La gauche marocaine, quelle que soit son orientation, est en crise profonde de perspectives. Elle n’arrive pas à sortir des défaites et reculs qu’elle a connu, ni à élaborer une démarche stratégique pour surmonter ses faiblesses et son extériorité par rapport aux secteurs larges de société, les couches populaires et opprimées. Le M20F a dévoilé, comme un test grandeur nature, son incapacité à peser dans la construction d’un rapport de force. Elle est en réalité dans l’incapacité à construire des initiatives politico-sociales capables de changer même partiellement la donne, d’ouvrir ou de commencer à occuper un espace qui en fasse un acteur crédible. Elle réagit plus qu’elle n’agit. Nous laissons de coté ici « la gauche » du pouvoir (USFP, PPS) qui n’existe plus que comme appareil subordonné et intégré à l’appareil d’Etat pour aborder la situation de la gauche démocratique et radicale.
La gauche démocratique traditionnelle regroupée dans la coalition pour la monarchie parlementaire reste rivée à un horizon impossible : celui d’un compromis historique avec une monarchie absolue qui est la colonne vertébrale du despotisme. Construire l’état de droit contre l’ennemi ne peut se faire qu’avec l’ennemi. La logique interne de cette stratégie politique manque de souffle : elle fait l’impasse sur la confrontation nécessaire, prolongée, globale pour imposer des reformes durables et réelles, sur la base d’un large mouvement populaire, non institutionnel. Dans ce schéma, « la lutte » est un appui conjoncturel pour faire pression ou affirmer son existence. Mais non pas le cœur de la construction de l’alternative. Le « débouché politique » nait d’une illusion électorale, à chaque fois démentie, celle d’une percée progressive dans les institutions, en vue de construire un contrepouvoir à l’intérieur du système, et non pas dans la société. Ce débouché-là, portée par un « front » regroupant des courants qui se sont structurellement affaiblies ces 20 dernières années, impose des lignes rouges à tout travail de masse, à toute action spontanée ou à toute mobilisation qui entraverait la possibilité d’un compromis. la gauche démocratique développe une conception et pratique politique où le conflit doit céder la place à la conciliation, où l’accumulation lente des forces ne doit pas se faire déborder par des mobilisations de masses imprévues, où les tactiques s’épuisent à chercher dans le makhzen une aile moderniste. Les partis doivent diriger d’une manière responsable la marche des évènements et faire entendre au « Prince » qu’il est dans son intérêt de changer. Cette stratégie mène à l’impasse parce qu’elle occulte les conditions réelles d’un changement : l’ouverture d’une crise politique au sommet combinée à un réveil de l’activité indépendante des classes populaires, et la gauche démocratique ne veut ni de l’une ni de l’autre.
Le débat avec les militants et sympathisants n’est pas sur leurs positions face aux élections. La participation aux élections, sous un régime non démocratique, est une question tactique et non pas une position de principe. On peut être d’accord ou en désaccord et si on est en d’accord, cela n’épuise pas la discussion sur le contenu politique d’une telle campagne et ses objectifs. Non pas tels qu’ils sont proclamés, mais dans leurs effets réels pour développer ou non des mobilisations sociales et démocratiques, dans leurs effets ou non, pour délégitimer l’absolutisme. On pourrait en dire tout autant de la position de boycott.
Le débat n’est pas sur la question du Sahara. Que l’on soit favorable à sa « marocanité » ou pour le droit à l’autodétermination, une solution démocratique réelle nécessitera des ruptures politiques profondes au niveau des Etats, des frontières géopolitiques et le dépassement des formes héritées par la colonisation des Etats nations. Elle impliquera aussi une redéfinition du contenu d’une solution démocratique à partir des réalités sociales et démographiques où l’autodétermination ne peut se faire sans égalité des droits et inversement.
Le débat n’est même pas sur la monarchie parlementaire mais sur les conditions sociales et politiques d’une réforme radicale qui mettrait fin à l’absolutisme sous toutes ses formes.
