« Terre promise » pour les juifs, « terre sainte » pour les chrétiens et « terre bénie » pour les musulmans, la Palestine a longtemps été caractérisée par sa diversité religieuse dans une coexistence plutôt pacifique. L’intervention du sionisme européen depuis la fin du 19e siècle et la création d’Israël en 1948 ont transformé le judaïsme en une nationalité. Dans la violence, elles ont présidé à la séparation entre Israéliens, majoritairement juifs, et Palestiniens, majoritairement musulmans, tandis que bien des chrétiens prenaient le chemin de l’exil.
Le peuple palestinien est très majoritairement musulman sunnite mais compte des minorités chrétiennes et druze (de lointaine origine musulmane chiite) de plus ou moins grande importance selon qu’il s’agit des Palestiniens citoyens israéliens (1,2 million sur 6,3 millions, soit près de 19 %), des Palestiniens qui résident dans les territoires occupés en 1967 (2,9 millions) et de ceux qui sont dispersés dans le monde (5,5 millions). En Israël même, les Palestiniens sont à 80 % sunnites, 11 % chrétiens et 9 % Druzes. Dans les territoires autonomes, occupés et annexés, les Druzes sont absents et les chrétiens n’y constituent plus qu’une communauté résiduelle (1,7 %) dont les membres relèvent d’une quinzaine d’Églises. Suite aux guerres et à leurs exodes successifs et sous la pression des difficultés économiques, les chrétiens ont, en effet, préféré rejoindre leurs coreligionnaires installés de longue date en Amérique ou en Australie (sur une communauté évaluée aujourd’hui à quelque 400 000 membres, plus de 55 % ont dorénavant quitté la Palestine historique). Dans les territoires occupés en 1967, la quasi totalité de la population juive est constituée de colons installés à l’occasion de l’occupation (environ 400 000 personnes pour moitié à Jérusalem-est annexée) ; seule est palestinienne la petite communauté (juive) samaritaine rassemblée autour de ses lieux saints du Mont Garizim près de Naplouse (sur les quelque 550 membres que compte encore la communauté, 300 habitent Naplouse tandis que les 250 restants, citoyens israéliens, résident à Holon dans la banlieue de Tel-Aviv).
Musulmans et chrétiens, des différences pas un clivage
Même si aujourd’hui plus des trois quarts des Palestiniens se disent pratiquants ou même activistes religieux, l’appartenance confessionnelle n’a jamais constitué le principe explicatif des heurts inter-palestiniens de la période moderne, résistance au sionisme mise à part.
Au 19e siècle, lors des deux grands conflits intercommunautaires des années 1830 et 1850, l’affiliation à chacun des deux « partis » en présence renvoyait ainsi à la rivalité antérieure à l’islam entre « Arabes du nord » (Qays) et « Arabes du sud » (Yaman) basée sur des généalogies tribales. Citadins, ruraux et bédouins, chrétiens et musulmans, s’identifièrent alors à l’un ou l’autre camp, la ligne de partage ne passant ni par la sociologie de l’habitat ni par la confession : tandis, par exemple, que les habitants de Bethléem, alors majoritairement chrétiens, étaient Yaman leurs coreligionnaires de Bayt Jâlâ la voisine étaient Qays dans le même « parti » donc que les très musulmans Hébronites.
La résistance au sionisme et la construction d’une identité palestinienne dès la fin du 19e siècle a toujours mobilisé dans un même effort les élites tant musulmanes que chrétiennes. Pour la période récente, certaines des plus importantes organisations membres de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) ont ainsi été fondées par des chrétiens (George Habache du Front populaire de libération de la Palestine, comme Nayef Hawatmeh du Front démocratique). Si Yasser Arafat et ses proches, fondateurs de Fath, sont des musulmans autrefois proches de l’islam politique des Frères musulmans, bon nombre de leurs plus proches collaborateurs, jusqu’à aujourd’hui, sont chrétiens comme bien des représentants de la Palestine à l’étranger.
Cette ouverture s’est traduite, dans le projet étatique palestinien des 40 dernières années, par un refus du confessionnalisme. Apparu dans le discours institutionnel palestinien en 1968 et maintenu comme objectif stratégique de la lutte nationale jusqu’en 1976, « l’État démocratique », en effet, avait été conçu comme « non confessionnel », à l’exact opposé du modèle libanais. La notion avait alors été déclinée en définitions diverses. La coexistence entre musulmans, juifs et chrétiens préconisée par Fath avait ainsi été envisagée par les organisations marxisantes plutôt en termes de coexistence entre Arabes et Juifs. Aucun des textes normatifs, de chacune des grandes organisations nationalistes comme de l’OLP, contrairement à une idée reçue, n’avait cependant alors caractérisé cet État de « laïque », notion trop impopulaire car associée le plus souvent à la liberté de mours d’un occident privé de Dieu.
