A perte de vue, au sud, c’est la steppe. Au nord, se dessinent les monts enneigés du Tian Shan, qui traverse de part en part la frontière entre Chine et Kazakhstan. A cet endroit où deux empires – l’Union soviétique et la République populaire de Chine – se sont longtemps fait face, on ne peut se défaire d’une sensation de bout du monde.
Dans quelques années, ce morceau oublié d’Asie sera pourtant un centre névralgique de la mondialisation. Entre les dunes de sable apparaît un immense chantier. Des entrepôts sont déjà debout, d’autres en construction. Des rails serpentent dans le désert, avant de s’arrêter abruptement à la frontière. C’est le « port sec » de Khorgos.
Six voies de chemin de fer : trois aux standards chinois, où les trains venus d’Urumqi, dans le Xinjiang (nord-ouest de la Chine), stationneront le temps que leurs chargements soient transférés sur d’autres trains, stationnés sur les trois autres rails, aux anciens standards soviétiques, avant de prendre la direction de l’Europe. Les premiers doivent commencer à rouler cette année, via la Russie, puis, plus tard, via deux autres axes : celui de l’ouest, en direction de la mer Caspienne et de l’Azerbaïdjan ; celui du sud, à travers le Turkménistan, l’Iran et la Turquie.
Pour l’heure, une seule voie ferrée relie la Chine et l’Europe. Elle passe à quelques kilomètres au nord de Khorgos avant de bifurquer vers la Russie, avec comme destination finale Duisbourg, en Allemagne. Le trajet prend quatorze jours, contre près de deux mois par mer. Le train est encore plus de deux fois plus cher, mais pour certains biens, notamment électroniques, la vitesse de livraison est devenue un critère essentiel. Et la voie ferrée doit devenir rentable à mesure que les Européens commenceront à remplir les trains du retour avec des produits pour les consommateurs chinois.
Stabiliser le voisinage de la Chine
A quelques kilomètres au sud, la gare flambant neuve d’Altynkul, puis, plus loin encore, la « zone économique libre », où des milliers de commerçants chinois et kazakhs pénètrent chaque jour pour s’approvisionner « chez le voisin », dans d’immenses centres commerciaux. Partout, des routes sont en construction. Sur des kilomètres et des kilomètres, des camions et des pelleteuses de fabrication chinoise s’activent sur le tronçon qui mène à Almaty, la capitale économique du Kazakhstan. Ce sont les prémices de la future autoroute « Chine de l’Ouest-Europe de l’Ouest ».
L’ensemble porte un nom : « nouvelle route de la soie », un concept remis au goût du jour par Pékin en référence au réseau de routes commerciales qui, pendant des siècles, reliaient la Chine, le Moyen-Orient et l’Europe. La région de Khorgos en était déjà une étape importante ; elle est en passe de redevenir un centre majeur du commerce mondial.
Le projet chinois va bien au-delà du seul Kazakhstan. « Le monde a besoin de la croissance de l’Asie », résume l’un des hommes chargés de promouvoir les ambitions de Pékin, le diplomate chinois Wu Jianmin, qui identifie « trois centres mondiaux » à relier : l’Europe, « épicentre de la crise financière » mais grande consommatrice de productions chinoises ; le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, « épicentres des conflits » mais producteurs d’énergie ; l’Asie de l’Est, « épicentre de la croissance mondiale ». Accessoirement, il s’agit aussi de stabiliser le voisinage immédiat de la Chine.
La « nouvelle route de la soie » comprend un volet maritime et un volet terrestre. Pékin a déjà commencé à étendre ses filets vers l’océan Pacifique, la Mongolie, l’Asie du Sud… Mi-avril, le président chinois, Xi Jinping, a dévoilé un plan d’investissements d’un montant de 46 milliards de dollars (41 milliards d’euros) à destination du Pakistan. Il s’agit, en contribuant au développement du pays, d’assurer une route sécurisée vers le port de Gwadar, porte d’entrée chinoise sur l’océan Indien.