Le vrai débat est celui de la stratégie de lutte pour transformer les rapports de forces sans quoi on s’adapte à celui qui existe et on finit par seulement exister dans le cadre du système. Et dans le cadre de cette stratégie, la question de l’unité d’action, sociale et politique, dans la défense conséquente des intérêts sociaux et démocratiques des classes populaires, dans leur luttes concrètes, quelques soient par ailleurs les divergences d’orientation politiques, est décisive..
L’erreur de ce point de vue commise par la gauche démocratique est de subordonner la question de l’unité d’action à un accord programmatique. Elle est incapable de penser la diversité des tactiques ni de comprendre que la lutte institutionnelle doit avoir pour centre de gravité la lutte de masse. Et en même temps, on ne peut ignorer que ces formations politiques, à des titres divers, regroupent des militants démocrates radicaux sincères dont l’apport est nécessaire pour la construction d’une alternative.
La Voie Démocratique a une approche élaborée de la lutte démocratique de masse, articulant le combat pour la construction d’une expression politique indépendante des travailleurs et exploités et les alliances tactiques ou stratégiques en vue d’un front de lutte populaire, permettant d’isoler le noyau dur du makhzen. Cette approche est le fruit d’un processus de réélaboration qui se substitue aux premières formulations stratégiques du mouvement marxiste-léniniste et d’Ilal Amam en particulier, et qui a trait à la question de la « violence révolutionnaire organisée des masses » (avec un contenu différent dans les années 70 et 80). Il y a une volonté de définir une ligne politique, non institutionnelle, qui tienne compte des rapports de forces à partir d’une réévaluation de la question démocratique…sans perdre de vue la perspective de libération nationale et sociale.
Pour autant, la VD , si elle a pu, relativement, acquérir une visibilité importante et renforcer ses points d’appui dans les organisations de masses, elle reste prisonnière d’un schéma de pensée et de construction qui est en deçà des défis et nécessités de l’heure. Elle n’arrive pas à dépasser, en termes de propositions politiques, la vision selon laquelle l’organisation politique doit être le vecteur de la direction politique du front et des organisations de masses, ni à dépasser les formes dogmatiques de l’unité politique. L’orientation politique générale reste trop marquée par une conception qui n’intègre pas la possibilité d’une radicalisation de masse où s’exprime une politisation par en bas différente de ce qui existe sur le champ politique.
Pourtant, les processus révolutionnaires dans la région ont montré que les soulèvements populaires n’ont pas attendu l’existence d’un front, d’une alliance, d’un parti révolutionnaire. Non pas que ces éléments ne soient pas nécessaires sur la durée mais c’est une démarche différente que de penser que le débouché politique qui cristallisera une alternative potentielle, naîtra principalement de recompositions et contradictions internes de la gauche organisée, de la crise du « mouvement démocratique et ouvrier traditionnel » ou qu’il naîtra de la construction d’une nouvelle représentation politique liée organiquement à de nouveaux cycles de mobilisations et expériences de luttes de masses et d’une pensée stratégique renouvelée..
Même en Tunisie, le front populaire qui représente un acquis, n’arrive pas à définir une orientation stratégique en phase avec les processus internes de la société , ni à surmonter son extériorité par rapport aux forces sociales motrices du soulèvement. Il n’assume pas le rôle d’une nouvelle force capable d’intervenir dans la remobilisation indépendante des secteurs populaire ni à rassembler des forces nouvelles qui ne sont pas liées à l’histoire de ses composantes. A leur manière, Syriza et Podemos ne sont pas le produit de l’ancien mais une traduction de l’émergence de nouveaux processus de radicalisation à l’intérieur de la société qui ont nécessité un réajustement profond des propositions politiques.
Ce réajustement complexe a été raté ou conçu comme impossible pour des organisations traditionnelles de l’extrême gauche et les courants intégrés de la gauche au système. Or ce que nous disent chacune à leur manière ces expériences, c’est qu’il n’y a pas d’offre politique déjà toute faite qu’il suffirait de renforcer mais la nécessité d’une dialectique nouvelle entre construction politique et mobilisation sociale. La conception du front portée par les camarades ne s’appuie pas justement sur cette dialectique. Elle repose sur un programme minimum, peu opérationnel du point de vue de son impact dans la société, parce qu’il est minimaliste et portée par une approche qui vise le plus petit dénominateur commun à différentes composantes.
