs, l’Etat de droit et les droits de la défense ;
S’INQUIÈTE de l’imprécision des motifs permettant un recours à ces mesures, puisque suffisent pour les mettre en œuvre « des raisons sérieuses de penser que le comportement [d’une personne] constitue une menace grave pour la sécurité et l’ordre publics » ;
S’ALARME de l’impossibilité pour les juges d’exercer un contrôle de légalité réel des mesures prises par le Ministre de l’Intérieur et les Préfets, du fait de l’imprécision de ces motifs ;
MET EN GARDE contre les dérives et les recours abusifs aux moyens mis à la disposition du Ministre de l’Intérieur et des Préfets et dénonce les mesures déjà prises en dehors de tout lien avec la lutte contre le terrorisme.
Union des Jeunes Avocats de Paris
* http://www.uja.fr/Motion-d-alerte-relative-a-l-etat-d-urgence_a12640.html
France. Prolongation de l’état d’urgence. Quelques réactions et « inquiétudes »
Par rédaction A l’Encontre [extraits]
L’état d’urgence, soit un statut d’exception, confère des pouvoirs extraordinaires à la police. Elle peut multiplier les perquisitions administratives, sans passer par un juge. La justice est donc mise entre parenthèses. Les « forces de l’ordre » peuvent abuser de leurs pouvoirs, pour émettre une hypothèse euphémisée.
[...]
• En guise d’introduction. Le constitutionnaliste réputé Dominique Rousseau, en 2006, dans la Revue Projet (2/2006, N°291), à la suite de la mise en œuvre de l’état d’urgence en 2005-2006 (dans le contexte des « violences urbaines » qui éclatèrent en octobre 2005) écrivait : « De quelque manière que l’on tourne les choses, l’état d’urgence, c’est la mise en suspension de l’État de droit : les principes constitutionnels qui le fondent et le distinguent et les mécanismes et exigences du contrôle juridictionnel sont mis à l’écart. Si l’État de droit est, définition minimale, un équilibre entre respect des droits fondamentaux et sauvegarde de l’ordre public, l’état d’urgence, c’est le déséquilibre revendiqué au profit de la sauvegarde de l’ordre public. L’état d’urgence, c’est la violence pure de l’État qui entretient une relation ambiguë avec le Droit : relève-t-il encore de l’espace du Droit puisque celui-ci le prévoit ou est-il situé hors de cet espace puisqu’il en anéantit la logique ? »
Il place l’état d’urgence dans une perspective historique nécessaire, en soulignant, entre autres, la guerre coloniale d’Algérie, pas nommée comme telle à l’époque. Il rappelle aussi les « événements » de la Nouvelle-Calédonie, en 1985, à l’occasion desquels l’état d’urgence est activé par un « gouvernement de gauche ». Il conclut de la sorte : « S’il est vrai que l’usage des textes révèle leur normativité, l’état d’urgence, au regard des précédents de 1955 et de 1985, se définit juridiquement par trois éléments. Le territoire de son application n’a jamais été l’hexagone : ni en 1963 au moment de la grande grève des mineurs, ni en 1968 au moment des « événements », l’état d’urgence n’a été mis en œuvre ; il ne l’a été qu’outre-mer, au sens géographique du terme. La justification de son application a toujours été la revendication d’indépendance d’une partie du territoire : dans les deux cas, des groupes constitués militaient pour la rupture du lien juridique entre la France et l’Algérie (1955) et entre la France et la Nouvelle-Calédonie (1985). Enfin, l’objet de son application a toujours été la violence armée : en 1955 comme en 1985, les groupes indépendantistes menaient une guerre et une guérilla armées dans le cadre d’une stratégie militaire contre la présence de l’armée française. » Dès lors, il juge que « son [état d’urgence] application en 2005 est donc une aberration ».
Il termine par cette observation : « La France vient donc de vivre deux mois sous le régime de l’état d’urgence. Pour “traiter” quel type de problème ? Des violences urbaines ! Le Président de la République, le gouvernement et le parlement ont ainsi ouvert la voie à une banalisation dangereuse. De droit d’exception pour “gérer” des conflits armés – Algérie en 1955, Nouvelle-Calédonie en 1985 –, l’état d’urgence apparaît désormais comme le droit commun de la gestion des conflits sociaux durs. Sinon de prévention de ces conflits. Ainsi banalisé – “finalement, l’état d’urgence n’est pas si terrible que cela : on peut faire ses courses de Noël, réveillonner, aller au cinéma,… comme si de rien n’était” –, l’état d’urgence favorise une atmosphère sécuritaire et prépare les esprits à recevoir sans s’en apercevoir, sans impression de rupture toute proposition de République autoritaire et policière. Et chacun peut observer dans les lycées, dans les trains, près des champs de maïs et des usines qui licencient, que si l’État social est en crise, l’Etat policier se porte bien. » (D. Rousseau)
[...]