Nous sommes pleinement conscients des menaces que les nouvelles formes de terrorisme font peser sur nos espaces démocratiques. La loi relative au renseignement adoptée récemment par le Parlement français entend être la réponse la plus appropriée à ces menaces. Nous nous inquiétons toutefois très vivement d’un certain nombre de points inhérents à cette loi qui touchent, non seulement au respect des libertés individuelles, mais au sens que nous entendons conférer à la construction du vivre ensemble.
Dans la loi en question, un régime d’exception se profile assez nettement. Ce régime vise en effet à légaliser des moyens exceptionnels de surveillance en les faisant accepter par l’opinion publique, en rendant de ce fait acceptable la possibilité de capturer toutes les données personnelles des citoyens, en instaurant par là un régime de suspicion généralisée. La confiance, qui est pourtant une dimension essentielle à toute coexistence, à tout échange, se verrait de la sorte explicitement bafouée. Le régime dominant serait celui d’une défiance qui ne serait plus simplement destinée à lutter contre le terrorisme, puisqu’il s’agit – selon le texte de la loi – de prévenir « des atteintes à la forme républicaine des institutions » ou des « violences collectives de nature à porter atteinte à la sécurité nationale ». Les critères de dangerosité s’étendent ici au point de devenir très flous, en créant un risque de grave confusion entre d’éventuelles actions terroristes et des actes de dissidence, voire de militantisme. Surtout, à partir de quels principes et de quelles valeurs ces critères seront-ils forgés ? Quelles garanties aurons-nous dans le long terme à cet égard ?
L’urgence de l’adoption de la loi sur le renseignement est également très suspecte. Elle renvoie au contexte de l’adoption du USA PATRIOT Act, ces lois d’exception qui furent promulguées en toute hâte au lendemain des attaques meurtrières du 11 septembre 2001. Or n’est-il pas ironique que certaines autorités aux États-Unis, foyer de la NSA et du Patriot Act, estiment que les mesures en place en France avant janvier 2015 étaient déjà largement suffisantes et adaptées à la lutte anti-terroriste [1] ? La seule chose qui changera véritablement par rapport à ce qui existait avant janvier 2015 est que cette loi permettra au pouvoir exécutif de devenir purement autocratique quant à la décision d’appliquer une surveillance ciblée et rapprochée. Cette décision pourra « émaner du Ministre de la défense, du Ministre de l’intérieur ou des ministres chargés de l’économie, du budget ou des douanes ». Sous couvert de codifier les méthodes déjà employées par les services de renseignement, la loi en question rendra légitime certaines pratiques illégales de la DGSI. Or ces pratiques ne concerneront pas seulement l’actuel gouvernement, mais tous ceux qui pourront arriver au pouvoir après l’élection présidentielle de 2017. A l’heure où le Front National n’a jamais été aussi haut dans les sondages, il y a de quoi trembler. Instituer la surveillance de masse à un tel degré serait une erreur très lourde de conséquences.
De plus, ce projet de loi nous apparaît exemplaire, comme l’exprime si justement la chercheure belge Antoinette Rouvroy, d’un « fantasme de maîtrise de la potentialité ». Le gouvernement pourra demander aux opérateurs téléphoniques et aux fournisseurs d’accès internet de mettre en place un algorithme capable de déceler « une menace terroriste » en fonction d’une suite de mots-clés tapés ou de sites consultés. Ce qui ressort dans la mise en place de ces dispositifs est une vision de l’homme qui serait désormais prédictible, ou qui pourrait être technologiquement « sous contrôle ». Or une telle appréhension du « fait humain » est éminemment contestable, voire naïve, dans la mesure où il peut y avoir quelque chose de formellement indétectable (sur la base de métadonnées) dans la préparation d’un acte terroriste. Il n’est, à cet égard, pas anodin si même dans certains milieux du renseignement (au sein de la DGSI par exemple), nombre d’agents reconnaissent préférer le renseignement humain et l’infiltration dans les réseaux, « qu’ils jugent plus efficaces, même si bien sûr ils ne dédaignent pas les informations que leur apporte la technologie ». [2] La récolte massive des données rendue possible par le Patriot Act aux Etats-Unis n’a, par exemple, pas empêché le crime perpétré à Charleston par le jeune raciste américain, Dylann Roof, en juin 2015. Est-il par conséquent raisonnable de mettre en place des dispositifs de captation massive des données ? Cela sans parler bien sûr des dérives que leur mise en place pourrait entraîner sous des régimes politiques (ou de gouvernements) moins scrupuleux. A l’instar des problèmes suscités par la dégradation de l’environnement, nous risquerions à terme de ne plus pouvoir faire marche arrière.
Enfin, si nous instituons des possibilités de capture de nos échanges dans un tel contexte législatif, nous entraverons la libération des imaginaires sociaux, de la créativité individuelle et collective (sous l’effet d’une autocensure permanente !) dont toute société démocratique a besoin pour se redéfinir sans cesse, pour « poser un nouveau commencement » [3]. Ce qui constituerait ni plus ni moins une hérésie à l’heure où les citoyens sont sommés de faire preuve de sens des responsabilités et de discernement (en faveur de l’écologie ou du développement durable par exemple). Car quelle forme de responsabilité est possible sans sentiment d’autonomie, sans liberté d’action et de parole, sans possibilité de formuler une « parole contraire » ? Quelles mises en question des ordres institués (dont la possibilité même nourrit l’avenir démocratique), quels « commencements » seront encore possibles dans une société où les citoyens se sauraient constamment épiés ? Quels équilibres psychiques et sociaux se dégageront de logiques policières et sécuritaires exacerbées ?