Mais la question qui se pose est de savoir comment un programme d’action peut concilier le maximum de forces sociales et politiques ( organisées ) pour agir ensemble, mais aussi répondre d’une manière déterminée, à la nécessité de développer un nouveau cycle de lutte capable de transformer les rapports de forces et d’acquérir, au delà des forces organisées, un appui large dans la société. Plus qu’un appui, l’amorce d’un processus où s’accumule les conditions et les acteurs de l’émergence de nouvelles forces sociales et politiques autonomes. Il n’y a pas de recettes magiques ou doctrinaire mais Rosa Luxembourg, en son temps, avait déjà pointé le problème. Elle expliquait que ce n’est pas « la grève générale qui mène à la révolution mais la révolution qui mène à la grève générale ». Autrement dit , la contestation de l’ordre social tout entier est un préalable à la grève générale.
On oublie souvent que les grands mouvements populaires ne sont pas liés à des revendications immédiates ou des objectifs conjoncturels mais à des utopies concrètes. C’est y compris dans notre pays, le projet d’une indépendance qui a soulevé les forces populaires y compris les armes à la main, et non pas telle ou telle revendication partielle. Tout comme c’est l’aspiration à une société sans arbitraire, sans répression, sans corruption, de justice sociale et de dignité, qui a constitué le moteur des soulèvements dans la région en 2011.
On ne peut se satisfaire d’un programme d’action défensif ou visant seulement à permettre des alliances. Nous avons besoin d’une alternative globale, d’un projet de société qui permet aux masses de développer une énergie révolutionnaire, y compris pour leur luttes immédiates, et pas simplement d’avoir pour horizon, des luttes partielles et défensives. Avoir des propositions offensives qui traduisent un autre avenir est décisif. Ou si l’on veut l’alternative nécessite une perspective qui mette en relations les luttes entre elles, pour leur donner une cohérence autre que revendicative, qui saura faire un pont entre les combats d’aujourd’hui et un autre projet de société. Or sur ce point la gauche n’a pas d’horizon. Elle est en panne en termes de projet d’émancipation au-delà des formules. Elle n’arrive pas à faire du neuf en dépassant ses défaites. Elle ne se voit que comme force de résistance ou fidèle à un engagement antérieur. Cela pèse sur les propositions actuelles et imprime une certaine routine dans la pensée et l’action.
La conception de la lutte démocratique chez les camarades reste déconnectée à cette étape d’une lutte contre le capitalisme local et internationale, non pas sur le plan de la perspective générale mais sur le terrain des objectifs de lutte immédiats, cette question se posant pour les camarades après une éventuelle chute du makhzen. Or aujourd’hui la démocratie réelle est antagoniste non seulement au makhzen mais aussi au capital. La lutte démocratique vise centralement pour eux à définir les voies d’une constitution démocratique souveraine. Alors qu’elle devrait aussi prendre un contenu social ample, direct visant ouvertement à une répartition égalitaire de la richesse, impliquant une remise en cause du régime de propriété actuel, et inscrivant les objectifs de la lutte sociale non pas seulement sur le terrain de la conquête ou respect des droits, mais sur la question fondamentale de qui décide dans la société. Leur conception reste trop attachée à une lutte contre le makhzen comme régime politique, sans articulation, dans la lutte elle-même et les mots d’ordre, avec l’accumulation prédatrice. Comme des niveaux juxtaposés plutôt que combinés.
