La Birmanie s’apprête, le 8 novembre, à organiser les premières élections législatives libres depuis un quart de siècle. Mais plus l’échéance s’approche, plus s’accumulent les craintes de voir le scrutin manipulé au profit d’un establishment politico-militaire toujours puissant. La Birmanie, gouvernée depuis quatre ans par un aréopage de généraux à la retraite dont certains avaient occupé d’importantes positions au temps de la dictature (1962-2011), reste une démocratie en devenir.
Depuis quelque temps, l’enthousiasme médiatique et international, observé durant les premiers mois au pouvoir d’un gouvernement qui avait rapidement permis l’évolution d’un processus démocratique inédit, laisse la place à un scepticisme croissant : en termes de libertés individuelles et politiques, la Birmanie de 2015 n’a certes rien à voir avec celle de la période durant laquelle la junte était au pouvoir. Mais les récentes arrestations et condamnations de journalistes, la répression musclée de manifestations étudiantes et la montée en puissance d’organisations bouddhistes extrémistes proches du gouvernement confortent certains observateurs dans leurs prédictions les plus pessimistes : la dissolution du régime militaire par lui-même n’aurait-elle été que le fruit de la volonté des généraux d’offrir une image plus présentable du « Myanmar », en badigeonnant la réalité d’un vernis démocratique afin de permettre l’ouverture économique du pays et de rompre son isolement diplomatique ?
Aung San Suu Kyi, chef de l’opposition et membre du Parlement, vient de confier ses inquiétudes dans une rare interview, accordée à l’Agence France-Presse : tout en exprimant plus que jamais sa confiance en une victoire de sa très populaire Ligue nationale pour la démocratie (NLD), la « Dame de Rangoun » s’est dite « très inquiète » de ce que les opérations de vote soient entachées par des « irrégularités » et des « fraudes ».
Perte d’un allié précieux
Le 13 août, le limogeage brutal de Thura Shwe Mann, chef du Parti pour la solidarité et le développement de l’Union (USDP), la formation au pouvoir proche de l’armée, avait rappelé que les anciennes méthodes de la junte militaire n’avaient peut-être pas totalement disparu. Les bizarreries de l’évolution politique de la Birmanie sont telles que Shwe Mann, qui occupe également les fonctions de président de la Chambre basse du Parlement, s’était récemment rapproché d’Aung San Suu Kyi, assignée à résidence pendant une décennie par un régime militaire dont lui-même fut le numéro trois…
Cette dernière, qu’un article de la Constitution empêche de devenir présidente parce qu’elle a eu deux enfants d’un mari étranger, comptait sur cette alliance avec le chef du parti du pouvoir pour occuper d’importantes fonctions en cas de victoire – probable – de la NLD. Shwe Mann, de son côté, savait qu’il lui fallait le soutien de celle que l’on appelle respectueusement « Daw Suu » (« Madame Suu ») – pour pouvoir devenir chef de l’Etat. Dans cet esprit, il avait récemment soutenu au Parlement des amendements proposés par l’opposition pour réduire le pouvoir des militaires : 25 % des sièges leur sont automatiquement réservés dans les deux Chambres, rendant impossible le passage de ces amendements qui requièrent une majorité des deux tiers.
Le président Thein Sein a vraisemblablement estimé que le comportement de Shwe Mann constituait un danger pour la pérennité du pouvoir de l’establishment : il fallait donc se débarrasser du nouvel « ami » d’Aung San Suu Kyi. Cette affaire est une mauvaise nouvelle pour elle, car la chef de l’opposition perd un allié précieux dans sa course au pouvoir : le président de la république du Myanmar est élu après les législatives par un collège électoral composé de parlementaires des deux Chambres, dont un tiers de militaires. On aurait pu imaginer que Shwe Mann, soutenu par une NLD possiblement victorieuse, choisisse Aung San Suu Kyi comme vice-présidente. A la condition, certes, que le fameux amendement bloquant la route aux époux (ses) d’étrangers soit levé…
« Nous sommes supposés cheminer sur les voies de la démocratie, a-t-elle encore confié à l’AFP, mais les événements de ces dernières semaines montrent que nous ne sommes pas encore très avancés sur ce chemin. »
Déboires internes
Elle a cependant encore toutes les chances de devenir présidente de la Chambre basse en cas de victoire décisive de son parti. Le chef de l’armée, le général Min Aung Hlaing, s’est récemment voulu rassurant. « Nous n’aurons pas d’objections à faire si la NLD remporte les prochaines élections, à la condition que ces dernières soient libres et justes », vient-il de déclarer. L’argument est réversible : c’est notamment à l’armée de garantir un processus « libre et juste », en empêchant des milices extrémistes d’attaquer les candidats, comme cela a été le cas il y a quelques semaines.
La manière dont Aung San Suu Kyi dirige son parti pourrait lui valoir quelques déboires. Lors du premier congrès de la NLD, en 2013, la Dame de Rangoun, qui est aussi une « Dame de fer », avait choisi de manière arbitraire les membres du nouveau comité exécutif du parti, sans tenir compte de la composition du comité central fraîchement élu. Aucune relève politique n’est prévue au sein de cette formation dirigée par une femme de 70 ans, entourée de fidèles d’âge canonique. La NLD a par ailleurs refusé la candidature aux législatives de plusieurs anciens prisonniers politiques célèbres de la « génération 88 », qui avaient été arrêtés après les manifestations prodémocratiques de 1988, écrasées par l’armée. Une décision qui a choqué bien des démocrates en Birmanie, y compris dans les rangs de la NLD. Bref, tout se passe comme si les leçons de démocratie données par Aung San Suu Kyi s’appliquaient à tout le monde, sauf à elle.
Bruno Philip (Bangkok, correspondant en Asie du Sud-Est)
Journaliste au Monde