La montée du prosélytisme islamique
En Palestine, à la différence des autres cas observés dans le monde arabe, l’islamisation du langage politique a tardé à s’imposer comme la norme. Après 1967 et durant les dix premières années au moins de l’occupation israélienne, l’islam n’a pas constitué l’argument fondamental de légitimation de la lutte de libération alors menée au nom du nationalisme arabe et/ou palestinien. En l’absence d’État, critiquer l’OLP, qui représentait le peuple palestinien, revenait à être perçu comme ouvrant pour l’ennemi, d’où les difficultés rencontrées par les islamistes palestiniens dans leur course à la légitimité politique, idéologique et sociale tout au long de la décennie 1980.
Au milieu des années 1970, pourtant, un mouvement se structure autour de la réislamisation plus ou moins autoritaire de la société. Se réclamant de la tradition de l’Association des Frères musulmans (née en Égypte à la fin des années 1920), cette mobilisation sociale se fait en lien avec les branches égyptienne et jordanienne de l’Association et reçoit le soutien financier des émigrés du Golfe ou de ces pays eux-mêmes. Les Frères musulmans parviennent alors à tisser un important réseau caritatif, tout particulièrement dans la bande de Gaza où Chaykh Ahmad Yasin, leur chef local, s’impose comme fédérateur charismatique.
Par leur prosélytisme plus ou moins coercitif, les Frères musulmans ont été à l’origine d’un renouvellement de la pratique religieuse qui perdure aujourd’hui, lié à des revendications qui mêlent identité nationale et identité religieuse. Leur modèle de vie, en effet, s’offre comme la seule réponse à apporter au cas spécifique des Palestiniens. Contraints à se rendre quotidiennement en Israël pour y travailler, ils s’y trouvent exposés à la consommation de drogue, d’alcool ou de pornographie associées à Israël et au modèle de vie occidental. Morale et nationalisme pouvaient alors se conjuguer et donner naissance à de nouvelles exigences en matière de vie quotidienne.
Jusque dans les années 1980, en Palestine comme ailleurs, le port (ou non) du foulard s’expliquait par de multiples facteurs : liée, en effet, à certains préceptes religieux, son utilisation témoignait néanmoins le plus souvent de la classe sociale, de l’origine régionale ou de l’âge. La robe traduisait également l’origine (le dessin de ses broderies permettait d’identifier le village d’où était originaire la femme qui la portait) et le statut social (les paysannes et les réfugiées). La montée de l’islamisme à partir des années 1980 a cultivé l’idéologisation du port du foulard et de la robe dans le cadre d’un pseudo retour à l’« authenticité ». Il s’agissait en fait d’une culture quasi entièrement inventée. La forme de cette tenue et sa couleur n’avaient strictement rien à voir avec les traditions locales mais s’inséraient dans une nouvelle mode islamique internationale. La tenue « islamique » devint alors le propre de femmes essentiellement éduquées, citadines et de milieu petit-bourgeois quand les paysannes et les réfugiées continuaient à porter leur foulard et robes traditionnels. La pression sociale ne venait alors que des milieux activistes et l’espace public demeurait ouvert aux femmes non voilées.
La consécration de l’islam politique
Blâmés pour l’absence de toute participation active de leur part à la résistance à l’occupation, la population maintint, à cette époque, les Frères musulmans dans une certaine marginalité et l’es islamistes ne purent intégrer la scène politique palestinienne qu’avec l’apparition, au début des années 1980, d’un courant d’un deuxième type. Malgré une absence d’homogénéité de structures, un nom générique est alors attribué à celui-ci : « Jihad islamique ». Concurrent des Frères musulmans dans le domaine de l’islam activiste mais doté d’un comportement politique fondamentalement différent, il fit de la Palestine la cause centrale de l’islam d’aujourd’hui. Sionisme et occupation israélienne constituant un barrage à toute réislamisation, leur destruction par le jihâd (« l’effort sur la voie de Dieu », sous toutes ses formes y compris la lutte armée) devint donc un devoir religieux.
Par son engagement anti-israélien, le Jihad libérait alors pour le mouvement islamique tout entier l’accès à la légitimité politique attachée en Palestine au patriotisme et jusque là monopolisée par le nationalisme. Décapité par la répression israélienne dès le début de l’Intifada de 1987 et prisonnier d’un mode de fonctionnement groupusculaire en dépit de la montée en puissance du « Mouvement du Jihad islamique en Palestine », le Jihad échoua néanmoins à devenir le catalyseur organisationnel de cette réconciliation entre la patriotisme et la religion.