Autrement dit la lutte pour « une constitution démocratique » n’a pas les mêmes conséquences pratiques sur la conception du travail de masse et de la lutte sociale, des alliances, que l’exigence de « tout le pouvoir et la richesse au peuple ». Il faut aussi ajouter chez les camarades de la VD une conception politique de l’organisation qui n’est plus fonctionnelle dans le monde d’aujourd’hui et certainement pas dans notre société. Aucune organisation qui n’ouvre pas en grand, ses portes et ses fenêtres, n’a d’avenir. Et qui, en son sein, accepte le pluralisme des expériences, des opinions, des préoccupations, des contradictions. Et qui dans la dialectique avec le mouvement de masse cherche à ouvrir des espace de participation populaires par en bas. La recherche de l’efficacité dans l’action ne peut signifier un centralisme contradictoire avec l’auto organisation dans les processus de lutte, ni signifier la construction de cadres par « en haut », plus préoccupés à façonner de équilibres internes qu’ à déployer une créativité démocratique dans les formes de lutte et de décision. Il n’ y a pourtant pas d’autres issues pour dépasser la crise de confiance dans les organisations (qui n’épargne pas la gauche radicale ), « stabiliser » de nouvelles avant-gardes de luttes et ouvrir potentiellement la possibilité d’un nouveau cycle de politisation de masse.
De même la « convergence des luttes » ne peut être seulement le fruit d’une unité des forces existantes et d’un renforcement/construction des instruments des défenses organiques de masses (même si cela est vital et nécessaire). Ces « forces » et « instruments » restent pour l’essentiel, même lorsqu’ils sont combatifs, liés à des secteurs très limités des exploités et des opprimés, et ne jouent pas nécessairement un rôle d’entrainement global. Il faut un espace de participation, où des fractions plus larges réalisent l’unité par en bas, exprime directement leur radicalisation et action collective. Des espaces où se construisent des expériences réelles de luttes de masses.
Mais au-delà, la question est double : un parti ne se construit par une somme de tactiques. Il lui faut un projet d’ensemble en phase à la fois avec la période et à la conjoncture concrète. Revendiquer par exemple l’unité des courants marxistes dans un même parti ou dans un cadre plus large, n’apporte aucune solution bien que l’on ne peut s’opposer à cette perspective.. C’est continuer à penser que « le parti » qui aidera d’une manière décisive à la transformation radicale de la société ne peut être que la résultante d’un rapprochement de courants politiques liés au cycle historique précédent. Sans prendre la mesure du « basculement du monde » où les formes de radicalisation ne se traduisent pas en terme de réappropriation de l’héritage passé et des références diverses du mouvement ouvrier. Ni du fait que ce processus nécessite, non pas un volontarisme, bâti sur la simple affirmation d’une racine commune (le marxisme qui n’existe pas au singulier ) mais un accord sur les tâches politiques fondamentales dans le cadre d’une nouvelle période.
L’option d’une unité des révolutionnaires, à supposer qu’elle soit possible, ne suffit pas et il n’ y a pas de dépassement de la notion d’un parti qui apporte la ligne et la conscience de l’extérieur comme un état major , un « maestro » contraint de manœuvrer, d’être s’il le faut, pédagogique et flexible, mais qui par ses forces, éventuellement unies, finira par devenir la direction ferme attendue et reconnue par les masses. Les processus dans la vie réelle à l’échelle des expériences actuelles quel que soit la région du monde infirme cette approche. Penser que l’alternative se construira par un renforcement organique de tel ou tel courant (en recrutant petit à petit) ou sur une base idéologique (l’adhésion commune au marxisme) et une erreur à notre avis.
Les courants marxistes léninistes basistes : là c’est une trajectoire particulière. Nul ne peut ignorer la combativité des camarades, ni la réalité de leur radicalité, souvent d’ailleurs en réaction avec les mécanismes d’actions et de pensée a gauche qui ont été façonnées par l’adaptation aux marges permises par la façade démocratique (ou son acceptation). Souvent source de routine et d’ajustement à ce qui est toléré par le pouvoir. En réaction aussi à une pensée dominante à gauche qui, trop englué dans la conjoncture et la tactique, ne fait pas vivre l’exigence de la rupture et ressemble trop, malgré des discours différents, à des partis « installés » dans des règles du jeu imposées par le système tant ils sont excessivement « prudents » dans leur initiatives et manière de faire la politique. Mais cette trajectoire visant à l’origine à défendre la radicalité du mouvement révolutionnaire à ses origines, telle qu’elle est comprise par eux, est devenue une impasse.
