Lettre de Pékin. La catastrophe de Tianjin continue d’empoisonner les autorités chinoises, dont l’image de bonne gouvernance a été quelque peu été écornée par la mystérieuse explosion d’un entrepôt de produits chimiques le 12 août. La société en cause, Ruihai Logistics, stockait illégalement plusieurs milliers de tonnes de produits dangereux et inflammables sur son site. Or, la transparence promise a fait long feu.
Les derniers fûts de produits dangereux ont récemment été évacués, mais rien n’a filtré sur le possible impact sanitaire et écologique à long terme du sinistre, malgré l’apparition persistante de fumées chaque fois qu’il pleut. Le projet d’installer un parc sur le site est l’occasion de railleries : des internautes ont créé une image numérique où le lac toxique creusé par l’explosion apparaît au milieu d’un paysage de verdure.
L’explosion a fait 173 morts – dont plus de la moitié de pompiers, désignés comme des « martyrs ». Leurs familles recevront une compensation record, de 300 000 euros. Nombre d’entre eux venaient des campagnes. Peu formés aux incidents industriels, ont-ils provoqué la seconde explosion en aspergeant d’eau un foyer d’incendie initial ? Personne n’a pu le confirmer.
C’est du côté des résidents que l’on grogne le plus. Des milliers de logements ont été endommagés. Les occupants des tours touchées par le souffle de l’explosion ont rompu samedi 12 septembre, un mois après la catastrophe, la trêve imposée à l’occasion du défilé militaire du 3 septembre – point d’orgue des commémorations de la victoire sur le Japon, voici soixante-dix ans. Ils sont revenus devant le bâtiment des Lettres et plaintes de la mairie de la New Binhai Area – la zone de développement où a eu lieu l’accident – où leurs délégués ont pu parlementer avec des officiels locaux. Certains portaient des tee-shirts où on pouvait lire : « Non aux signatures forcées ».
Car les autorités se sont félicitées un peu vite d’avoir convaincu 9 000 des 10 000 propriétaires sinistrés de « signer » avant la date du défilé : le dédommagement proposé était le rachat des appartements avec une prime de 30 % du prix originel ou du marché. Ou bien leur réparation, assortie d’une compensation ne dépassant pas 16 % du prix du logement. Les résidences sont relativement luxueuses, et la plupart venaient d’être livrées. Or, les appartements avaient souvent été acquis sur plan. Les propriétaires estiment ne pas s’y retrouver, en raison du coût du crédit et de l’appréciation des prix de l’immobilier depuis.
Censure anormalement sévère
Surtout, il s’est avéré que la plupart des signataires avaient reçu des pressions de la part de leurs employeurs, souvent des sociétés d’Etat, pour transiger. « Ils ont donné comme garantie que 100 % de leurs employés signeraient. Donc, je n’avais pas le choix », raconte Qiang, un des propriétaires de la résidence Vanke Paradiso. La méthode, en Chine, est classique.
L’explosion de Tianjin a remué de vieux souvenirs dans cette région. Nombre d’internautes ont ainsi évoqué une autre catastrophe, l’incendie qui a dévasté un grand magasin dans le district de Ji, au nord de Tianjin, le 30 juin 2012. La censure anormalement sévère de l’événement, et toutes sortes de témoignages et de fuites, ont persuadé la population que le bilan réel du sinistre avait été bien supérieur aux dix morts officiels – le chiffre circulant étant de 378 morts. Les portes du rez-de-chaussée avaient été verrouillées pour empêcher que les gens partent sans payer.
« En principe, un tel désastre entraîne la démission d’officiels de haut rang, ou des sanctions contre eux. Mais la propagande a réussi à présenter les choses comme s’il s’était agi d’un incident mineur, sans qu’il n’y ait besoin d’enquêter sur les responsabilités », explique une internaute de Tianjin. En l’occurrence, rien ne devait menacer la promotion à venir du secrétaire du Parti communiste chinois (PCC) de la municipalité de Tianjin, Zhang Gaoli, au saint des saints, le Comité permanent du PCC, programmée pour novembre de cette année-là.
L’opacité de la politique chinoise incite aux intrigues : l’expert hongkongais en pékinologie Willy Lam, auteur d’un livre récent sur Xi Jinping, avance que l’entourage du président chinois – son bras droit, ainsi que des responsables de la Commission militaire centrale et de l’Office général du Comité central – a sérieusement considéré la possibilité d’une « connexion militaire », c’est-à-dire d’une explosion intentionnelle instiguée par des éléments dans l’armée liés à deux anciens chefs militaires récemment arrêtés pour corruption.
La zone portuaire de Tianjin abrite par ailleurs des dépôts de munitions et d’armes. Intervenue juste avant le « couronnement » de Xi Jinping lors de la parade du 3 septembre, cette conspiration s’inscrirait, selon cet ouvrage, dans une « guerre psychologique » à l’encontre du nouvel homme fort du pays.
Brice Pedroletti (Pékin, correspondant)
Journaliste au Monde