Rompant avec leur passé, les Frères musulmans étaient dès les premiers mois du soulèvement eux aussi entrés dans la lutte active contre l’occupation en fondant le « Mouvement de la Résistance islamique », plus connu sous son diminutif Hamas (qui signifie « zèle »). Le réseau (mosquées, associations de bienfaisance, dispensaires, etc.) des Frères, dans toute son étendue et son ancienneté, fut alors mis au service d’un indéniable savoir-faire politique et d’un engagement militaire de plus en plus marqué avec leurs « Bataillons Izz Al-Din Al-Qassam ».
Renforcé par cette nouvelle légitimité née de la résistance anti-israélienne, le prosélytisme islamiste redoubla. L’Intifada de 1987, avec l’exacerbation des rapports entre occupants et occupés, chargea le foulard d’une nouvelle connotation, identitaire nationale celle-là. Le port du foulard devint le signe de la participation de la femme à l’Intifada et la marque normative de leur respect accordé aux « martyrs » de la nation. Il devint alors quasi impossible pour une femme, fut-elle chrétienne, de se déplacer à Gaza sans foulard. Mais les campagnes d’attaques menées contre celles qui se refusaient à le porter n’étaient pas limitées aux seuls activistes de Hamas, la « pudeur » islamiste devenait une norme. L’arrivée des returnees autour de Yasser Arafat, venus des sociétés plus « permissives » de Tunis ou d’Alger, et la mise en ouvre de l’autonomie à partir de 1994 ont ensuite allégé la pression sur le port du foulard avant qu’elle ne revienne à l’occasion de la deuxième Intifada.
L’Autorité palestinienne et l’islam
Ce phénomène d’idéologisation et de développement politique de l’islam ne pouvait laisser indemnes les organisations nationalistes pas plus que les institutions palestiniennes elles-mêmes sous contrôle de l’OLP. Dans les années 1990, pourtant, même si le vocabulaire des unes comme des autres témoigne d’une islamisation certaine, l’Autorité comme le peuple se tiennent toujours éloignés de toute violence confessionnelle.
A partir de 1988, avec la proclamation par l’OLP de l’État de Palestine, et surtout après 1996 avec la mise en place des institutions de l’autonomie, de nombreux projets de « Loi fondamentale » et de « Constitutions » ont été rédigés. Les premiers d’entre eux s’étaient abstenus d’aborder les questions de la religion de l’État et des sources de la législation dans un souci de reporter une prise de décision susceptible de diviser à la rédaction d’une constitution définitive élaborée en toute liberté dans le cadre d’un État souverain.
L’islam n’a ainsi été inséré au cour du dispositif institutionnel palestinien qu’à partir de 1996, tant dans les textes élaborés par le Conseil d’autonomie que dans ceux de l’OLP. Les projets des uns et des autres sont d’ailleurs désormais tous surmontés de la basmala, la formule coranique « Au nom de Dieu, le miséricordieux, celui qui fait miséricorde ». Tous, en des termes proches, font de l’islam « la religion officielle de l’État », et soulignent que celui-ci « accorde son respect aux révélations célestes » (une terminologie islamique qui inclut juifs, chrétiens et musulmans en tant que bénéficiaires d’une révélation divine) sans néanmoins entraîner la nécessité pour le président de l’Autorité d’être musulman. Tous stipulent également que « les principes de la charî’a (loi) islamique constituent une [souligné par moi] source principale de la législation ». La Loi fondamentale maintient par ailleurs le citoyen dans une appartenance à une communauté religieuse hérité des régimes antérieurs, ottoman, jordanien et égyptien : les questions de droit personnel sont, en effet, assujetties à des cours religieuses.
Dans le domaine des institutions islamiques, l’Autorité palestinienne a hérité des prérogatives du gouvernement jordanien, de jure en Cisjordanie mais de facto seulement à Jérusalem-est annexée par Israël qui y refuse toute présence palestinienne institutionnelle. A aucun moment ces institutions religieuses liées à l’Autorité d’autonomie n’ont cherché à affronter les islamistes sur le terrain de la religion elle-même dont les références leur sont désormais communes. Seule la soumission à l’agenda politique défini par l’Autorité leur fut exigée. Les islamistes, de leur côté, ont toujours mis en avant l’interdit de la « sédition » (fitna), la guerre entre musulmans maudite par le Coran, pour refuser d’entrer dans une logique de guerre avec l’Autorité.