Ces courants, à force de vouloir se délimiter sur toutes les questions en sont venus à construire un « bunker politique et idéologique » où la lutte contre l’ordre établi se confond avec la lutte contre tous les autres courants de gauche. Et où le cœur de l’action politique, n’est pas tant la recherche de l’implantation au sein des masses, avec ce que cela implique comme prise en compte des différents niveaux d’expérience et de conscience et des conditions d’une convergence des luttes (ce qui pose la question de l’unité) mais la recherche par le haut et à la marge, d’une confrontation politique qui dévoilerait la nature réelle du régime et de ses alliés « opportunistes » ou « révisionnistes ». La question de la lutte des prisonniers politiques, juste et légitime, est dans ce schéma le vecteur de l’expression de la contradiction fondamentale, ce qui est déjà simpliste et beaucoup plus discutable.
L’ensemble de leur pratique vise à découper une « frange radicale » visant à les renforcer comme courants plutôt qu’à créer les conditions d’une lutte de masse réelle et prolongée. Cette pratique est incapable d’inverser le rapport de forces ni même d’obtenir des luttes partielles victorieuses et encore moins de donner un nouveau souffle au mouvement étudiant. La difficulté de ces courants et de leurs alliés à construire sur le terrain politique une organisation commune, y compris à l’extérieur des facultés, témoigne de l’impasse d’une vision idéologique de la lutte, qui au nom de la défense du marxisme léninisme, occulte la nécessité de définir des tâches politiques fondamentales. Car cette « défense » ne donne en soi, aucune clef, pour élaborer une orientation concrète qui tienne de la complexité de la lutte des classes et des taches. Cette approche est en deçà des débats qui ont structuré le mouvement marxiste-léniniste dans ses premières années. Par contre, la lutte sur l’interprétation de l’héritage, qui par définition ne saurait être monolithique, ne suffit pas à éclairer le chemin de l’avenir et peut aboutir, et c’est le cas, à de nouvelles lignes de fractures….Au delà, la tendance est de soumettre le « mouvement réel « à la logique d’auto-affirmation au lieu de partir à chaque étape des intérêts généraux du premier. L’état actuel de l’UNEM en est l’illustration malheureusement dramatique.
Les courants marxistes révolutionnaires : la situation des groupes qui se réclament ou sont liés à un degré ou un autre à la IVe internationale n’échappent pas à ce panorama générale. Au-delà de la combativité de ces camarades sur une série de terrains, leur apport propre à la réflexion générale sur les combats nécessaires, leur rôle dans la construction de la solidarité internationale et locale et dans certains mouvements, l’effort, y compris de faire connaitre des aspects peu connus, au Maroc sur l’histoire du mouvement ouvrier internationale, ils sont confrontés à des difficultés majeures.
L’une d’entre elle porte sur la contradiction entre l’insistance à construire une force qui se revendique de la continuité de l’histoire, y compris ou même principalement en référence aux leçons du passé, et les enjeux de la période actuelle dans ses dimensions internationales et locales. Cette contradiction a aboutit à des divisions internes. La première dimension aboutit à une orthodoxie formelle et assez idéaliste avec le présupposé, que si la gauche radicale a historiquement failli, c’est en raison de son orientation ( « maoïste « et « stalinienne » ) et qu’il suffit en quelque sorte de faire connaitre par la propagande, les « véritables » leçons du passé pour construire une organisation sur des bases « claires ». Ce sont les idées justes ou fausses qui déterminent l’identité concrète. De Lénine, ne sera retenue que les leçons parfois interprétées d’une manière sommaire, de « Que faire ? », bien que très rapidement leur auteur a expliqué qu’il s’agissait avant tout du contexte russe, et que ce livre a été écrit dans une conjoncture politique précise. Depuis l’histoire a montré qu’il n’existe pas de formes organisationnelles absolues et que le combat pour l’indépendance de classes peut connaitre des expressions politiques plus complexes et diverses.
