Les premières mises en garde scientifiques sur le danger du réchauffement global remontent à plus de cinquante ans. Elles ont fini par être prises suffisamment au sérieux pour que les Nations Unies et l’Organisation Météorologique Mondiale créent en 1988 le Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat (GIEC).
Des premiers avertissements à l’urgence absolue
Depuis sa création, cet organe d’un type particulier (ses évaluations sont rédigées par des scientifiques, mais les « résumés pour les décideurs » sont négociés avec les représentants des Etats) a remis cinq volumineux rapports. Tous ont validé les hypothèses de départ : la température moyenne de surface de la Terre augmente, cette augmentation est due quasi-totalement aux émissions anthropiques de gaz à effet de serre, et le plus important de ceux-ci est le gaz carbonique provenant de la combustion des combustibles fossiles. [1]
Le GIEC le répète depuis plus de vingt-cinq ans : en l’absence de réduction forte des émissions, le réchauffement entraînera une hausse du niveau des océans, une multiplication des évènements météorologiques extrêmes, une baisse de la productivité agricole, une diminution de l’eau potable disponible, un déclin accentué de la biodiversité ainsi que des conséquences sanitaires. Ce n’est pas le seul problème environnemental, mais c’est sans aucun doute le problème central.
Les cinq rapports ne se distinguent que par la précision et le niveau de probabilité accrus des projections. De plus, avec le temps écoulé depuis la création du GIEC, les projections peuvent être comparées aux observations et la conclusion est inquiétante : la réalité est pire que ce que les modèles annonçaient [2].
Les combustibles fossiles couvrent 80% des besoins énergétiques de la planète. La question énergétique est donc au centre du défi. Naomi Klein le note dans son dernier ouvrage [3] : si les décideurs avaient pris rapidement le taureau par les cornes, ils auraient (peut-être) pu piloter une transition relativement douce vers un système basé exclusivement sur les sources renouvelables et l’efficience maximum dans leur utilisation. Mais ils ne l’ont pas fait, de sorte que nous sommes aujourd’hui confrontés à une situation d’urgence absolue, où la menace ne peut être écartée que par des mesures très radicales… qui sont précisément celles que les décideurs voulaient éviter !
Convention cadre et Protocole de Kyoto
Le Sommet de la Terre à Rio en 1992 avait adopté en grandes pompes une convention (Convention cadre des Nations Unies sur les Changements climatiques CCNUCC) par laquelle les parties se fixaient l’objectif d’éviter une « perturbation dangereuse » du système climatique… en tenant dûment compte du fait que tous les pays n’ont pas la même responsabilité historique dans le réchauffement, ni les mêmes capacités d’y faire face.
En vertu de ces principes de « responsabilité commune mais différenciée », et de capacité différenciée, les pays « développés », lors de la troisième Conférence des Parties de la CCNUCC (COP3) conclurent le Protocole de Kyoto par lequel ils s’engageaient à réduire leurs émissions de 5,2% entre 2008 et 2012, par rapport à 1990.
L’effort que les pays « développés » auraient dû consentir était dérisoire, d’autant plus qu’il pouvait être atteint par des tours de passe-passe, dont les deux principaux sont le marché des droits d’émission échangeables (offerts gratuitement et en excès aux entreprises) et la possibilité pour les pays du Nord de remplacer des réductions domestiques par l’achat de crédits d’émission générés par des investissements soi-disant « propres » (la majorité ne le sont pas du tout), ou par des mesures de gestion forestière (au détriment des peuples indigènes) dans les pays du Sud. [4] Néanmoins, les USA refusèrent de ratifier le Protocole.
Kyoto était une duperie. Cela joua un rôle déterminant dans l’échec de la COP de Copenhague en 2009, qui aurait dû adopter un accord climatique mondial. Le Sud dénonça en effet le manque d’engagement concret du Nord. Globalement justifiée, cette dénonciation n’était cependant pas exempte d’arrière-pensées, principalement (mais pas exclusivement) dans le chef des grands pays dits « émergents » et des producteurs de pétrole, soucieux que les ressources fossiles « boostent » leurs économies le plus longtemps possible.
Au terme d’une assemblée générale houleuse, marquée notamment par des interventions musclées d’Hugo Chavez et d’Evo Morales, le sommet adopta une déclaration préparée dans les coulisses sous la houlette des Etats-Unis et de la Chine, qui sont les deux plus grands émetteurs de gaz à effet de serre (mais dont la responsabilité historique dans le réchauffement reste très différente).
Copenhague et l’auberge espagnole
Copenhague fut un échec, mais le sommet prit une option méthodologique importante puisque les parties décidèrent de renoncer à une solution « top-down » basée sur la détermination du « budget carbone » encore disponible globalement et sur son partage en fonction des responsabilités et des capacités des pays.