Hannah Arendt exprimait très bien de semblables inquiétudes par ces mots : « Ce n’est que lorsqu’on dérobe aux nouveaux venus leur spontanéité, leur droit de commencer quelque chose de nouveau, que le cours du monde peut être déterminé et prévu » [4]. A nous donc de nous interroger sur le monde que nous voulons continuer de bâtir, en fonction de quelles valeurs. La valeur de « progrès social », qui fut jadis portée par Jean Jaurès (cette grande figure du socialisme français !), devrait plus que jamais nous servir de critère pour nous permettre de conserver un juste équilibre entre le besoin de sécurité dont toute société civile a besoin et l’aspiration à la liberté, que chaque citoyen devrait pouvoir éprouver au plus intime de lui-même. Le motif de la sécurité ne pouvant, à lui seul, contribuer à ouvrir un horizon de sens.
Pour toutes ces raisons, et eu égard aux craintes légitimes qui sont actuellement exprimées par un grand nombre de citoyens (mais aussi de politologues, de juristes, de hauts magistrats, d’avocats, et de défenseurs des libertés sur Internet) [5], il est essentiel de prendre la mesure des conséquences (sur le long terme) induites par le divorce entre le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire que cette loi sur le renseignement instaurerait, ceci au détriment des valeurs républicaines les plus fondamentales. Il convient enfin de réaliser à quel point l’instauration de dispositifs technologiques tels que ceux engagés dans cette loi pourrait avoir des impacts irréversibles pour l’avenir de nos équilibres sociaux, psychiques et démocratiques.
Après les révélations d’Edward Snowden, le monde attend de la France une tout autre politique, capable de redonner leur crédit aux promesses d’émancipation offertes par un Internet fidèle à l’esprit des Lumières. Au-delà de ses aspects foncièrement liberticides, cette loi fermerait pour très longtemps sinon pour toujours la possibilité que la France impulse en Europe pour le XXIe siècle une politique du numérique que le Premier Ministre prétendait lancer au moment où, il y a moins d’un an, il annonçait en ce domaine crucial une concertation nationale.
Signataires :
Marc Abélès, anthropologue, directeur de recherche au CNRS ; Zygmunt Bauman, sociologue, professeur émérite à l’Université de Leeds (Grande-Bretagne) ; Alice Béja, rédactrice en chef de la revue Esprit ; Didier Bigo, politologue, maître de conférences à Sciences Po Paris ; Valérie Brunetière, linguiste et sémiologue, professeure à l’Université Paris Descartes ; Pierre-Antoine Chardel, philosophe et sociologue ; Valérie Charolles, philosophe et économiste ; Yves Citton, professeur de Littérature française à l’Université Stendhal de Grenoble ; Simon Critchley, philosophe, professeur à la New School for Social Research, New York (Etats-Unis) ; Andrew Feenberg, philosophe, titulaire de la Canada Research Chair in Philosophy of Technology, Simon Fraser University of Vancouver (Canada) ; Marie Goupy, philosophe ; Haud Guegen, philosophe, maître de conférences au CNAM ; Eric Guichard, anthropologue de l’Internet, équipe Réseaux, Savoirs, Territoires, ENS-Ulm ; Robert Harvey, philosophe et théoricien de littérature, professeur Stony Brook University (Etats-Unis) ; Martin Jay, historien, professeur à l’University of California, Berkeley (Etats-Unis) ; Marc Morjé Howard, juriste, professeur à Georgetown University (Etats-Unis) ; Thierry Menissier, philosophe, professeur à l’Université de Grenoble Alpes ; Olivier Mongin, ancien directeur de la revue Esprit ; Jean-Claude Monod, philosophe, directeur de recherche au CNRS ; Marc-Olivier Padis, directeur de la rédaction de la revue Esprit ; Gabriel Périès, politologue ; Jean-Michel Rabaté, professeur de littérature comparée à l’Université de Pennsylvanie (Etats-Unis) ; Gabriel Rockhill, philosophe, professeur à l’Université Villanova, Philadelphie (Etats-Unis) ; Antoinette Rouvroy, juriste, chercheure à l’Université de Namur (Belgique) ; Edwige Rude-Antoine, juriste et sociologue, directrice de recherche au CNRS ; Bernard Stiegler, philosophe, directeur de l’Institut de Recherche et d’Innovation ; Marie-Jo Thiel, professeure des universités, directrice du Centre Européen d’Enseignement et de Recherche en Ethique (CEERE), membre du European Group on Ethics in Science and New Technologies ; Serge Tisseron, psychiatre et psychanalyste, directeur de recherche à l’Université Paris VII ; Hélène Volat, bibliothécaire émérite de Stony Brook University (Etats-Unis).