Cette approche est paradoxalement assez contradictoire avec les développements politiques et théoriques de la IVe internationale depuis la chute du mur de Berlin, insistant sur la nécessité, sans modèle clefs en main, d’« un nouveau programme et d’un nouveau parti » dans le cadre d’une « nouvelle période », y compris en laissant ouverte un certain nombre de questions stratégiques. Et même bien avant, en rejetant les conceptions d’une accumulation linéaire des forces par une simple transcroissance des noyaux révolutionnaires qui, par eux même, arriveraient à fusionner avec l’avant-garde de lutte. Au profit d’une approche plus complexe attentive aux recompositions sociales et politiques qui émergent dans le mouvement réel. Elle aboutit en réalité à une indétermination du projet politique concret à la fois dans le contexte particulier du Maroc et dans la période internationale que nous vivons, bien différentes que l’époque de Lénine et de Trotski.
Cela aboutit à une conception de l’unité qui se limite à la collaboration critique sur le terrain du travail de masses et des mobilisations mais qui exclut d’emblée le terrain de la construction politique de l’alternative, ignorant pourtant, élément décisif dans la tradition de la IVe internationale, la reconnaissance de la pluralité objective de courants révolutionnaires et anticapitalistes. Cela aboutit à une approche profondément propagandiste et activiste de la construction en décalage avec les besoins réels de la situation. Or aucune construction politique ne peut aboutir simplement en mettant l’accent sur ce qui différencie, sans chercher, malgré les différences ce qui est nécessaire et commun, là aussi en partant non pas de traditions figées, mais réinvestis dans un projet nouveau, qui ne soit pas seulement le replâtrage de l’ancien.
C’est aussi cela le succès de courants trotskystes ouverts qui ont participé, dès sa fondation et même ont été moteur, dans ce processus en Espagne avec Podemos et en Grèce avec Syriza. C’est sous des formes inachevés et sous-jacent, le débat qui oppose Almounadila et Tahaddi, cette dernière avançant la perspective d’une nouvelle représentation politique des classes dominées qui va bien au-delà du fait de changer les directions existantes ou de simplement renforcer la gauche radicale telle qu’elle est, mais d’intégrer la nécessité d’une reconstruction d’un nouveau mouvement ouvrier et populaire. Dans lequel, la question de la démocratie n’est pas seulement un résumé des tâches que la bourgeoisie locale ne peut assumer mais le cœur d’une nouvelle praxis révolutionnaire. Reste que y compris cette proposition plus ouverte reste largement inachevée et nécessite une élaboration plus globale sans quoi le risque de repli ou d’éclectisme peut s’imposer.
Dans une certaine mesure, la crise de la gauche, quel que soit ses orientations et ses composantes, est le produit de décennies de recul et de défaites qui aboutissent soit à des replis sectaires (eux-mêmes diversement cristallisés) ou à des tendances à l’adaptation au système (eux-mêmes divers). Et au-delà, à une incapacité commune à reformuler un nouveau projet d’émancipation mobilisateur, capable de réveiller l’enthousiasme de nouvelles générations et de redonner confiance aux secteurs populaires.
Dépasser cette situation est possible. La gauche de lutte a un capital militant et un réservoir de sympathie. Il existe aussi toute une catégorie de militants, anciens ou nouveaux, qui n’ont pas ou plus d’engagement partisan, mais sont proches dans le travail de masse de la gauche radicale. Mais il est nécessaire pour elle, d’abord de se regrouper d’une manière organique dans un cadre démocratique et pluraliste qui cherche à aller au delà de la simple addition de telle ou telle composante. Il est nécessaire d’assurer un renouvellement radical des pratiques pour que la place des jeunes et des femmes soient réelles et en phase avec la société réelle. il est nécessaire qu’une nouvelle génération s’empare, en forgeant sa propre expérience, de la construction politique.il est nécessaire de rompre avec les formes de démocratie formelle et de « centralisme démocratique » qui n’ont de démocratique que le nom, quand se maintiennent des directions instituées de longue date, parfois depuis plusieurs décennies, les formes hiérarchisées dans les rapports militants, l’esprit suiviste.
