Cai Ying est habitué à être convoqué par les agents de la Sécurité d’Etat. L’avocat s’est saisi à plusieurs reprises de dossiers sensibles, notamment ceux d’officiels de sa province, le Hunan, torturés pour qu’ils avouent des faits de corruption. Il a lui-même subi des mauvais traitements.
En 2012, pour s’être attaqué aux pratiques de magistrats locaux, il fut détenu au secret pendant près de trois mois, maintenu sur une « chaise du tigre » suspendue en hauteur pendant de longues heures, les mains attachées à une planche de bois jusqu’à n’en plus pouvoir. La peur est chez cet homme un sentiment familier. Il est habitué aux intimidations, à se demander s’il est suivi en sortant de son cabinet le soir et sait que son portable et tout autre moyen de communication sont écoutés.
Pourtant, le rendez-vous de ce 14 juillet ne fut pas comme les autres. Deux agents lui intimèrent de se rendre au poste et, comme Me Cai refusait, ils le retrouvèrent à son bureau. Ils ne posèrent pas mille questions car, pense-t-il, ils connaissaient déjà toute sa vie. Ils surent rester polis mais le message était on ne peut plus clair. Il ne devait rien publier à l’avenir sur les réseaux sociaux au sujet de Wang Yu et Zhou Shifeng, deux avocats d’un cabinet pékinois, Fengrui, emmenés par la police le 10 juillet.
Zhou Shifeng, connu pour avoir notamment défendu l’artiste Ai Weiwei, a été placé en détention alors qu’il venait d’accueillir à sa libération l’assistante de la correspondante de l’hebdomadaire allemand Die Zeit, Zhang Miao, détenue neuf mois pour avoir participé à une réunion d’artistes à Pékin en soutien aux manifestations pro-démocratiques de Hongkong.
« Pas la moindre trace »
De même, les agents ont ordonné à Me Cai de cesser de suivre le cas d’un autre ami avocat, Li Heping, connu pour avoir défendu des membres d’Eglises chrétiennes « souterraines » ou des expropriés exigeant des comptes. De l’avocat Li, on ne sait strictement rien depuis qu’il a été interpellé et ses ordinateurs saisis, ce même 10 juillet au matin, par des policiers après qu’ils l’eurent interrogé puis fouillé son appartement quatre heures durant.
Sur un blog seulement accessible hors de Chine en raison de la censure, son épouse raconte avoir fait tous les bureaux administratifs mais n’avoir rien obtenu, ni papier ni précisions sur son sort. Elle s’angoisse, hésite à envoyer ses enfants dans sa région d’origine. « Nous ne savons toujours pas où il est détenu. Nous n’avons pas la moindre trace », s’inquiète Cai Ying. Le frère de Li Heping, lui aussi avocat mais en simple droit civil et pas du tout impliqué sur des questions sensibles, a été arrêté à son tour, le 1er août.
Depuis le début du mois de juillet, Amnesty International recense ainsi 220 avocats et militants proches d’eux convoqués ou détenus. Certains le sont encore, dans ce qui semble être la plus importante campagne de ces dernières décennies contre les défenseurs du weiquan, les droits fondamentaux. « Il s’agit de la pire vague de répression contre les avocats depuis les années 1980 », dit Teng Biao.
Me Teng lui-même compte parmi les avocats les plus engagés de son pays mais lorsque l’un de ses amis, l’avocat Xu Zhiyong, fut placé en détention en juillet 2013, pour « rassemblement d’une foule dans le but de troubler l’ordre public », il comprit qu’il était le prochain sur la liste : « J’aurais été arrêté. » Il partit alors pour Hongkong, où il était invité à s’installer par une université locale, puis, à l’issue de ce programme, rejoignit Harvard, où il se demande s’il pourra rentrer en Chine sans être à son tour emprisonné.
Souiller leur image
Joint par Skype dans le Massachusetts, Me Teng juge que la campagne contre les avocats est unique par son exhaustivité. Elle entre dans le cadre d’une répression systématique de tout ce qui s’apparente à une société civile depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, à l’automne 2012 : « Après les ONG, les universitaires, Internet, tous les intellectuels et militants et les Eglises, il n’est pas surprenant que le couperet tombe sur les avocats car ils comptent parmi les éléments les plus actifs. »
Dans la presse officielle, la campagne visant à souiller l’image de ces juristes engagés va bon train. Dans un long sujet diffusé au journal du 19 juillet, la CCTV présente les avocats du cabinet Fengrui comme des agitateurs capables de menacer le greffier et de « transformer des cas normaux en affaires sensibles et des affaires sensibles en histoires politiques ». Dans ce reportage, la télévision centrale accuse notamment le cabinet d’avoir recouru aux services d’un blogueur, Wu Gan, alias « boucher super-vulgaire », qui dénonçait régulièrement sur Internet les agissements des officiels locaux.
De son côté, l’agence de presse officielle Chine nouvelle accuse ces avocats d’avoir cherché « la célébrité et la gloire », notamment en mettant en doute l’explication officielle de la mort d’un plaignant, tué dans une gare du nord-est de la Chine, le 2 mai, devant sa mère et sa fille. Selon le récit des autorités, le policier a tiré après avoir été attaqué à plusieurs reprises mais, pour bon nombre de blogueurs, le pétitionnaire défunt s’apprêtait à monter dans un train pour aller faire entendre son mécontentement ailleurs et la police était prête à l’en empêcher à tout prix. L’affaire semble avoir irrité Pékin, qui accuse les avocats d’avoir porté la rumeur, à commencer par le « gang criminel » du cabinet Fengrui.
Selon Cai Ying, les conséquences de la nouvelle campagne sont doubles pour les avocats. Leur image risque de s’en trouver ternie auprès des citoyens ordinaires. Et surtout, leur liberté d’action rétrécit comme peau de chagrin, car se plier aux exigences du pouvoir revient à ne plus rien défendre, et à défaut, la probabilité d’être arrêté ne cesse de croître. Pour Me Cai, l’incertitude plane plus que jamais sur ce qui provoquera le courroux du pouvoir. A commencer par le seul fait d’exposer cette situation à la presse : « Est-ce acceptable ? Je ne le sais pas, mais je parlerai tant que je le peux. »
Harold Thibault (Shanghaï, correspondance)
Journaliste au Monde