La Constitution japonaise est-elle la garante de la paix et du respect des valeurs démocratiques de l’Archipel, ou bien un stigmate de l’humiliation de la défaite ? Le débat a pris un tour aigu à la veille du 70e anniversaire de la reddition du pays, le 15 août 1945. Derrière les envolées du premier ministre Shinzo Abe sur le « pacifisme actif » vers lequel s’orienterait le Japon en renonçant aux dispositions constitutionnelles lui interdisant de faire la guerre, s’opère un revirement du positionnement international du pays qui va au-delà d’un simple aggiornamento de sa politique de défense. « C’est une trahison de la Constitution et une trahison de l’histoire », estime le constitutionnaliste Yoichi Higuchi, professeur émérite à l’université de Tokyo.
Par la loi fondamentale de 1947, rédigée sous l’occupation américaine, le Japon « renonce à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la Nation » (article 9). Le gouvernement Abe contourne cet engagement formel sans procéder à une réforme constitutionnelle – qui exigerait les deux tiers de votes favorables de la Diète –, afin d’autoriser son pays à participer à des alliances collectives et à déployer des troupes combattantes à l’étranger.
A priori, quoi de plus normal pour un Etat démocratique ? Les incertitudes de la situation mondiale et les ambitions hégémoniques chinoises semblent justifier que le Japon se dégage d’une somnolence pacifique qui relèverait d’un dangereux idéalisme, estiment les politiciens réalistes. Mais d’autres voix s’élèvent : ce réalisme n’est-il pas à courte vue dans son ignorance d’une histoire qui s’invite dans la partie ?
Au-delà des enjeux géopolitiques actuels, Shinzo Abe entend avant tout réaliser le grand dessein de la droite nippone depuis 1945 : tourner la page de l’après-guerre dont le symbole est une Constitution qui dépossède le Japon d’une partie de sa souveraineté – le droit de belligérance. Alors que l’après-guerre en Europe désigne une période qui s’achève au début des années 1950 avec la guerre froide, au Japon, elle s’étire en longueur. Plus qu’un découpage temporel, l’après-guerre est toujours perçu comme faisant partie du présent : elle marque l’ouverture d’une ère nouvelle condamnant l’aventurisme du Japon impérial pour valoriser la démocratie et la paix.
Depuis soixante-dix ans, la perception de l’après-guerre est au Japon un enjeu politique. La gauche et la majorité de la population estiment qu’il faut tirer les leçons du militarisme et que les valeurs pacifiques de l’après-guerre sont toujours à réaffirmer. La droite proclame qu’il n’y a rien à apprendre de la défaite et que le dolorisme hypothèque l’avenir en entamant la fierté nationale. Dans un manga commandité par le gouvernement pour promouvoir la révision constitutionnelle, un grand-père dit à son petit-fils : « Sans cette révision, le Japon restera un pays vaincu. »
Au lendemain de la défaite, le Japon a vécu dans une sorte de « tourbillon démocratique ». Le pays était assoiffé de mots pour donner un sens à ce qui s’était passé et se forgèrent alors les valeurs pacifistes sur lesquelles le pays s’est reconstruit. Un récent colloque international, « 70 ans après la seconde guerre mondiale, ombres et lumières de la pensée japonaise d’après-guerre », qui s’est tenu à la Maison franco-japonaise, à Tokyo, avec le concours de l’Institut des langues et civilisations orientales (Inalco) et de l’université de Genève, s’est fait l’écho de la richesse de la réflexion de cette période. Contrairement à une idée reçue selon laquelle le Japon se complairait dans l’amnésie, « les intellectuels japonais de l’immédiat après-guerre ont fait preuve d’une lucidité peu commune pour décrypter l’ultranationalisme. Cette acuité dans l’examen du passé sera plus tardive en Allemagne et encore plus en France à propos des crimes du régime de Vichy », estime l’historien Pierre-François Souyri (université de Genève).
Beaucoup de Japonais ne partagent en rien le négationnisme chauvin de Shinzo Abe
A se focaliser sur les déclarations tonitruantes des politiciens de droite, on oublierait le travail de mémoire des Japonais dont beaucoup ne partagent en rien le négationnisme chauvin de Shinzo Abe : le drame des « femmes de réconfort » (contraintes à se prostituer pour l’armée impériale), ou le massacre de civils à Nankin, en 1937, ont été d’abord documentés par des historiens japonais.
