La scène se déroule en juin 2013 dans la ville birmane de Mandalay. Face aux journalistes du magazine américain Time venus l’interroger, le moine bouddhiste Wirathu vomit la haine qui l’anime contre les Rohingya, ces musulmans persécutés que la Birmanie considère comme des immigrés illégaux. « Ce n’est pas le moment de rester calmes. C’est le moment de se lever, de faire bouillir notre sang », lance celui qui est surnommé en Birmanie le « Ben Laden bouddhiste ». La couverture du magazine du 1er juillet 2013, désignant Wirathu comme « le visage de la terreur bouddhiste », provoquera la stupeur : comment une religion réputée si pacifique peut-elle engendrer de tels discours ? Et si les Occidentaux, séduits par les concepts de non-violence et de compassion, s’étaient trompés sur la quiétude de ce bouddhisme qu’ils regardent de loin ?
Bouddhisme et Occident
La rencontre du bouddhisme avec l’Occident est cernée de malentendus. Son histoire commence il y a 2 500 ans, avec la vie légendaire de Siddhartha Gautama, le fils du roi d’une région de l’actuel Népal qui, à 29 ans, s’enfuit du palais de son père pour mener en Inde une vie d’ascèse. Son enseignement, transmis oralement, puis rédigé au premier siècle av. J.-C. – le « canon pali » –, a donné naissance au bouddhisme. Celui-ci compte aujourd’hui près de 500 millions d’adeptes et un grand nombre d’écoles.
Ainsi, le bouddhisme theravada, le plus conservateur, fait partie de l’école du « petit véhicule », pratiqué en Asie du Sud-Est, se distingue du mahayana, ou « grand véhicule », pratiqué en Chine et en Asie de l’Est. Le vajrayana, au Tibet, met de son côté l’accent sur les exercices spirituels. Mais quand Nietzsche, en 1895, en Allemagne, à la suite de Schopenhauer, s’empare du bouddhisme dans L’Antéchrist, il fait l’impasse sur ces distinctions : il s’agit surtout pour lui de critiquer le christianisme, cette religion de la « haine contre les sens, contre la joie des sens, contre la joie en général ». Le bouddhisme, au contraire, s’inscrit dans « un climat très doux, une grande douceur et une grande libéralité dans les mœurs », écrit-il.
Est-ce là l’origine de la vision positive des Occidentaux sur un bouddhisme pacificateur ? « Son arrivée en Occident a eu lieu au XIXe siècle, pendant la période coloniale, raconte David L. McMahan, enseignant au Franklin & Marshall College, en Pennsylvanie. Certains bouddhistes asiatiques mettaient alors l’accent sur la non-violence, qui contrastait avec la violence du colonialisme. Les Occidentaux qui s’y intéressaient étaient en général des libéraux qui mettaient en cause le christianisme, conservateur. Ils espéraient y trouver une religion de paix et de rationalité. » Dans les années 1960-1970, la contre-culture beatnik et hippie, influencée par des philosophes comme l’Américain Alan Watts (1915-1973), fait à son tour du bouddhisme une référence spirituelle, au même titre que l’hindouisme ou les croyances des Indiens d’Amérique.
En 1963, un bonze, Thich Quang Duc, s’immole par le feu à Saïgon pour protester contre la répression antibouddhiste ordonnée par le président sud-vietnamien catholique. L’image frappe : les bonzes sont prêts à aller jusqu’au sacrifice ultime sans manifester aucune violence. La question fait cependant débat en 2012-1013, lors de la vague d’immolations de moines tibétains pour protester contre la répression chinoise : si le bouddhisme prône la non-violence, le suicide est-il acceptable ? « Plusieurs Tibétains parmi ceux qui se sont immolés ont laissé des notes qui montrent bien que leur action n’est nullement pour eux un suicide, mais un sacrifice, note Katia Buffetrille, ethnologue spécialiste de la culture tibétaine. Le dalaï-lama, pris dans un dilemme impossible à résoudre, a exprimé son désaccord avec les immolations, mais n’a jamais appelé de manière claire à leur arrêt. »
L’expulsion des Rohingya musulmans
En 2007, lorsque les moines birmans descendent dans la rue, la junte les réprime brutalement. Là encore, ils font figure de victimes. Huit ans plus tard, certains manifestent à nouveau, mais pour réclamer rageusement l’expulsion des Rohingya musulmans. Comment peut-on concilier l’enseignement de Bouddha avec un chauvinisme aussi étroit ?
