Peu avant la grande parade militaire de Pékin du jeudi 3 septembre, cinq navires militaires chinois avaient été repérés par les Américains se dirigeant vers les îles Aléoutiennes, au large de l’Alaska, dans les eaux internationales. Une première dans la région, alors même que le président américain, Barack Obama, se trouvait en Alaska pour annoncer, notamment, que les Etats-Unis allaient accélérer la construction de nouveaux brise-glaces, vitaux pour asseoir les ambitions américaines en Arctique.
Cette présence de bâtiments chinois si loin de leurs bases et les missiles dévoilés jeudi à Pékin, dont le fameux DF-21 D (pour Dongfeng, ou « vent d’est »), un missile balistique dit « tueur de porte-avions », confirment que l’Armée populaire de libération (APL) est de plus en plus désireuse de se projeter bien au-delà de ses côtes pour protéger les intérêts de grande puissance de la Chine, quitte à susciter les inquiétudes, en particulier chez certains de ses voisins, comme le Japon, ou à Washington.
« Le DF-21 [montré lors du défilé de Pékin] est un missile balistique anti-navire : c’est le seul de sa catégorie dans le monde. L’URSS avait un programme qu’elle a abandonné, sans doute pour des questions de précision car il faut pouvoir rediriger le missile à l’approche de la cible – l’incertitude demeure d’ailleurs sur ce que les Chinois sont capables de faire », explique Mathieu Duchâtel, responsable du programme Chine et sécurité globale au Stockholm International Peace Research Institute (Sipri). « Ce déploiement de force constitue un message très clair à l’attention des Etats-Unis : pas d’intervention dans les eaux près de la Chine, contrairement à 1996, quand l’Amérique de Clinton envoie des porte-avions dans le détroit de Formose. Cette crise est à l’origine du programme du DF-21. Les Chinois ont donc mis en place ce que les Américains appellent une stratégie de déni d’accès. »
Cette évolution traduit les nouvelles priorités d’une Chine globalisée. « Jusque dans les années 1970, les Chinois craignaient une invasion et on était dans la logique de Mao de faire venir l’ennemi et de le laisser s’enfoncer sur le territoire, explique M. Duchâtel. La Chine se considère en sécurité sur ce plan-là. Le vrai défi, ce sont les questions territoriales non résolues, qui sont maritimes, et la protection des intérêts globalisés chinois, qui demandent une marine forte. Tout cela reflète une nouvelle perception des menaces et des priorités pour la Chine. »
Détournements de fonds
La reprise en main de l’APL et sa transformation en une « armée moderne et prête au combat » sont essentielles au projet de renouveau de la nation chinoise du président Xi Jinping, qui a mené en son sein, comme dans le Parti communiste chinois (PCC), une campagne anticorruption. Comme le souligne François Godement, directeur du programme Asie et Chine du Conseil européen des relations internationales (CERI), « il a consolidé son ascension politique avec l’armée, puis il l’épure maintenant ». M. Xi est allé jusqu’à faire arrêter les deux hommes qui furent ses plus hauts responsables lors du double mandat de son prédécesseur : Xu Caihou (décédé depuis) et Guo Boxiong, tous deux anciens vice-présidents de la Commission militaire centrale, l’organe de commandement suprême des troupes chinoises, et ex-membres du bureau politique du PCC.
Ce scandale continue d’avoir d’immenses répercussions sur l’armée chinoise et son organisation. Il a levé un coin du voile sur des pratiques longtemps murmurées, peu dignes d’une armée moderne : l’achat de charges, ainsi que des malversations et des détournements de fonds systématiques.
Le « rêve chinois » de Xi Jinping, a-t-il précisé à plusieurs reprises, est un « rêve de prospérité, mais aussi d’une armée puissante ». C’est dans ce contexte que doit être comprise l’annonce par M. Xi, lors de son discours du 3 septembre, d’une baisse de 300 000 hommes des effectifs de l’APL. La mention de cette réduction juste avant un message rassurant de paix à l’intention du reste du monde est trompeuse.
Elle vise essentiellement à délester l’armée chinoise d’effectifs pléthoriques – la diminution attendue d’ici à 2017 portera sur un peu plus de 10 % des 2,3 millions d’hommes sous les drapeaux, afin de consacrer davantage de moyens aux équipements et à la recherche et développement. Ce sera le « quatrième round de dégraissage » de l’APL après ceux de 1985, 1997 et 2002, note sur son blog l’expert américain Andrew S. Erickson, du département d’études maritimes sur la Chine du Naval War College de Rhode Island.
Surtout, une réorganisation majeure de l’armée chinoise est à l’étude. Elle devrait bénéficier à la marine et à l’aviation, puisque celles-ci seront mises à égalité avec les forces au sol, le pilier historique de l’APL. La marine en est la première bénéficiaire, depuis que la Chine a entrepris, sous le président Hu Jintao, de devenir une puissance navale de première importance.
Les progrès de la marine chinoise sont pris très au sérieux par ses homologues occidentales. « Ils progressent vite et ont atteint la dimension océanique, soulignait récemment l’amiral Bernard Rogel, le chef d’état-major de la marine française. Nous voyons leurs bateaux partout. » Et de citer en exemple la présence récente d’un sous-marin nucléaire d’attaque chinois dans l’océan Indien, ou celle de navires dans le golfe de Guinée ainsi qu’en Méditerranée orientale, des zones où croisent les Français. Autre signe d’une montée en puissance, Pékin et Moscou ont programmé un important exercice naval conjoint à l’automne.
Enfin, l’objectif est d’unifier une armée que les experts décrivent comme « balkanisée », en intégrant les trois grandes forces, vers un modèle de commandement interarmées. Ce vaste chantier exige aussi une refonte des sept régions militaires, longtemps des fiefs politiques, en cinq régions.
Bien qu’elle dispose du deuxième budget militaire au monde, l’armée chinoise ne possède pas moins des faiblesses avérées : « En matière d’équipement, leurs sous-marins sont trop bruyants, et ils ne sont pas au point pour la lutte anti-sous-marins, relève M. Duchâtel. L’autre faiblesse, c’est leur dépendance de l’étranger en matière de propulsion pour les forces navales et aériennes, ce qui les oblige à s’approvisionner en particulier en Russie et en Allemagne. »
François Bougon
Chef adjoint au service International
Brice Pedroletti (Pékin, correspondant)
Journaliste au Monde
Nathalie Guibert
Journaliste au Monde