Etablir un « budget carbone » signifie s’accorder sur la quantité X de carbone qui peut encore être envoyée dans l’atmosphère pour respecter un réchauffement maximum de Y degrés. C’est la seule méthodologie qui soit à la fois rigoureuse scientifiquement et – potentiellement – juste du point de vue de la responsabilité différenciée. Cependant, elle présente « l’inconvénient » de rendre la contrainte écologique très claire et l’évaluation des responsabilités tout à fait incontournable. [5]
Tous les gouvernements souhaitant se ménager des marges de manœuvre, la COP décida que chaque pays communiquerait son plan climat (dans le jargon : ses « intentions de contributions nationalement déterminées » -INDC) au secrétariat de la CCNUCC, et que les négociations se feraient sur cette base, c’est-à-dire selon le modèle de l’auberge espagnole. [6]
Par ailleurs, Copenhague prit la décision de créer un Fonds vert pour le climat, par lequel les pays développés contribueraient à l’adaptation au - et à la mitigation du changement climatique dans les pays en développement. La COP de Cancun, l’année suivante, fixa un montant annuel de cent milliards de dollars à partir de 2020, mais le Fonds (dont le gestionnaire principal est la Banque mondiale) ne contient pas encore le dixième de cette somme – et les gouvernements du Nord songent davantage à des prêts qu’à des dons…
Les 2°C, c’est pour la com’
Près de vingt ans après le Sommet de Rio, Cancun mit aussi un chiffre sur l’objectif central de la CCNUCC : il fut en effet décidé que la limite « dangereuse » à ne pas dépasser serait 2°C par rapport à la période préindustrielle (1,5° si nécessaire « en fonction de l’évolution de la science »). Une décision positive à première vue, mais il y a deux bémols à la clé.
Le premier bémol est politico-scientifique : le choix de 2°C comme seuil de dangerosité est très contestable. Les 2°C ont été popularisés par une étude de l’économiste Nordhaus, qui avait choisi ce chiffre parce qu’il semblait correspondre à un doublement de la concentration atmosphérique en CO2. Dès 1990, un rapport du Stockholm Environment Institute estimait préférable de ne pas dépasser 1°C, mais les « 2°C maxi » se sont imposés quand la Commission européenne, en 1996, en a fait son objectif [7].
Pour autant, la messe est loin d’être dite. A Cancun, plus de cent pays – petits Etats insulaires et « pays les moins développés » – ont relancé l’appel pour que le niveau de dangerosité soit fixé à 1,5°C. Il fut décidé d’étudier la question et, pour ce faire, la COP 18 (Doha) mit en place un « dialogue structuré entre experts » (SED). Remis en mai 2015, le rapport de ce dialogue conclut en effet qu’un réchauffement de 2°C est trop dangereux, que 1,5°C réduirait les risques [8]. Un exemple de ces risques est fourni par Anders Levermann, un des « lead authors » du chapitre « sea level rise » du quatrième rapport du GIEC : il estime que tout degré de hausse de la température (nous avons déjà gagné 0,8°C) entraînera, à l’équilibre, une élévation de 2,3 mètres du niveau des océans. [9] Les données globales sur la répartition de la population en fonction de l’altitude font défaut, mais on estime qu’un mètre de hausse impliquera le déplacement de plusieurs centaines de millions de personnes. Alors, pour 4,6 mètres…
Le second bémol est méthodologique : rien n’est en effet prévu pour que les INDC soient corrigées afin de concourir effectivement au respect de la limite. En fait, le système de l’auberge espagnole permet aux protagonistes de bomber le torse devant les médias en disant « la situation est sous contrôle, nous agissons pour ne pas dépasser 2°C de réchauffement »… tout en ne faisant pas le nécessaire pour y parvenir.
Et en effet, ils ne font pas le nécessaire, c’est le moins qu’on puisse dire ! Les émissions mondiales augmentaient de 1% annuellement dans les années 80, elles continuent d’augmenter deux fois plus vite aujourd’hui. A ce rythme, si rien ne change, le réchauffement pourrait atteindre 6°C d’ici la fin du siècle, voire 11°C au-delà. [10]
Les gouvernements concluront-ils un traité lors de la COP 21, à Paris en décembre ? C’est probable, mais pas certain. Ce qui est certain, par contre, c’est que l’auberge espagnole donne pleine satisfaction aux multinationales qui ne voient dans le défi climatique que l’opportunité de « nouveaux marchés » : marchés du carbone, des renouvelables, de la capture-séquestration, de l’appropriation des ressources, de l’adaptation (à la sauce néolibérale, bien sûr, impliquant une accélération des privatisations, de l’eau notamment). Elle leur donne pleine satisfaction parce que toute cette politique a été établie en concertation avec le patronat, comme on l’a vu par exemple en mai dernier, lorsque Paris a accueilli officiellement le « Sommet des entreprises pour le climat » (lire l’encadré ci-dessous).
