Ego Palheta – Comment analyses-tu les résultats des élections législatives qui ont eu lieu il y a environ un mois au Portugal ?
Francisco Louçã – Le taux d’abstention de 43% est légèrement supérieur aux chiffres habituels, mais il doit être relativisé : l’abstention est gonflée par l’émigration de près de 400 000 citoyens portugais pendant les années de la troïka, et parmi eux, principalement des jeunes bel et bien inscrits sur les registres électoraux mais dans l’incapacité de voter car résidant à l’étranger. Quant aux résultats, on les connait : la coalition gouvernementale de droite a subi un net recul (elle perd 750 000 voix, soit 12% et 25 députés ; le PSD [Parti social-démocrate, droite] et le CDS [Centre démocratique social, droite] obtiennent ensemble moins de votes que le PSD seul en 2011), mais reste la force politique la plus plébiscitée. Le PS [parti socialiste] augmente son score de 200 000 votes, récupère 12 députés supplémentaires mais reste loin de la droite (7 points de moins). Le PCP [Parti communiste portugais] gagne 4000 votes et un député. Enfin le Bloco [Bloc de gauche] voit son score s’améliorer de 260 000 voix et obtient 19 députés, devenant ainsi le troisième plus grand parti du pays, derrière le PSD et le PS, mais devançant le CDS et le PCP. En plus d’avoir doublé sa représentation dans les districts de Lisbonne, Porto et Setúbal, le Bloco est la seule force politique de gauche qui est parvenue à élire des députés dans ceux de Madère, Leiria, Coimbra et Aveiro.
Comment la situation politique a évolué au Portugal ces dernières semaines, après les élections ? Est-ce que la décision prise par le président de la République Cavaco Silva, membre du PSD (droite), de demander à la droite de former un gouvernement alors qu’elle est minoritaire par rapport à l’ensemble des partis de gauche (PS, PCP et Bloco), constitue un coup d’État constitutionnel (comme on l’a entendu) ?
Non, d’un point de vue institutionnel la décision de Cavaco Silva est normale. Il invite le leader du parti qui a obtenu le score le plus élevé de former un gouvernement. Il est certain qu’il aide ainsi son propre parti à dramatiser le conflit politique et que ce gouvernement sera plombé au parlement, mais c’est une tactique de court terme. En contrepartie, les négociations entre le PS et la gauche se poursuivent et sont difficiles. Le PS a déjà accepté de mettre fin aux processus de privatisations et de revenir sur les coupes dans les salaires et les pensions de retraite, mais il y a des divergences importantes concernant la gestion de la dette publique et de la dette extérieure, qui conditionne la politique d’investissement et de création d’emploi. Pour les deux partis de gauche [le PCP et le Bloc de gauche], participer à ces négociations était l’unique solution possible, car dans le cas contraire ils auraient permis le maintien du gouvernement qui a conduit la politique de la Troïka. Mais le PS a donné bien peu de garanties d’une stratégie alternative, et c’est pour cela que la négociation est complexe. Le Bloc de gauche maintient les conditions qu’il avait formulées durant la campagne électorale et qui représentent un gain important pour les conditions de vie des travailleurs•ses et pour le combat contre les inégalités.
Quelle a été la réaction de la gauche et du mouvement syndical à la décision de Cavaco Silva ? Et plus généralement, est-ce que c’est l’indifférence et l’apathie qui domine au sein du peuple, ou l’indignation ? Que peut-il se passer à présent ?
Il n’y a pas eu pour l’instant d’initiative de la part des syndicats ni du mouvement social. Les sondages indiquent un fort appui à une solution anti-austérité, et le Bloc de gauche a accru fortement son influence depuis les élections, mais il y a de nombreuses incertitudes quant au résultat final. Lorsqu’elle sera incapable de maintenir son gouvernement, la droite va conduire une campagne d’intimidation et de confrontation politique, mais cette position est minoritaire dans le pays. Dans tous les cas, on trouve d’ores et déjà des divisions internes au PS, qui n’avait jamais négocié avec la gauche au cours des 40 dernières années de démocratie, et cela peut avoir des effets sur l’aboutissement du processus. La gauche a fait peser une forte pression publique à partir de la critique de l’austérité et de la défense des salaires et des pensions.
Comme tu l’as dit, le Bloc de gauche (Bloco de Esquerda) a obtenu d’excellents résultats lors de ces élections. Quels en ont été les ingrédients, d’après toi, en termes de campagne médiatique et d’intervention militante ? Quelle a été la politique défendue par le Bloco lors de ces élections ?
La campagne électorale du Bloco a été très audacieuse : sa porte-parole, Catarina Martins, a été la seule dirigeante de gauche à accepter de débattre à la télévision aussi bien avec le Premier ministre (PSD) qu’avec le Vice-Premier ministre (CDS), mais aussi avec les secrétaires généraux du PS et du PCP. Lors de ces débats, elle s’est révélé être une alternative crédible tout en devenant la personnalité de gauche la plus populaire du pays. Mais avant tout, elle a présenté une politique qui répondait à la crise économique et sociale, avec des propositions concrètes sur l’emploi, les salaires, la sécurité sociale et la restructuration de la dette. La campagne a pris beaucoup d’ampleur : 2000 personnes se sont réunies à Lisbonne la première semaine, suivies de plusieurs milliers dans les commissions finales de la dernière semaine à Coimbra, Aveiro, Setúbal, Braga et Porto.
