Elles s’éteignent peu à peu : les victimes atomisées (hibakusha) des bombardements nucléaires sur Hiroshima et Nagasaki, les 6 et 9 août 1945, ont en moyenne aujourd’hui 80 ans. En 2005, ils étaient 240 000 ; en mars cette année, 183 519. Un tiers vit à Hiroshima. Les autres à Nagasaki ou éparpillés dans le reste de l’Archipel. Avec eux disparaît la mémoire vive de ce qu’ont vécu les enfants et les adolescents qu’ils étaient à l’époque.
« Ce que vous voyez aujourd’hui au Musée de la paix n’est rien comparé aux images qui hantent nos mémoires », témoigne Suneo Tsuboi (90 ans), président de l’Association des survivants de la bombe A qui a des groupes dans tout le Japon. Il avait 20 ans ce 6 août 1945 à Hiroshima, et se trouvait à un kilomètre de l’épicentre. Projeté de plusieurs mètres par la déflagration, gravement brûlé au visage et aux bras, Suneo Tsuboi resta quarante jours dans le coma.
L’horreur des heures, des jours et des semaines qui suivirent le bombardement en ce torride été japonais a été maintes fois racontée : les agonisants écorchés vifs, aux chairs en lambeaux pendant comme de vieilles hardes, les larves dans les plaies, les errants à moitié nus, hagards, les mères appelant leurs enfants dans des champs de cadavres… Des témoignages comme Journal d’Hiroshima, 6 août-30 septembre 1945, de Michihiko Hachiya (Tallandier, 2011), des films documentaires ou des romans dont le magistral Pluie noire (Gallimard) de Masuji Ibuse (1898-1993) et ce que l’on a appelé la littérature de la bombe (genbaku bungaku) s’en font l’écho.
« Plus je me souviens, plus je souffre »
Mais ces récits sont pour la plupart ceux de médecins, d’écrivains. Avec la disparition des victimes qui ont vécu ces moments atroces (350 000 « atomisés » dont 140 000 sont morts sur le coup ou dans les semaines suivantes) s’évanouit la mémoire des gens ordinaires : les mots sur lesquels ils trébuchent pour dire leur calvaire, la détresse de regards qui semblent un écho au cri du poète atomisé Sankichi Toge, « Rendez-nous notre humanité ! » Certains s’en veulent de ne pas avoir secouru de victimes, d’avoir laissé mourir des enfants dans d’insupportables souffrances ou simplement d’avoir été épargnés, mais l’instinct de vie les poussait à penser d’abord à eux-mêmes…
Keiko Ogawa, qui avait 8 ans en 1945 et se trouvait à 2,5 km de l’épicentre, fut miraculeusement sauvée. « Je me souviendrai toujours de la sensation de la main d’une femme atrocement défigurée qui m’agrippa la cheville implorant que je lui donne de l’eau. »
Hiroshima, avec son mausolée de la Paix à proximité du dôme éventré et calciné de ce qui fut le pavillon pour la promotion des industries locales, l’un des rares vestiges du feu nucléaire, a le culte du souvenir. Elle commémore, mais s’évanouit cette mémoire à vif, « celle des survivants qui est l’écho de la voix des morts », dit Mme Ogawa.
Ce sont ces souvenirs dans leur violence que s’efforcent de recueillir les « successeurs » : des hommes et des femmes qui ont établi une relation affective avec des hibakusha et s’attachent à transmettre leurs récits et leurs émotions. Le projet a été lancé par la municipalité en 2002 et il y a actuellement 141 « successeurs ». Selon Mme Minako Omatsu (43 ans), qui a eu de longs entretiens avec un atomisé, Masahiro Kunishige (84 ans), « il ne s’agit pas de recueillir des faits mais les sentiments des victimes, la douleur qu’ils ne verbalisent pas : lorsque M. Kunishige a commencé à se confier, ses yeux se sont embués de larmes : il y a là une part d’une vérité indicible de ce qu’il a vécu ». « Plus je me souviens et plus je souffre », dit pour sa part Suneo Tsuboi.
La mort frappa d’un coup. Puis, pour ceux qui survécurent, il y eut les jours et les semaines où il fallut survivre dans les décombres et la pestilence, sans soins – « on apaisait les douleurs des brûlures des victimes avec des tranches de concombre », se souvient Mme Ogawa – et sans eau – c’est en souvenir de ce manque qu’Hiroshima dispose aujourd’hui d’un grand nombre de fontaines et de pièces d’eau. Ensuite vinrent les années au cours desquelles les survivants s’installèrent dans l’attente des symptômes du mal obscur qui était en eux. Une lente agonie : « Nous découvrions que la bombe était dans nos corps », poursuit Mme Ogawa.