Il est nécessaire de réinventer un rapport différent au mouvement social, pas dans les discours, mais dans la pratique réelle : la construction d’une nouvelle représentation de celles et ceux d’en bas doit nous amener à changer nos pratiques militantes et organisationnelles, en partant des expériences de luttes, en nous ouvrant à toutes les confrontations politiques, en travaillant aux convergences de toutes ceux et celles qui sont les éléments essentiels pour cet objectif. Elle doit y compris rénover son langage, son profil général pour porter au cœur de la société, l’exigence de l’insoumission et de la rébellion.
Allons même plus loin. Ne commençons pas par dire que ce sera un parti, compte tenu des expériences de ce siècle, les formes d’organisation démocratiques seront inévitablement neuves, se construiront en avançant. Ne commençons pas à définir un programme d’en haut qu’il faudra expliquer, il se construira à partir des besoins, des préoccupations, des luttes et sera bien plus riches que tout ce que nous pouvons écrire même s’il faudra se mettre d’accord sur un certain nombre d’axes. Mais pour reconstruire ; il faudra du neuf, de nouvelles perspectives historiques même si nous ne partons pas de zéro et que bien des leçons de l’histoire restent essentiels et utiles. Mais il est temps de tout remettre à plat, d’avoir de convictions plutôt que de certitudes, d’accepter de discuter des bilans, non pas dans une logique de concurrence ou d’affirmation mais pour voire ce que l’on garde, ce que l’on développe et invente et ce qu’on laisse de coté. Loin de tout conservatisme d’organisation, loin de tout fétichisme du passé (ou d’expériences actuelles). Constatant seulement qu’à ce jour, que les expériences qui ont eu une certaine dynamique populaire durant ces 10 dernières années se sont appuyés sur de nouvelles forces et pas sur les partis traditionnels du vieux monde politique de gauche ou d’extrême gauche...
Il s’agira surtout d’accompagner ce rapprochement en radicalisant la volonté de rompre avec l’absolutisme et le règne du capitalisme et ce monde tel qu’il est. Non pas une radicalisation verbale et abstraite mais en ouvrant les espaces de participation et d’auto organisation à la base pour reconstruire une autonomie et volonté de lutte politique. En mettant la question sociale, et pas seulement les formes de domination politique, au cœur de la reconstruction d’une conscience de classe et du travail politique de masse, avec pour fil conducteur la lutte globale contre l’austérité sous toutes ses formes et l’exigence d’une démocratie réelle et globale, qui va bien au delà de l’affirmation constitutionnelle de droits... En occupant, sans vision de luttes principales ou secondaires, tous les terrains de lutte contre les oppressions et discriminations, comme élément essentiel de la confrontation globale. En discutant du sujet révolutionnaire qui, à la lumière des processus réels, ne saurait être homogène et unique, mais regroupe une pluralité de forces sociales, et dans un contexte, où le prolétariat a plusieurs réalités et visages. . En prenant à bras le corps, la discussion sur le « socialisme démocratique » (peu importe le nom s’il y a du contenu) que nous voulons et les mesures que le peuple devra prendre pour satisfaire durablement ses revendications. En posant ouvertement la question du pouvoir et de la révolution même si nous ne savons pas de quelle manière elle aura lieu.
La gauche ne connaîtra jamais d’avancée qualitative si elle est perçue seulement comme une force de résistance utile au jour le jour. Et le faire dans et avec le peuple. En prenant aussi à bras le corps la discussion sur le type d’organisation nécessaire, en faisant la démonstration pratique que nous ne sommes ni comme les autres, des politiciens professionnels (même si on veut le changement) ni englués dans une logique de boutique, en rendant attractif à une échelle large, l’engagement organisé. Nous avons besoin de dépasser l’héritage de la défaite à tous les niveaux. Et à faire radicalement du neuf en dépassant ce que nous sommes et d’où on vient et en s’ouvrant aux nouvelles générations. En réalité nous n’avons pas d’autre choix que l’unité et le renouveau même si on sait que l’unité ne concernera pas tout le monde et que le renouveau sera long et complexe. L’autre issue, tout le monde la connaît, la montée en puissance des égorgeurs et des obscurantistes et le maintien de la barbarie despotique au service d’un capitalisme prédateur. L’avenir de la gauche ne dépend que d’elle.
Lotfi Chawqui