A la fin des années 1940, derrière le brillant penseur de l’école moderniste Masao Maruyama (1914-1996), la gauche libérale forma une « communauté de la repentance » dans laquelle se mêlaient espoir et culpabilité de ne pas avoir pu éviter la guerre. Elle fut la matrice de ce que l’on a appelé la « pensée de l’après-guerre » qui allait donner sens aux efforts de reconstruction d’un peuple meurtri par la défaite, et, plus encore, par la conscience de la funeste aventure militaire dans laquelle ses dirigeants l’avaient entraîné.
La contestation étudiante de la fin des années 1960, qui dénonça violemment les ténors de cette réflexion critique – considérée comme élitiste –, puis la vague postmoderniste de la décennie 1980, qui s’employa à la déconstruire, ont fait table rase de cet acquis que l’on redécouvre aujourd’hui : « Depuis la catastrophe nucléaire de Fukushima, le 11 mars 2011, on renoue avec cette pensée valorisant l’engagement citoyen », estime Nobutaka Miura (Université Chuo), l’un des organisateurs du colloque de Tokyo. La renaissance de cette réflexion fait contrepoids à la surenchère de la droite, favorisée par l’appel d’air qu’a engendré le négationnisme proféré au plus haut niveau de l’Etat et l’absence d’un récit unifié sur la guerre.
L’arrivée de nouvelles générations qui n’ont pas connu la guerre
La droite considère la défaite comme « imméritée » : le Japon impérial avait, à ses yeux, le grand dessein de contrer l’impérialisme occidental. De manière symptomatique, elle parle de la « fin de la guerre » et non de « défaite ». Et, comme l’avance Eric Seizelet dans l’ouvrage collectif Le Japon après la guerre (Editions Philippe Picquier, 2007), la droite a toujours voulu effacer la « période d’exception » que furent, à ses yeux, la reddition et l’occupation, cherchant à se réapproprier le destin national en gommant la césure de 1945.
Le « déni de défaite est l’obsession du camp conservateur », souligne Satoshi Shirai, politologue de l’université Kyoto Seika. Le renoncement aux dispositions pacifiques de la Constitution serait pour cette droite un premier pas dans la reconquête de la dignité nationale en tirant un trait sur « l’après-guerre » honni.
Plusieurs facteurs favorisent le regain de vigueur de ce « déni de défaite » : l’arrivée de nouvelles générations qui n’ont pas connu la guerre, ce qui est le cas de la majorité des parlementaires ; la mémoire de celle-ci qui s’estompe ; les inquiétudes des jeunes (aggravation des inégalités, isolement social) ; la montée d’un populisme de droite qui se veut rassembleur ; l’absence d’une opposition politique crédible après la faillite de l’arrivée au pouvoir du Parti démocrate (2009-2012)…
« L’abandon du pacifisme constitutionnel renforce la dépendance aux Etats-Unis »
Dans cette atmosphère de malaise, aux enjeux fuyants, avec en toile de fond le spectre de la menace chinoise brandi par le gouvernement Abe, la « pensée de l’après-guerre » et ses valeurs pacifiques a le mérite de mettre en garde contre « les logiques de la peur ou les prédictions apocalyptiques, car elle sait d’expérience que la peur génère la violence », souligne Michael Lucken, historien à l’Inalco et auteur de l’ouvrage Les Japonais et la guerre, 1937-1952 (Fayard, 2013). Le pacifisme constitutionnel, malmené par les réinterprétations successives qui l’ont vidé de son sens initial – les « forces d’autodéfense », euphémisme pour désigner l’armée japonaise, disposent aujourd’hui d’un budget comparable à celui de la France –, a néanmoins permis à l’Archipel de rester à l’écart des conflits qui ont secoué l’Asie. Le Japon a apporté un soutien tactique, essentiel mais sans déploiement de troupes, aux guerres américaines en Corée et au Vietnam. Selon Satochi Shirai, « loin d’être un sursaut d’indépendance, l’abandon du pacifisme constitutionnel renforce la dépendance aux Etats-Unis » puisque le Japon ne pourra plus se dérober à l’obligation de seconder militairement son allié américainà travers le monde en vertu du traité de sécurité entre les deux pays.
La reconquête du droit à la guerre apportera-t-elle au Japon les mêmes décennies de paix ? Menée sous la houlette d’un Shinzo Abe qui cherche à mettre l’histoire au service du prestige national, elle risque d’attiser les antagonistes régionaux (avec la Chine et la Corée du Sud, qui dénoncent la remilitarisation du Japon), et elle reste mal acceptée par les Japonais qui demeurent, dans leur grande majorité, attachés au pacifisme constitutionnel.
Philippe Pons (Tokyo, correspondant)
Journaliste au Monde
À LIRE
« 1931-1945. Asie-Pacifique, l’autre guerre mondiale », dossier de la revue « Histoire » n° 413, juillet-août, 7,90 €. En kiosque.