Le jeu de la diversité
En dépit de la mise en ouvre dans le cadre du processus d’Oslo d’un processus d’unification du droit civil et religieux, les Palestiniens sont assujettis, selon les régions, à des systèmes différents dont la base commune est la loi ottomane imposée à la région depuis la défaite des Mamelouks en 1517. La Cisjordanie, annexée dans le cadre du royaume hachémite en 1950, est soumise à la loi jordanienne amendée par des décrets militaires israéliens ; la bande de Gaza, placée sous administration d’abord de l’Égypte entre 1948 et 1967 puis d’Israël à partir de 1967, obéit à la loi mandataire britannique amendée par les décrets des deux puissances ; la loi israélienne s’impose à Jérusalem annexée en 1967. Chacun de ces systèmes possède sa propre interprétation et prône sa propre pratique du droit personnel islamique. En ce domaine, quelques lois seulement ont été promulguées depuis 1994 par le qâdî al-qudâ palestinien ; elles s’appliquent en Cisjordanie et à Gaza et relèvent de l’école hanafite, l’une des quatre écoles sunnites de jurisprudence. Le droit personnel chrétien, quant à lui, obéit aux règles propres à chaque Église. Sont essentiellement concernés par le droit personnel les questions du mariage et du divorce, de l’héritage et de la garde des enfants.
Dans le domaine du droit personnel, aujourd’hui, comme depuis bien longtemps, la population joue de cette diversité institutionnelle et juridique pour obtenir les décisions favorables aux intérêts des uns ou des autres. Certains catholiques, par exemple, interdits de divorce, n’hésitent pas à devenir orthodoxes pour la circonstance quand un musulman résidant à Jérusalem préfèrera, pour une question d’âge minimum de la promise, se marier devant un tribunal de Cisjordanie plutôt que devant le tribunal islamique israélien. Les conversions entre islam et christianisme, en revanche, ne concernent toujours que quelques rares individualités et entraînent encore le plus souvent l’exil vers la grande ville ou même l’étranger.
Dans le domaine du droit pénal, les Palestiniens se sont refusé de façon générale, jusqu’à la mise en place de l’Autorité d’autonomie, à faire appel aux tribunaux plus ou moins directement contrôlés par l’occupant. Faute de moyens en hommes, affaibli par la diversité de ses références juridiques et souvent incapable de faire exécuter les jugements, le nouveau système judiciaire palestinien n’a jamais convaincu la majorité de la population à avoir recours à ses services. Comme par le passé, pour régler ses problèmes dans le domaine de conflits entre familles, de viols, de meurtres, de vols, de désaccord sur les propriétés, etc., elle continue donc à faire appel à la loi coutumière (en arabe ’urf qui veut dire « qui est connu »). Elle n’avait jamais totalement disparu de Palestine ; l’occupation l’a ressuscitée. Basée sur des traditions orales et faites de coutumes tribales et de préceptes religieux aux racines parfois antérieures à l’islam, la loi coutumière s’exerce en dehors des cours civiles et religieuses dans le cadre de « comités de conciliation » (lijân al-islâh). Constitués de cheikhs (« aînés »), toujours des hommes, dont la sagesse et la connaissance de la tradition ont été reconnues par consensus, ces comités bénéficient du soutien des clans et tribus garants de l’exécution de leurs décisions. Par un système de navettes et de négociations, le comité, agréé des deux parties en présence, a pour tâche de définir les termes d’un accord qui lui permettent de tenir une cérémonie de conciliation (sulha). Une amende, l’exil hors du village ou, en cas de meurtre, le prix du sang font partie des ressources mises à la disposition des comités, un prix dont le montant peut différer de celui fixé par les tribunaux religieux au nom de leur propre interprétation de la Loi islamique.
L’islamisme triomphant a ainsi échoué à éliminer ces usages peu orthodoxes de la jurisprudence comme à éradiquer les pratiques jugées déviantes du monde confrérique. Dans la bande de Gaza principalement, mais également en Cisjordanie, des chaykhs soufis continuent à présider des cérémonies et à enseigner, même si la discrétion est de rigueur. Les grands pèlerinages traditionnels ont, quant à eux, perdu une grand part de leur signification religieuse en dépit (ou à cause de ?) d’une tentative de récupération de la part de l’Autorité au nom de la « résurrection du patrimoine » mais les visites privées aux tombeaux de certains saints demeurent. Résistant à la prétention des Frères au monopole du discours religieux « moderne », de nombreux prédicateurs sillonnent les territoires (dans la mesure où le blocus le leur permet.) au nom du tabligh, ce mouvement piétiste né en Inde rigoriste mais rétif à tout engagement politique.
Dorénavant vécu comme le conservatoire de l’identité nationale menacée par l’occupation, l’islam s’est ainsi imposé bien au-delà des cercles restreints des activistes islamistes, marginalisant du même coup les tenants d’un nationalisme distant de la religion. La présence chrétienne en Palestine, au rythme de sa démographie actuelle, ne posera quant à elle bientôt plus aucun problème -si tant est qu’elle en ait jamais constitué un-, la cohabitation avec l’islam (et le judaïsme) d’un christianisme palestinien n’étant appelée à se poursuivre qu’en Israël même.