Le mariage entre bouddhisme et nationalisme agressif n’a en fait rien de neuf. En Thaïlande, la religion a été mise au service de l’Etat sans aucun scrupule, même quand il s’agissait de justifier la guerre. Ainsi, en 1916, alors que le pays s’apprête à envoyer 1 200 soldats en Europe au côté de la France et du Royaume-Uni, le patriarche suprême Vajiranana tient un discours sans équivoque le jour de l’anniversaire du roi. Pour protéger la vertu, il faut être prêt à se battre et à sacrifier sa vie, estime-t-il. La préface en anglais à ce texte est encore plus claire : « Il est faux de penser que Bouddha condamnait toutes les guerres. »
« Détruire les impuretés »
L’événement donne le ton de ce que sera, jusqu’à aujourd’hui, le bouddhisme thaïlandais : une institution ultrapolitisée, très hiérarchisée, au service de la monarchie. En juin 1976, le clergé est embarqué dans la croisade du pays contre le communisme. Le moine Kittivuddho explique alors que « tuer des communistes n’est pas un péché » : « Notre intention n’est pas de tuer des êtres vivants, explique-t-il, mais tuer des monstres est le devoir de tous les Thaïlandais. » S’appuyant sur un texte religieux dans lequel un dresseur de chevaux envisage d’abattre une bête faute de pouvoir l’éduquer, il en conclut que Bouddha autorise à « détruire les impuretés ».
Les moines qui prêchent la haine ont certes rarement recours au canon bouddhique pour se justifier, mais celui-ci prévoit cependant des exceptions à la non-violence. Ainsi, la théorie du « meurtre compassionnel », surtout présente dans le bouddhisme du grand véhicule, permet de tuer un être fondamentalement mauvais pour le libérer de son mauvais karma. « Cette ligne de défense n’a pas été invoquée souvent, mais elle l’a été par exemple dans le cas du meurtre du roi tibétain antibouddhiste Lang Darma, en 842 », rappelle Bernard Faure, chercheur à l’université Columbia, à New York. Parmi les autres justifications religieuses de la violence, qu’il répertorie dans son livre Bouddhisme et violence (Le Cavalier bleu, 2008), il repère le dogme de la « vacuité des choses » (l’être vivant n’existant pas, le meurtre n’existe pas non plus) et la théorie de la « Loi finale » (les principes édités par Bouddha ne sont pas adaptés à notre époque).
Les moines nationalistes sri-lankais ne sont pas en reste. Ceux du Jathika Hela Urumaya (JHU), un parti fondé en 2004, ont appelé à la manière forte pour réprimer la rébellion séparatiste des Tigres tamouls – pour la plupart hindouistes – dans le nord du pays. La victoire finale de l’armée, en 2009, provoquera la mort de 40 000 civils. Aujourd’hui, des statues de Bouddha sont érigées dans les zones hindouistes afin de rappeler à la population la défaite de l’insurrection.
Lorsqu’il prêche la haine à l’encontre des musulmans rohingya, ou qu’il traite une envoyée spéciale de l’ONU de « putain » pour les avoir défendus, le moine birman Wirathu n’a rien d’un marginal dans son pays. « Il est membre de l’Association birmane pour la défense de la religion nationale, qui a proposé une loi pour réguler les mariages mixtes au nom de la protection des femmes bouddhistes, note Bénédicte Brac de la Perrière, ethnologue spécialiste de la Birmanie. Il n’est certainement pas en dissidence, même si, en certaines occasions, sa hiérarchie se désolidarise de lui. » A l’étranger, néanmoins, de nombreux dignitaires bouddhistes, dont le dalaï-lama, ont condamné sans ambiguïté ses propos.
Malentendu
Faut-il conclure que les bouddhistes occidentaux se sont trompés sur la nature fondamentalement non-violente de leur religion ? « La plupart des bouddhistes en Asie la pratiquent à travers la prière, les rituels, les offrandes aux moines, etc., relèveDavid L. McMahan. En Occident, ils s’intéressent surtout à la méditation, aux aspects philosophiques et éthiques du bouddhisme, qu’ils considèrent parfois comme un mode de vie. S’ils pensent que leur bouddhisme est le même que celui pratiqué en Asie, c’est un malentendu. » Le bouddhisme occidental, laïc, tolérant, spirituel, serait-il donc une hérésie ? « Depuis cent cinquante ans, de nouvelles façons de pratiquer le bouddhisme de manière laïque ont émergé, même en Asie, note-t-il. Ce qui était au départ une perception erronée est devenu un mouvement. » Aujourd’hui, personne ne niera que ces bouddhistes d’adoption sont, à leur manière, de « vrais » bouddhistes.
Adrien Le Gal
Editeur au service international du Monde
À LIRE
« Le Bouddhisme zen », d’Alan Watts (Payot, 2002).
« Comment pratiquer le bouddhisme », du dalaï-lama (Pocket, 2003).