Ce qui est certain également, c’est que ce traité éventuel ne sera que de la poudre aux yeux. Le ton est donné par l’accord conclu fin 2014 par les deux principaux pollueurs, la Chine et les Etats-Unis. Dans le meilleur des cas, si l’Union Européenne respecte son engagement (insuffisant, et miné par les tours de passe-passe évoqués plus haut) de réduire ses émissions de 40% d’ici 2030, si les autres pays développés s’alignent sur l’INDC des Etats-Unis (un objectif pour 2025 à peine supérieur à ce que les USA auraient dû atteindre en 2012 dans le cadre de Kyoto) et si les pays en développement s’alignent sur celui de la Chine (pas de réduction absolue des émissions avant 2030), le résultat le plus probable sera une hausse de température de 3,6°C d’ici 2100. Presqu’autant en moins d’un siècle que depuis la fin de la dernière glaciation, il y a vingt mille ans. Une catastrophe indicible, inimaginable, terrible. Plus exactement : un crime, que la COP21 a pour fonction de dissimuler.
Croissance ou climat, il faut choisir
La cause de cette situation effrayante ne réside pas dans l’impossibilité technique de sortir des combustibles fossiles, ou dans la pression démographique, mais dans la nature même du système économique capitaliste. « Un capitalisme sans croissance est une contradiction dans les termes », disait Schumpeter. Plus personne ne peut aujourd’hui le nier : c’est le cœur de la question. En effet, sauver le climat implique des réductions d’émissions tellement drastiques qu’elles ne sont pas réalisables sans une diminution importante de la consommation énergétique. Et une telle diminution à son tour n’est pas possible sans diminuer sensiblement la transformation et les transports de matière. Autrement dit, sans renoncer à la croissance.
Les progrès de l’efficacité énergétique ne permettent pas d’échapper à cette contrainte physique. En effet, outre qu’ils ont aussi des limites physiques, on constate que ces progrès sont plus que compensés par les « effets rebonds » (l’énergie économisée est utilisée à produire autre chose, ou la même chose en plus grande quantités). C’est inévitable tant que la logique productiviste, la liberté d’entreprendre et la concurrence pour le marché resteront la règle.
Les technologies ne donnent pas non plus de solution. Sur ce point, on peut estimer que le dernier rapport du GIEC donne une image fausse de la réalité. Selon ce rapport, dans les conditions étudiées (c’est-à-dire avec maintien de la croissance), le respect de la limite des 2°C n’est possible que si les émissions du système énergétique mondial deviennent négatives à partir de 2070 (autrement dit : si le système capte plus de CO2 qu’il n’en émet). Pour atteindre ce résultat, les scénarios utilisés recourent tous à l’utilisation massive de la biomasse avec capture-séquestration… Or, les travaux compilés par le Groupe de travail 3 du GIEC 1°) n’apportent pas la preuve que cette technologie soit sûre et 2°) ne donnent aucune garantie quant aux conséquences sociales et écologiques de ce choix technologique [11]. Or celles-ci sont potentiellement très redoutables, par la mise en concurrence des cultures énergétiques et non-énergétiques, d’une part, et par les impacts sur la biodiversité, d’autre part.
En réalité, d’une manière générale, les nombreux scénarios qui prétendent concilier la croissance et la transition vers un système zéro carbone en respectant la limite des 2°C sont tous biaisés par la non-prise en compte de l’un ou l’autre de ces problèmes, et la mère de tous ces problèmes porte un nom : capitalisme [12]. Mais « capitalisme » et « croissance » sont des mots tabous, que les chercheurs du GIEC s’interdisent de prononcer.
Dans une analyse du texte qui sert de base aux négociations pour Paris, Pablo Solon a attiré l’attention sur un autre point crucial, qui renvoie aux mêmes conclusions anticapitalistes par un autre chemin, plus spécifique : alors qu’ils sont décisifs pour rester sous la barre des 2°C, les engagements de réduction à l’échéance de 2030 sont inexistants [13]. A juste titre, l’ex-ambassadeur de Bolivie à l’ONU impute ce fait à la méthode de l’auberge espagnole. Mais la question sous-jacente se pose : pourquoi ce silence en particulier sur l’échéance de 2030 ?
