Le prix de la preuve
Le 26 avril 1963, Herbert Haller, chimiste et responsable de la recherche agronomique au ministère américain de l’agriculture, expliquait au New York Times qu’il n’y avait pas lieu de trop s’inquiéter. Le DDT ? On en faisait sans doute un peu trop. Rachel Carson venait de publier Printemps silencieux – célèbre réquisitoire contre l’insecticide miracle, massivement utilisé depuis les années 1940 – et la polémique faisait rage. Pour M. Haller, il n’y avait « pas de preuve que les insecticides soient nuisibles à l’homme », ajoutant que « bien qu’il soit utilisé depuis plus de vingt ans, le DDT n’a jamais été signalé pour des effets délétères dans l’organisme humain ».
Techniquement, M. Haller avait raison. De telles preuves, il n’y en avait pas. Ce que l’on savait alors était que le DDT se dégrade très lentement, qu’il s’accumule dans les organismes et qu’il est toxique pour des animaux au cycle de vie plus court que celui des hommes. Tout cela montrait l’existence d’un risque, mais ne faisait pas stricto sensu la preuve de la toxicité chronique de l’insecticide pour les humains.
Il suffisait d’attendre. En 1963 naissaient les femmes qui ont aujourd’hui 52 ans. Des chercheurs californiens conduits par l’épidémiologiste Barbara Cohn (Public Health Institute à Berkeley) se sont précisément intéressés à un échantillon d’entre elles. Ils ont analysé des prélèvements sanguins conservés en chambre froide et effectués voilà plus d’un demi-siècle sur les mères de celles qui sont aujourd’hui de jeunes cinquantenaires. Certaines sont touchées par un cancer du sein. D’autres, non. En comparant ces deux populations, les chercheurs concluent, dans la dernière édition du Journal of Clinical Endocrinology & Metabolism, que le quart de celles qui ont été le plus exposées in utero au DDT ont eu un risque quadruplé de contracter la maladie, par rapport à celles qui ont été le moins exposées. Transposé à l’échelle de la population américaine, le résultat présenté est vertigineux.
Travers toujours à l’œuvre
Voilà un élément de la preuve qui manquait à Herbert Haller en 1963. Un élément de preuve qui ne peut venir que trop tard, lorsque les dégâts sont déjà là, car ce sont bien les malades et les morts, indexés dans les tableaux des épidémiologistes, qui forment la preuve recherchée.
S’il faut parler de ce travers, c’est qu’il semble aujourd’hui toujours à l’œuvre. Plastics Europe, l’association qui représente les fabricants européens de plastique, cherche ainsi noise à la loi du 30 juin 2010 qui proscrit, depuis le 1er janvier 2015, l’utilisation de bisphénol A (BPA) dans les contenants alimentaires. Cette interdiction, selon les marchands de plastique, serait disproportionnée. Saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), le Conseil d’Etat a renvoyé la question, le 17 juin, au Conseil constitutionnel.
Parfois, le discours scientifique est mis à profit pour augmenter à l’infini les niveaux de preuve exigés pour prendre des mesures qui incommodent
Bien que non persistant, le BPA a de troublantes ressemblances avec le DDT. L’un comme l’autre sont des perturbateurs endocriniens mimant les œstrogènes (les hormones féminines) ; l’un comme l’autre sont suspectés d’augmenter les risques de cancer du sein, plus tard dans la vie, après exposition dans la période périnatale. C’est d’ailleurs l’évaluation de ce risque spécifique, par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), qui a conduit la France à restreindre l’usage du BPA.
De fait, on en sait aujourd’hui bien plus sur le BPA qu’on avait d’informations sur le DDT en 1963. Testé en laboratoire, le BPA est responsable de nombreux effets délétères sur les rongeurs : cancers hormono-dépendants, baisse de fertilité, troubles métaboliques, neurocomportementaux, immunitaires, etc. Ensuite, de nombreuses études de biosurveillance suggèrent que ces troubles surviennent à des expositions semblables à celles que connaissent de nombreux humains dans leur vie quotidienne. Enfin, l’ensemble des troubles constatés chez les animaux exposés sont également en augmentation dans la population humaine.