« Le projet de “nouvelle route de la soie” bénéficie d’un soutien très fort du président », assure le diplomate Wu. Les moyens sont là : « En 2006, nos réserves monétaires s’élevaient à 1 000 milliards de dollars, rappelle M. Wu. Trois ans plus tard, elles avaient doublé. Investir dans les bons du Trésor américains est nécessaire, mais ce n’est pas le meilleur choix. » La Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures, dotée à son ouverture en octobre 2014 de 100 milliards de dollars et financée pour moitié par la Chine, doit être l’un des principaux bras armés du projet.
« Les Chinois ont une vision tout aussi globale que les Américains, mais eux regardent cinquante ans en avant, explique le géographe et diplomate français Michel Foucher, l’un des premiers à s’être penché sur les projets chinois en matière d’infrastructures. Le concept de “route de la soie” n’est pas encore complètement élaboré, mais il va au-delà de la seule question des transports. Il sous-entend de mettre en place un corridor d’investissements partant de la Chine, de mettre un pied dans les pays concernés. »
Dans ce dispositif, le Kazakhstan occupe une place de choix, si ce n’est la première. C’est à Astana, sa capitale, que le président Xi Jinping a pour la première fois, le 7 septembre 2013, lancé publiquement le concept de « nouvelle route de la soie » (popularisée en chinois sous l’expression yidai yilu, « une ceinture, une route »). Outre sa situation géographique qui le rend incontournable, le pays dispose d’immenses ressources naturelles – pétrole en premier lieu, mais aussi gaz, uranium et autres métaux. « Nous avons des économies complémentaires », résume le diplomate Wu Jianmin. Il s’agit aussi de contribuer au développement, et donc à la stabilisation de la région chinoise du Xinjiang, où le mécontentement des Ouïgours, la minorité turcophone musulmane, inquiète Pékin. « Tant que la question afghane n’est pas réglée, le Kazakhstan est le seul pays de la région qui compte aux yeux des Chinois, confirme Michel Foucher. Les autres Etats d’Asie centrale sont des impasses. »
Le Kazakhstan est aussi un exemple du « grand jeu » régional qui se met en place, du même type que celui qui a opposé Russie et Grande-Bretagne au XIXe siècle. Si le projet chinois est dépendant des incertitudes géopolitiques, s’agissant notamment de l’Iran ou de la lutte d’influence qui se joue avec les Etats-Unis dans le Pacifique, le Kazakhstan est d’ores et déjà un terrain d’affrontement avec l’autre grande puissance régionale : la Russie.
Malgré son rapprochement récent avec Pékin, Moscou voit d’un mauvais œil les projets d’infrastructures contournant son territoire et susceptibles de la marginaliser. Il goûte encore moins l’idée de voir la Chine s’implanter dans ce qu’il considère être sa sphère d’influence.
En décembre 2014, la World Policy Conference organisée à Séoul par l’Institut français des relations internationales a donné lieu à un échange révélateur. Au représentant chinois qui exposait le projet de « nouvelle route de la soie », le Russe a répondu : « Nous n’avons qu’une très vague idée du rôle que la Russie est censée jouer dans ce projet. Est-ce que nous allons rester sur le bord de la route et regarder passer les trains ? Nous pourrions être un passager à bord de ce train, peut-être même son conducteur… »
L’hypothèse paraît ambitieuse. Certes, Moscou possède de nombreux avantages dans la région, à commencer par l’usage du russe. Les liens sont anciens, encore raffermis par l’entrée en vigueur de l’Union économique eurasiatique, le 1er janvier. Mais l’organisation est encore largement une coquille vide et les positions russes sont chaque jour un peu plus grignotées par l’expansion chinoise.