Quel impact a eu sur la vie politique portugaise la crise européenne autour de la situation en Grèce ? Quelles ont été les positions adoptées par les grands partis de pouvoir (PSD et PS) mais aussi par le PCP ?
Le PSD et le PS ont profité de la crise grecque pour affirmer qu’il n’est pas possible de désobéir à l’Union Européenne. Le PCP s’est éloigné des positions du KKE [Parti Communiste de Grèce] et a notamment soutenu et salué le référendum de juillet, à l’inverse de ses camarades grecs. Cependant, l’impact a globalement été très fort, et la gauche portugaise a ressenti le recul du gouvernement grec.
On imagine que la première expérience de pouvoir de Syriza, entre janvier et septembre 2015, a provoqué des débats importants au sein-même du Bloco. Peux-tu nous dire quels ont été les termes de ces débats ?
Le Bloco a réagi dans l’unité et la cohérence aussi bien à l’espoir suscité par la victoire de janvier, qu’à la désillusion provoquée par le recul qui a suivi. La crise grecque a montré qu’on ne peut pas négocier une restructuration de la dette sans être préparé à rompre avec l’euro.
Plus particulièrement, est-ce que les positions du Bloco sur les questions de l’Union européenne et de l’euro, ont sensiblement évolué ?
Tout à fait, la crise grecque a amené le Bloco à adopter une position plus critique face au chantage et aux menaces imposées par les autorités européennes et par Merkel, en particulier.
Les Portugais sont généralement considérés comme très attachés à la construction européenne et à l’euro. Comment le Bloco est-il intervenu lors des dernières élections sur cette question précise, et quel accueil a-t-il reçu sur cette question ?
Lors des élections européennes de l’an dernier, auxquelles le Bloco a obtenu 5% des voix, le parti avait déjà formulé une position très critique sur l’euro et la politique du gouvernement allemand. Pendant la campagne des législatives, la droite a utilisé l’évolution de la politique de Syriza pour attaquer le Bloco, étant donné les bonnes relations qu’entretiennent les deux partis depuis plusieurs années. Mais le Bloco a clairement pris position contre l’accord grec et a montré que ce nouveau mémorandum est irréalisable et néfaste, et le peuple de gauche a entendu cette réponse claire.
Le Bloco a connu des difficultés dans les dernières années, matérialisées à la fois par une série de scissions et par un affaiblissement électoral, notamment lors des élections européennes de 2014. Après le succès des élections européennes de 2009 (10%) et les grandes mobilisations sociales de 2011, cela a pu paraître étonnant vu de l’étranger. Comment interprètes-tu ces difficultés ?
Les difficultés proviennent de l’éloignement des secteurs les plus proches de la social-démocratie, ainsi que des autres groupes (morénistes, etc.). C’est une évolution tout à fait compréhensible dans un parti sujet aux grandes pressions, dues à la crise, la politique de la troïka et son succès. Ces scissions ont donné naissance à quatre nouveaux partis : MAS et Agir, qui ont fait alliance avec deux partis de droite (et ont obtenu 0,3% des votes), Livre et Tempo de Avançar, qui se sont également alliés entre eux (et ont fait un score de 0,7%). Je crois que ces formations politiques, fortement sanctionnées lors des élections, sont en voie de dissolution.
Après les dernières élections européennes, le PCP semblait en bien meilleure posture que le Bloco. Pourtant il n’est pas parvenu à progresser et a même obtenu moins de sièges que le Bloco. Comment expliques-tu cette stagnation d’un PCP qui reste central, notamment dans le mouvement syndical, et quelles relations entretiennent aujourd’hui le Bloco et le PCP ?
Au niveau institutionnel, les relations entre les deux partis sont convenables et fréquentes. Dans la lutte sociale, cela dépend des secteurs. Pour le PCP, qui espérait bénéficier d’un fort gain électoral et voir un affaiblissement du Bloco, ces résultats sont une désillusion majeure. Mais ce parti aide à augmenter la pression sur les fronts unitaires.
Même si la colère sociale ne prend pas la forme de vastes manifestations depuis plusieurs années, elle semble s’accumuler parmi les travailleurs et la jeunesse. Pourtant, le Bloco n’a pas connu une trajectoire similaire à celle de Syriza. Comment l’expliquer ?
Tout simplement parce que le PS, à l’inverse du PASOK, était dans l’opposition et non pas au gouvernement, et parce que la lutte sociale a été plus faible au Portugal qu’en Grèce. Les années de la troïka ont été une défaite sociale pour le mouvement populaire du Portugal.
Propos recueillis par Ugo Palheta