Lumière perturbante
Ces éléments suffisent-il à restreindre le BPA ? En raisonnant en « bon père de famille », sans doute. Mais parfois, le discours scientifique est mis à profit pour augmenter à l’infini les niveaux de preuve exigés pour prendre des mesures qui incommodent. Prenant le contre-pied de son homologue française, l’Anses, l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) assure dans son dernier rapport sur le BPA, rendu en janvier, que celui-ci ne pose aucun problème aux niveaux actuels d’exposition ; c’est d’ailleurs sur la foi de cette opinion que Plastics Europe attaque la loi du 30 juin 2010…
Pour parvenir à une opinion si rassurante, l’EFSA a dû écarter de son analyse un grand nombre d’études académiques. Au point que de nombreux chercheurs se demandent si l’agence européenne fait toujours, sur ce sujet, de l’évaluation du risque ou si elle a plutôt versé dans la recherche de preuve, au sens de ce qu’Herbert Haller attendait en 1963, à propos du DDT : pour agir, il faut des preuves, et pour avoir des preuves, il faut pouvoir compter les morts.
De fait, des courriels internes à l’agence, obtenus par l’ONG Corporate Europe Observatory [1], jettent une lumière perturbante sur la manière dont l’EFSA a par exemple établi son dernier rapport, rendu en 2013, sur les perturbateurs endocriniens. Un des experts du panel dit à ses collègues être « embarrassé » de voir que l’EFSA s’apprête à conclure à « l’exact opposé » du rapport de l’Organisation mondiale de la santé sur le même sujet ; il demande que la version de travail du rapport de l’EFSA soit modifiée. La réponse, venue du scientifique chargé de superviser l’expertise, concède qu’il faut modifier la conclusion. Cela ne sera pas fait. Pas de preuves, pas de problème.
Stéphane Foucart
Journaliste au Monde
* « Le prix de la preuve ». LE MONDE | 22.06.2015 à 11h36 • Mis à jour le 22.06.2015 à 14h34.
Bisphénol A : à qui profite le doute ?
Nous voici donc dans une situation légèrement embarrassante. Celle d’avoir à rendre compte des avis divergents de deux autorités scientifiques a priori également estimables. A ma droite, l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) ; à ma gauche, son homologue française, l’Agence de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses).
L’agence européenne a rendu, le 21 janvier, son avis sur le désormais célèbre bisphénol A (BPA) et estime qu’« aux niveaux actuels d’exposition », cette molécule « ne présente pas de risque pour la santé des consommateurs de tous les groupes d’âge ». Or, voilà deux ans, l’Anses publiait une opinion contraire. L’agence française estimait pour sa part que le BPA n’est pas anodin et que les enfants exposés in utero ont notamment un risque accru de développer un cancer du sein plus tard dans leur vie. C’est sur la foi de cet avis de l’Anses que la France a décidé, sans attendre le reste de l’Europe, de bannir dès le 1er janvier le BPA des contenants alimentaires produits et importés sur son territoire.
Qui croire ? Une posture journalistique confortable est de jouer de la confusion fréquente entre neutralité et objectivité pour renvoyer les uns et les autres dos à dos et remettre ainsi tranquillement son opinion à plus tard. « Le temps que les experts se mettent d’accord », selon l’expression consacrée. Il est aussi possible de s’intéresser d’un peu plus près à la question.
Le fait est qu’il existe un hiatus considérable entre l’opinion de l’EFSA et celle qui domine dans la communauté scientifique compétente. Plusieurs centaines d’études, en particulier sur des animaux de laboratoire, suggèrent que l’exposition à des faibles doses de BPA peut conduire à des effets indésirables sur le développement de la glande mammaire, du cerveau, de la prostate et du testicule, sur le métabolisme des graisses, sur la reproduction, sur l’immunité, etc. Les effets les plus notables surviennent plus tard dans la vie, lorsque l’exposition s’est produite dans les périodes-clés du développement (période fœtale, petite enfance).