La réponse tient principalement en trois éléments, qui ont tout à voir avec les fonds importants dont bénéficient les campagnes des climato-négationnistes : les réserves fossiles capitalisées, l’amortissement du système énergétique (basé sur les fossiles à 80%) et l’implication à ces deux niveaux du capital financier qui dirige le monde.
En effet, pour sauver le climat, 1°) les compagnies pétrolières, gazières et charbonnières devraient renoncer à exploiter les quatre cinquièmes des réserves fossiles dont elles sont propriétaires, qui font partie de leurs actifs et qui déterminent leur cotation en Bourse [14] ; 2°) la majeure partie du système énergétique mondial – à peu près un cinquième du PIB global – devrait être mise à la casse avant amortissement [15] ; et 3°) dans les deux cas, cette destruction de capital entraînerait une énorme crise financière, l’éclatement d’une énorme bulle.
Crise systémique et projet de société
La COP 21 s’annonce comme le sommet du mensonge, du business et du crime climatique. Un sommet provisoire, malheureusement : s’il ne rencontre pas de résistance, le système ira encore beaucoup plus loin dans la destruction sociale et environnementale. C’est dire que les expressions de « crise écologique » ou de « changement climatique anthropique » sont trompeuses. C’est globalement, en termes de crise systémique, d’impasse historique du capitalisme, qu’il convient d’appréhender la situation. Et c’est dans ce cadre que des stratégies doivent être inventées. La gauche anticapitaliste est mise au défi d’avancer un projet de société non productiviste et de développer des pratiques, des revendications, des formes d’organisation permettant de le mettre en œuvre.
Une très grande mobilisation est en cours qui doit connaître un premier point culminant à Paris, lors de la COP 21, et se poursuivre au-delà. Les organisateurs veulent y faire converger tous les mouvements des exploité-e-s et des opprimé-e-s. Les syndicats paysans et les peuples indigènes sont en première ligne d’un combat articulé sur des pratiques de conquête du commun où les femmes jouent un rôle majeur. De larges couches de la jeunesse sont d’ores et déjà investies dans les luttes contre les grands projets d’infrastructure au service des fossiles. Mais le mouvement ouvrier est à la traîne.
Les syndicats participent à la mobilisation, certes. Mais il ne s’agit pas seulement de ça. Il s’agit d’amener les masses de travailleurs et de travailleuses à considérer cette lutte comme la leur, donc à y contribuer quotidiennement par leur action propre. C’est un défi décisif mais difficile. Il ne peut être relevé que par un double mouvement de démocratisation des syndicats et de radicalisation anticapitaliste de leur programme ainsi que de leurs pratiques. Sans cela, la « transition juste » réclamée par la Confédération Internationale des Syndicats risque de n’être qu’un accompagnement de la stratégie capitaliste et de ses conséquences [16].
La convergence des mouvements souligne la nécessité d’un projet de société non capitaliste adapté aux exigences de notre temps. Un projet écosocialiste, qui vise la satisfaction des besoins humains réels, démocratiquement déterminés dans le respect prudent des contraintes écologiques. Bien qu’encore imprécis, ce projet autogestionnaire, décentralisé, féministe et internationaliste, qui renonce au fantasme de la « domination sur la nature » et à l’obsession du « toujours plus », vit déjà dans les luttes pour l’émancipation. Il n’est pas de tâche plus urgente que de le faire grandir.
Daniel Tanuro
La COP des multinationales
Fruit de la volonté onusienne d’associer les entreprises à la négociation, le sommet des entreprises pour le climat organisé à Paris en mai 2015 était soutenu par divers lobbies, dont le World Business Council for Sustainable Development (*). Le WBCSD compte parmi ses deux cents membres quelques-uns des plus grands pollueurs de la planète (Shell, BP, Dow Chemicals, Petrobras, Chevron,…). Il est présidé par le patron d’Unilever et a été fondé par Stephan Schmidheiny, l’ancien PDG d’Eternit.
Prenant la parole devant ce parterre, François Hollande leur a littéralement promis, non pas la Lune, mais la Terre : « Les entreprises sont essentielles parce que ce sont elles qui vont traduire, à travers les engagements qui seront pris, les mutations qui seront nécessaires : l’efficacité énergétique, la montée des énergies renouvelables, la capacité de se transporter avec une mobilité qui ne soit pas consommatrice d’énergie, le stockage d’énergie, le mode de construction des habitats, l’organisation des villes, et également la participation à la transition, à l’adaptation des pays qui sont en développement. »
(*) « Le sommet Business et Climat de Paris est squatté par les gros pollueurs », Jade Lindgaard, Mediapart, 20/5/2015
D.T.