Jusqu’où est-il possible d’étendre l’unité nationale ? Après avoir fait voter, le 19 novembre, la prolongation et le renforcement de l’état d’urgence à la quasi-unanimité des parlementaires, le gouvernement voudrait aller encore plus loin dans sa politique sécuritaire. Et il aimerait à nouveau emmener gauche et droite avec lui. Mais les projets de révision constitutionnelle de l’Elysée, que Le Monde a révélés dans son édition du 3 décembre, sont loin de faire l’unanimité. A trop vouloir tirer la couverture à droite, l’exécutif risque de se découvrir dangereusement sur sa gauche.
La principale proposition du chef de l’Etat, inscrire l’état d’urgence dans la Constitution, compte déjà quelques opposants à gauche, à commencer par les six députés qui avaient voté contre sa prolongation et son renforcement. Parmi eux, l’écologiste Noël Mamère (Gironde) ou encore la socialiste Barbara Romagnan (Doubs), qui trouve cela « sidérant » de « changer notre loi fondamentale pendant qu’on suspend partiellement l’état de droit ». Mais outre cette petite poche de résistance, plutôt circonscrite, le reste de la majorité ne sera pas difficile à convaincre sur cette question : beaucoup de députés admettent qu’il est nécessaire de donner une assise constitutionnelle au dispositif de l’état d’urgence, pensé initialement en 1955.
En revanche, les soutiens socialistes se réduisent comme peau de chagrin sur la deuxième grande idée du gouvernement : étendre le champ d’application possible de la déchéance de nationalité aux personnes nées Françaises, et non plus seulement à celles qui ont acquis la nationalité – et peut-être l’inscrire également dans la Constitution.
Mercredi, à l’Assemblée nationale, un sentiment de malaise dominait dans les rangs socialistes où beaucoup d’élus préféraient « ne pas s’exprimer sur la question », du moins pas avant l’avis du Conseil d’Etat et les élections régionales des 6 et 13 décembre. A l’instar de cet élu francilien qui se limite à répondre « je sais, je sais » les dents serrées quand on lui rappelle qu’en décembre 2014, toute la gauche avait combattu une proposition de loi de la droite qui proposait exactement la même chose.
« Une vieille idée du FN »
Le matin même, dans le huis clos de la réunion des élus socialistes de la commission des lois, un embarras similaire dominait et, sur le sujet, « il n’y a eu que des prises de parole défavorables », témoigne un député, qui assure que « le message sera remonté au premier ministre et au président ». Face aux micros, ce sont surtout les élus étiquetés comme « frondeurs » qui ont donné de la voix, tel Pascal Cherki, outré par les intentions du gouvernement. « Ce serait la première fois depuis Vichy qu’on fait cela », a déploré le député de Paris en dénonçant cette « vieille idée du Front national selon laquelle un binational n’est pas vraiment français ».
Elu de Seine-Saint-Denis, Daniel Goldberg prévient lui aussi qu’il ne votera pas « un texte qui rend possible la déchéance de nationalité pour des personnes nées en France ». Comme d’autres de ses collègues, il n’admet pas que l’Etat puisse se défausser de sa responsabilité et « se désintéresser de jeunes nés et élevés en France en les renvoyant vers un pays qu’ils ne connaissent pas ». De plus, estime-t-il, « cela sera vécu comme une épée de Damoclès pour beaucoup de binationaux ».
« Les Français de culture arabo-musulmane vont encore avoir le sentiment qu’on les vise », appuie son collègue des Bouches-du-Rhône, Patrick Mennucci, qui juge cette mesure « inutile ». Elle est même « imbécile et scandaleuse » selon Barbara Romagnan qui y voit, comme beaucoup d’autres, une brèche dans le droit du sol. Pour André Chassaigne (Puy-de-Dôme), chef de file des députés Front de gauche, « cela donne des gages à la droite et à l’extrême droite qui considèrent qu’il y a des Français de seconde zone ». Avec la question de l’efficacité, posée par tous, c’est l’idée même de créer « deux catégories de Français », comme le dit Christian Paul (PS, Nièvre) qui freine beaucoup de socialistes, même chez ceux qui approuvent la mesure sur le fond.
« Etre Français, c’est adhérer à des valeurs et à un pacte et je partage l’idée selon laquelle quelqu’un qui s’engage dans le djihadisme rompt son lien avec la nation », explique ainsi la socialiste Delphine Batho. Pour autant, la députée des Deux-Sèvres s’interroge sur la « rupture d’égalité » que cela pourrait engendrer entre les citoyens français, selon qu’ils sont binationaux ou pas.
Sur ce point, l’avis du Conseil d’Etat, attendu dans les trois semaines, sera important. Il permettra aussi de savoir si une simple loi suffit ou s’il faut en passer par une modification de la Constitution. Dans le premier cas, le texte pourrait être adopté avec les voix de la droite. Mais s’il faut changer la Constitution et donc réunir une majorité des trois cinquièmes des parlementaires sur cette question, la tâche s’annonce autrement plus compliquée. A droite, si la plupart des élus sont pour l’extension de la déchéance de nationalité, ce n’est pas pour autant qu’ils donneront leur voix pour faire passer une réforme constitutionnelle.
Hélène Bekmezian
Journaliste au Monde