Faiblesses méthodologiques
Le lecteur suspicieux pourra constater lui-même, dans une base de données de la littérature scientifique (pubmed. com, scopus. com, etc.), l’existence de ces travaux expérimentaux. L’EFSA ignore-t-elle réellement toutes ces études ? Ce serait un peu gros. Ce que reprochent de nombreux scientifiques à l’agence européenne est de les écarter, une à une, en raison de leurs faiblesses méthodologiques et d’ignorer leur cohérence d’ensemble.
Un peu comme si des centaines de témoins, interrogés après un crime, décrivaient tous le même suspect et voyaient pourtant leurs témoignages systématiquement disqualifiés : le premier témoin n’est pas crédible car il est légèrement astigmate, le second n’a pu voir le coupable car il faisait nuit, le troisième est passé alors qu’il pleuvait, le quatrième avait bu un verre de vin, etc. Tout le problème est que, dans cette enquête policière, les enquêteurs donnent un poids considérable à un tout petit nombre de témoins, qui jurent n’avoir vu aucun criminel pour la bonne raison que le crime n’aurait pas eu lieu.
Par exemple, pour calculer la dose journalière tolérable (DJT) de BPA, les experts de l’EFSA utilisent les résultats d’une unique étude menée sur des souris, financée par l’industrie chimique et publiée en 2008. Ce qui conduit à une DJT si élevée que l’exposition de la population à la fameuse molécule est, selon l’EFSA, parfaitement inoffensive. L’étude-clé utilisée par l’EFSA est-elle vraiment plus crédible que les autres ? En réalité, non seulement elle est entachée de conflit d’intérêts, mais elle a subi une réfutation publiée sabre au clair par près d’une quarantaine de spécialistes dans l’édition de mars 2009 de la revue Environmental Health Perspectives. De cela, nulle mention dans le rapport de l’EFSA.
Le doute scientifique a jusqu’à présent plus bénéficié à la prospérité industrielle qu’aux enfants à naître
De même, une étude conduite par un chercheur américain lié à l’industrie du plastique, et publiée en 2011, ne trouvait nulle trace de BPA actif dans le sang d’une vingtaine de sujets étudiés en laboratoire… Elle aussi a été fortement contestée par plusieurs chercheurs, mais, pour les experts de l’EFSA, peu importe : elle pèse plus dans leur rapport que toutes celles, nombreuses, qui détectent la substance dans le sang de la population.
Ainsi, pour en revenir à notre parallèle policier, voici des enquêteurs qui mettent en doute les dires de dizaines ou de centaines de témoins, mais n’interrogent jamais ou presque le témoignage de quelques-uns, tous proches parents du principal suspect et tous atteints de myopie congénitale…
Le dernier rapport de l’EFSA contraste malgré tout avec ses précédents avis sur le BPA. L’agence n’a pu camper complètement sur ses positions. Pour la première fois, elle admet des « incertitudes » sur certains effets et a revu à la baisse sa DJT, qui passe de 50 microgrammes par kilo de poids corporel par jour (μg/kg-pc/j) à 4 μg/kg-pc/j. Cette valeur demeure encore bien au-dessus des niveaux considérés sans risque par l’Anses.
Peut-on à l’inverse faire à l’agence française un procès en « précautionnisme » ? Après tout, il existe des chercheurs compétents, sans conflit d’intérêts, qui pensent que les preuves manquent pour faire du BPA un vrai problème de santé publique. Bien sûr. Mais ce serait oublier qu’à peu près tous les troubles observés sur les rongeurs exposés au BPA sont aussi des troubles émergents dans la population humaine. Cela ne prouve rien – une multitude de facteurs autres que le BPA sont à l’œuvre. Mais cela rappelle que le doute scientifique a jusqu’à présent plus bénéficié à la prospérité industrielle qu’aux enfants à naître, et qu’il n’y a pas beaucoup de raisons à cela.
Stéphane Foucart
Journaliste au Monde