« Birmans réveillez-vous », hurlent dans les haut-parleurs les voix fortes de chants ultranationalistes. « La Birmanie est notre sol, ils viennent boire notre eau, manger notre nourriture, habiter dans nos maisons. Ce sont des ingrats ! » En ce petit matin de novembre à Mandalay, cette musique martiale n’est pas destinée à chauffer l’ambiance d’un meeting politique comme les autres : ces chants qui s’élèvent, toujours plus criards, passent en boucle dans une salle du monastère bouddhique de Kin Wun Min Gyi…
« Nous les bouddhistes, on ne doit pas rester calme ! », beugle encore la rengaine. Un genre assez spécial de bouddhisme, assurément. En réalité, à la veille des élections législatives du dimanche 8 novembre, qui vont incarner le premier scrutin libre depuis un quart de siècle, il s’agit bien, ce matin-là, d’une réunion politique. Le célèbre moine U Wirathu, 42 ans, figure lisse et souriante, voix douce et paroles incendiaires, a convoqué des candidats aux élections acquis à sa cause. C’est-à-dire à celle de la « Ma Ba Tha », les initiales d’une organisation bouddhiste extrémiste birmane dont l’appellation signifie : « Association pour la défense de la race et de la religion ».
Depuis sa création, en janvier 2014, le discours de la Ma Ba Tha, relayé par celui de moines radicaux, cristallise et renforce la méfiance, parfois la haine, de nombreux Birmans à l’égard de la minorité musulmane (4 % de la population). Les chants nationalistes ne mentionnent jamais le nom de « musulmans ». Mais il n’y a aucun doute sur l’identité des « ils » que conspuent les paroles.
Trois catégories de musulmans
« Si nous restons calmes, nous, les bouddhistes, on va disparaître », poursuit la chanson. Après le meeting, U Wirathu, protégé par un moine garde du corps, invite à boire le thé. Toujours souriant dans sa robe orangée, regard angélique qui semble presque s’excuser à l’avance des paroles proférées, le bonze attaque : « Je ne comprends pas, quand les terroristes ont tué les dessinateurs de Charlie Hebdo, à Paris, on vous a soutenus. Et tout ce que vous faites, dans la presse occidentale, c’est de nous accuser d’être des bouddhistes violents, d’écrire que c’est nous les terroristes ! » Wirathu, qui a passé sept ans en prison sous la dictature, entre 2003 et 2010, connaît bien son affaire. Il enchaîne les interviews avec les correspondants de la presse étrangère. Il sait à qui il parle et comment le dire. Et prudent, avec ça : toute l’interview est filmée.
Vient ensuite la partie idéologique du message. « En Birmanie, il y a trois catégories de musulmans : les premiers vivent tranquillement, respectent nos coutumes et sont discrets. Les deuxièmes portent la barbe, voilent leurs femmes, mais font preuve d’une certaine tolérance à l’égard du bouddhisme. Ils peuvent éventuellement devenir nos ennemis. Les troisièmes sont les plus dangereux : ils se marient avec nos femmes et sont sous l’influence de l’islam de l’étranger. Ils ont un plan : nous submerger. » Le dernier message est directement politique, dirigé contre Aung San Suu Kyi : après l’avoir soutenue, ces moines rejettent aujourd’hui. Ils sont désormais les alliés de l’actuel gouvernement, composé d’anciens militaires d’une junte qui fut l’ennemi de la plupart des moines. « La “lady”, dit Wirathu, se montre toujours favorable aux musulmans. Elle ne défend pas notre nation et notre religion. »
Tous les moines n’ont pas basculé dans l’intolérance, même s’il est difficile de dire si la majorité d’entre eux s’est ou non radicalisée. « La Ma Ba Tha, c’est l’Etat islamique du bouddhisme », ironise le moine U Than Bita, rencontré la veille dans un autre monastère. « Wirathu veut mettre de l’huile sur le feu, mais il est en train de perdre du terrain. La plupart des moines lui sont désormais hostiles », veut croire ce jeune religieux qui avait, au début, rejoint l’organisation. « Faux ! », assure Wirathu. « Nos meetings réunissent bien plus de monde que ceux des moines qui ne partagent pas nos idées. »
Restrictions de liberté
En Birmanie, les moines n’ont pas le droit de voter, cela ne les empêche pas de faire de la politique. Depuis 2012, des heurts sanglants ont eu lieu entre nationalistes et musulmans, ces derniers étant pour la plupart d’origine indienne, héritage du colonialisme britannique. Les Rohingya, musulmans d’origine bengalie de l’Etat de l’Arakan, ont été les premiers visés : en 2012, 160 personnes, surtout des musulmans, sont mortes lors d’émeutes interconfessionnelles dans cet Etat.
A Mandalay, en 2014, deux habitants, un bouddhiste et un musulman, ont été tués lors de batailles de rue. L’actuel pouvoir instrumentalise l’affaire : le président Thein Sein vient de signer quatre lois votées cette année au Parlement. Elles restreignent la liberté de conversion, obligent les futurs époux pratiquant un culte différent de demander l’autorisation des pouvoirs locaux pour se marier et pourront obliger les femmes, dans certains districts, à espacer leurs grossesses. Nul besoin de préciser qui sont ceux visés…
En plein centre de Mandalay, dans un quartier résidentiel, une vieille mosquée dresse avec discrétion son minaret. Elle est celle de la minorité des Chinois musulmans, les « Panthay », arrivés du Yunnan voisin au XIXe siècle. On y rencontre par hasard un homme âgé, professeur d’université à la retraite, qui nous déclare, dans un anglais impeccable : « Nous éprouvons un grand sentiment d’insécurité. » Il demande à ne pas être cité nommément. Son épouse, elle aussi ancienne professeure, précise : « Nous ne sommes pas des musulmans orthodoxes. Je ne me suis jamais voilée. Mon mari a fait le pèlerinage à La Mecque, mais n’a jamais porté la barbe. Notre physique asiatique ne nous distingue pas des Birmans. Mais on a peur. »
Bruno Philip (Mandalay (Birmanie), envoyé spécial)
Journaliste au Monde