« La situation politique en Turquie est vraiment déconcertante pour nous », me confiait récemment un ancien journaliste européen. « Que se passe-t-il ? On n’y comprend rien ! » Les observateurs étrangers ne sont pas les seuls à avoir du mal à suivre les événements. Les Turcs eux-mêmes sont déconcertés et peinent à comprendre ce qui se passe. C’est fatigant d’être turc aujourd’hui.
La Turquie est un pays liquide : rien ne tient, rien n’est stable. Le temps s’écoule plus vite à Istanbul que dans n’importe quelle autre ville du monde. Chaque jour, il faut aller plusieurs fois sur Internet pour voir ce qui a encore pu se passer. Et chaque jour, il se passe quelque chose. L’« anormal » est devenu « normal ». Les scandales et les tragédies qui pousseraient à la démission les responsables politiques des démocraties développées sont devenus notre quotidien. Et personne ne démissionne.
On considère souvent que la politique est un champ de bataille. Il vaut la peine de regarder de plus près du côté de son étymologie. En turc, il existe deux concepts de politique : siyaset, le terme ancien, et politika, le nouveau terme, emprunté aux langues européennes. Siyaset vient de l’arabe seyis qui signifie « dresseur de chevaux ». La politique est pareille au dressage des chevaux. Elle est perçue comme un travail dangereux et une sale besogne.
Il existe un autre sens du mot siyaset, répandu au temps de l’Empire ottoman : condamnation à mort pour raison d’Etat. Si le sultan n’approuvait pas l’attitude d’un de ses sujets, il pouvait convoquer le bourreau et lui demander d’exécuter un siyaset sur la personne en question. Après l’exécution, le bourreau allait se laver les mains dans une fontaine du palais. On appelait cette fontaine « la Fontaine de la politique ».
Une société patriarcale, sexiste et homophobe
Ce pays a connu trois coups d’Etat. On a appris aux citoyens à obéir à l’Etat. En Turquie, la politique est dominée par les hommes. Elle est machiste et agressive. Un mot-clé à mes yeux permet de comprendre la société turque : ce mot est baba (« père »). Tout commence toujours par la famille. Un foyer turc traditionnel est un foyer patriarcal. Les enfants apprennent à respecter leur père, lui obéir et le craindre. Et cela continue à l’école. Au football. Au bureau. Sur le lieu de travail. Les gens sont conditionnés à avoir un baba qui s’occupe de tout. La société turque est patriarcale, sexiste et homophobe.
La culture du baba est aussi présente en politique. La nation est représentée comme une mère et l’Etat comme un père. On attend des mères qu’elles soient compatissantes, des pères qu’ils soient sévères et autoritaires. Le président Erdogan est un de ceux qui auront le plus sacrifié au culte du baba. En particulier durant les événements de Gezi en 2013. Quand des milliers de personnes sont descendues dans les rues pour demander justice et appeler à la démocratie, voici ce qu’il a dit aux manifestants : « Ne vous en faites pas. J’ai convoqué les responsables dans mon bureau et je les ai réprimandés. Je les ai fait pleurer. »
Aujourd’hui, la psyché du peuple turc se résume en quatre mots : peur, colère, méfiance, désillusion. Commençons par la peur. Le gouvernement AKP est arrivé au pouvoir il y a treize ans en promettant des libertés. Les premiers temps, c’était la direction qu’il semblait avoir prise. De nombreux intellectuels libéraux ont soutenu le parti à l’époque. Et puis, progressivement, les choses ont commencé à changer. Le vieux proverbe disait vrai : le pouvoir corrompt. Le pouvoir absolu corrompt encore plus vite.
Plus ces hommes politiques restaient au pouvoir, plus ils voulaient de pouvoir. Le principe de la séparation des pouvoirs a été enfreint. L’Etat de droit n’était pas protégé. La liberté d’expression n’était pas défendue. Les voix sont passées sous silence, intimidées. Comme la Russie et la Chine, la Turquie est passée maître dans l’art d’emprisonner les journalistes. Le journalisme est sans aucun doute le métier le plus difficile aujourd’hui en Turquie.
Ne pas rire en public
Puis, il y a la rage. Tout le monde est en colère contre quelqu’un. Nous avons perdu notre capacité à écouter l’Autre. Il y a bien les élections, la structure même de la démocratie. Mais nous n’avons pas la culture de la démocratie, qui exige le respect de la diversité, la tolérance vis-à-vis des autres points de vue, et la liberté d’expression. En la matière, la Turquie a beaucoup régressé, mais aussi sur la question du statut de la femme.
On nous a demandé de ne pas rire dans les lieux publics. On nous a expliqué aussi qu’il n’existait pas d’égalité des genres, que, selon l’islam, les hommes et les femmes sont des créatures différentes. En même temps, les violences domestiques se multipliaient. Le nombre de femmes mortes sous les coups de leur mari, de leur ex-mari ou de leur compagnon atteignait des records. Et aucune mesure efficace n’a encore été prise pour empêcher de telles atrocités.
En tant qu’écrivaine élevée par une mère célibataire, je suis indignée de voir comment la Turquie a pu régresser sur les droits des femmes. Toujours à propos de la rage, on ne saurait évaluer la qualité de la démocratie d’un pays en regardant les gens qui forment sa majorité. La qualité d’une démocratie dépend de la manière dont on traite ses minorités. Les minorités turques – culturelles, religieuses, ethniques, sexuelles – sont tout sauf bien traitées.
Et il y a la méfiance. Les gens ne croient plus dans les institutions. Un sondage révélait récemment que plus de 50 % de la population ne croyait pas au fait que les élections sont libres et équitables. Quand la transparence disparaît, apparaissent les théories du complot. Et le gouvernement a attisé cette paranoïa. Au moment des événements de Gezi, les hommes politiques nous expliquaient que les lobbys internationaux étaient derrière tout ça.
Ultranationalisme et rhétorique islamiste
J’appartiens à une génération qui a grandi avec le slogan : « Le seul ami d’un Turc est un autre Turc. » Ce slogan chauvin était peu à peu tombé dans l’oubli. Mais aujourd’hui, malheureusement, il est de retour. L’ancien discours ultranationaliste se mélange à une rhétorique islamiste. Le désespoir et la déception sont immenses, notamment parmi les libéraux et les démocrates. Jamais de ma vie je n’avais vu les gens aussi démoralisés.
Je suis inquiète pour mon pays. Le spectacle de la politique turque m’afflige. En même temps, lorsque je me concentre sur ces gens merveilleux : ces jeunes, ces femmes, ces minorités, ces démocrates, qui sont aussi nombreux en Turquie, je sens monter en moi de l’espoir. Comme on ramasse des coquillages sur la plage, je ramasse des morceaux d’espoir.
Elif Shafak (Ecrivaine turque et politologue)