Le secteur de l’énergie, notamment, est le principal théâtre de cette concurrence. « Les Chinois ont gagné dans le pétrole, pendant que les Russes gardent la main sur le gaz », résume Aïdan Karibzhanov, président de Visor Capital, l’une des premières banques d’investissement kazakhes. Mais même là, le retard est en passe d’être comblé, avec l’ouverture en 2009 d’un gazoduc reliant le Turkménistan, le Kazakhstan et la Chine. Un oléoduc relie déjà les territoires kazakh et chinois, et un autre est en projet, qui doit passer par la région de Khorgos.
« Les Chinois savent aussi bien lancer des projets stratégiques depuis Pékin, de manière très centralisée, que laisser une marge de manœuvre à leurs entrepreneurs dans les secteurs moins vitaux, explique M. Karibjanov. Et ils savent corrompre, ce qui ne déplaît pas aux dirigeants kazakhs. » Plus de 3 000 entreprises chinoises sont installées au Kazakhstan, publiques ou privées. Dès l’indépendance, en 1991, les biens de consommation chinois ont commencé à inonder le marché kazakh.
Moscou acculé
La tendance est nette : Moscou est en recul. « Les Russes n’ont pas les moyens de concurrencer les Chinois, estime Kostantin Syroïejkine, un expert kazakh consulté aussi bien à Astana qu’à Pékin. Mais ça n’en est que plus inquiétant : comment vont-ils réagir ? » Autrement dit, voir Moscou acculé dans ce qu’il considère être sa sphère d’influence n’a rien de réjouissant pour les dirigeants kazakhs, que l’agression russe contre l’Ukraine a déjà considérablement crispés.
« Le concept de sphère d’influence est obsolète, les Russes ont compris que l’on doit développer cet espace en commun », balaie le diplomate chinois Wu Jianmin. Avant d’asséner, de manière plus claire encore : « Les pays d’Asie centrale faisaient partie de l’URSS. Aujourd’hui, ce sont des Etats indépendants qui ont besoin de se développer économiquement. »
Cette assurance affichée par la partie chinoise a son revers : les craintes qu’elle suscite dans les pays concernés, Kazakhstan en premier lieu. La sinophobie y est ancienne. Un proverbe du XIXe siècle résume ces craintes : « Quand arrive le Chinois aux cheveux sombres, même le Russe roux paraît comme un frère. »
« Les Chinois prétendent faire uniquement de l’économie, mais quand on parle d’infrastructures de transport, il s’agit bien de géopolitique, estime Kostantin Syroïejkine. Cela fait peur à une partie de la population et de l’élite kazakhe, qui craint une perte de souveraineté. » Face à ce risque, les Chinois ont développé une stratégie d’influence et de « soft power », ouvrant quatre Instituts Confucius au Kazakhstan et offrant à plus de 10 000 jeunes Kazakhs d’étudier dans des universités chinoises. En Chine, une vingtaine d’instituts d’études consacrés à l’Asie centrale ont été ouverts.
Pour échapper à cet étau russo-chinois, Astana a depuis longtemps appris à naviguer habilement, cherchant des soutiens ailleurs. L’Union européenne reste le premier partenaire commercial du Kazakhstan, et sa politique étrangère « multivectorielle » lui assure de bonnes relations aussi bien avec l’Europe qu’avec les Etats-Unis.
Surtout, le Kazakhstan veut jouer sa propre partition dans les projets chinois, être plus qu’un simple pays de transit. A la différence du Kirghizistan, par exemple, où d’autres projets d’infrastructures sont en chantier et où les capitaux comme les ouvriers sont chinois, Astana investit pour recevoir le maximum de dividendes du transit et s’insérer dans les futures routes commerciales. Pas moins de 40 milliards de dollars ont été prévus à cet effet. Dans le désert de Khorgos, les véhicules de chantier sont chinois ; les travailleurs, mais aussi la majorité des capitaux investis, sont kazakhs.
Benoît Vitkine (Khorgos, envoyé spécial)
Journaliste au Monde