Pour les hibakusha, la défaite ne signifia pas la fin de la guerre mais le début d’un long calvaire physique et moral. Pendant des années, les victimes du feu nucléaire furent abandonnées à leur sort et à leurs angoisses. Au début de l’occupation américaine, les hôpitaux militaires furent fermés. En dépit des médicaments fournis par la Croix-Rouge internationale et l’armée américaine et du dévouement d’infirmières et de médecins japonais, les atomisés furent laissés pratiquement sans soins en raison du secret que les Etats-Unis entendaient maintenir sur les effets de la bombe. Jusqu’au traité de San Francisco qui, en 1952, rendit son indépendance au Japon, les informations sur Hiroshima et Nagasaki furent censurées et les photographies confisquées. Il était interdit aux victimes de raconter ce qu’elles avaient vu.
En novembre 1946, l’occupant ouvre un laboratoire militaire, l’Atomic bomb Casualty Commission (ABCC) : il ne prodiguait aucun soin mais examinait des victimes et exigeait les cadavres pour les autopsier. « Mes parents m’y ont emmenée : on a pris mon sang et on m’a dit de rentrer, se rappelle Mme Ogawa. Nous étions de simples cobayes. » L’ignorance de l’origine de ces pathologies spécifiques (vomissements de sang, perte des cheveux, troubles immunitaires et psychiques), de ces leucémies et cancers qui se déclaraient soudain, la crainte sourde que l’irradiation soit contagieuse, que les enfants soient condamnées avant même de naître ont fait des atomisés des êtres déshumanisés, discriminés, rejetés par les employeurs ou la famille d’un éventuel conjoint. « Si on mentait, notre faiblesse physique était vite remarquée et on était renvoyé sur-le-champ sans indemnité », soutient Suneo Tsuboi.
Jusqu’en 1957, les atomisés ne bénéficièrent d’aucune assistance spéciale. Puis, fut créé un système d’allocation et de soins gratuits en fonction de la proximité de l’épicentre et des symptômes. Mais beaucoup n’allèrent pas s’enregistrer par peur de la discrimination rampante dont étaient victimes les irradiés. « Même en famille, on n’en parlait pas et on cherchait à cacher aux autres que nous étions une famille d’atomisés : on disait que l’irradiation était congénitale, que nos enfants seraient handicapés, que l’on mourrait vite… », se souvient Mme Ogawa. « Longtemps, je n’ai pas dit que des membres de ma famille avaient été irradiés, reconnaît Kazumi Matsui, le maire d’Hiroshima. Après la naissance de mes petits-enfants, parfaitement normaux, j’ai commencé à raconter la vie de ma famille. »
« Une mémoire close »
A ceux qui préférèrent cacher leur passé et quitter les deux villes martyres s’ajoutent les victimes délibérément ignorées : les dizaines de milliers de Coréens (soit volontaires soit travailleurs forcés) qui se trouvaient à Hiroshima et à Nagasaki au moment du bombardement. Trois mille vivent aujourd’hui en Corée du Sud avec des indemnisations minimes et, sans doute, 2 000 en Corée du Nord (non reconnus comme des atomisés par le Japon, qui n’entretient pas de relations diplomatiques avec la République populaire démocratique de Corée).
Ce que demandent aujourd’hui les atomisés, c’est que l’on n’oublie pas leurs souffrances : non pour qu’on s’apitoie sur leur sort, non pour eux-mêmes, non par ressentiment mais pour les générations futures. « Il faut aller au-delà des origines de la guerre et prôner le renoncement à l’arme atomique, le stade suprême de l’inhumanité de la guerre. Son utilisation est injustifiable quelles que soient les raisons politiques ou religieuses invoquées », estime Kazumi Matsui. Selon Suneo Tsuboi, « il faut inlassablement “battre le tambour” pour que toutes ces souffrances n’aient pas été vaines ».
« Par vos appels à la raison, vous êtes les gardiens et les bergers de la planète Terre », écrit Mohammed Bedjaoui, ancien président de la Cour internationale de justice de La Haye, dans un hommage aux victimes. La représentation des bombardements atomiques comme un drame sans précédent a inscrit ceux-ci dans une « mémoire close », refermée sur elle-même et « déconnectée des guerres lancées par le Japon », estime l’historien Michael Lucken (Les Japonais et la guerre, 1937-1952, Fayard, 2013). L’Etat japonais, qui esquivait les responsabilités, et les Etats-Unis, « qui souhaitaient éviter qu’un traitement trop historique finisse par montrer que les massacres de l’armée impériale en Chine et les bombardements atomiques obéissaient au même type de logique, à savoir briser la résistance de l’ennemi », ont contribué à « orienter la commémoration du côté du deuil et de la prière », poursuit-il.
L’allergie à l’arme atomique reste profonde chez les Japonais, mais leur expérience du feu nucléaire peine à devenir le ferment d’un pacifisme condamnant toutes les formes de massacre des populations civiles.
Philippe Pons (Hiroshima, envoyé spécial)
Journaliste au Monde