Amy Goodman : Notre hôte est Michelle Alexander. On connaît son livre The New Jim Crow : Mass Incerceration in the Age of Colorblindness [Le nouveau système ségrégationniste : l’incarcération de masse à une époque de négation des discriminations raciales, ndt]. Il est sorti il y a quelques années, bouleversant le pays (cf. solidaritéS, nº 208). Le San Francisco Chronicle en a fait « la bible du mouvement social » ; pour Cornel West, « c’est devenu immédiatement un classique ». Même la revue Forbes l’a décrit comme « dévastateur », et la New York Review of Books n’a pas hésité à écrire : « Alexander mérite d’être comparée à Du Bois [1868-1963, fameux écrivain et militant états-unien, anticolonialiste et antiraciste] pour son aptitude à synthétiser et à présenter une histoire complexe comme un puissant drame humain ». C’est un livre qui change la donne.
Juan Gonzalez : Une partie de l’enquête du département de la Justice à Ferguson a porté sur les infractions routières et montré que les Afro-Américains qui représentent environ ²⁄3 de la population de la ville comptent pour 85 % des contrôles, 90 % des amendes, 93 % des arrestations et 88 % des cas où la police fait usage de la force. Les conducteurs afro-américains ont deux fois plus de probabilités que les blancs d’être fouillés, bien qu’ils soient moins susceptibles de détenir des drogues ou des armes à feu, et sur quatorze incidents connus dans lesquels des chiens policiers ont mordu un suspect, la victime est un Afro-Américain. Ces résultats étayent la plainte pénale déposée par des habitant·e·s de Ferguson, qui accuse l’administration locale de créer « un système moderne d’emprisonnement pour dettes » qui vise les Afro-américains en multipliant interpellations et amendes et les incarcère ensuite, lorsqu’ils ne peuvent pas payer.
AG : Michelle Alexander, pourriez-vous revenir sur ces arrestations comparées à « un système moderne d’emprisonnement pour dettes » ?
Michelle Alexander : C’est une partie de l’histoire dont beaucoup de gens ne sont pas conscients. Cette façon qu’a notre système pénal de viser les pauvres gens, en particulier les personnes de couleur pauvres, de les arrêter pour des délits mineurs, les mêmes délits que l’on observe souvent dans les communautés de classe moyenne ou sur les campus, mais qui y sont largement ignorés. Ils sont visés, arrêtés ou poursuivis, puis assaillis d’amendes et de taxes, qu’il leur est pratiquement impossible de payer. Ensuite, des mandats sont lancés pour les arrêter parce qu’ils ne se sont pas présentés devant la cour ou qu’ils n’ont pas payé leurs amendes à temps, ce qui les enferme dans un système dont ils ont peu de chance de sortir.
On peut revenir à l’histoire pour voir que ce n’est pas la première fois qu’on a fait cela. Slavery by another name [L’esclavage sous un autre nom de Douglas A. Blackmon, 2009] est un livre important, que tout le monde devrait lire. Il explique comment, après la fin de l’esclavage, un nouveau système de contrôle racial et social est né, sous le nom de convict leasing [location de prisonniers]. Après la fin de l’esclavage, les Afro-Américains de sexe masculin ont été arrêtés en masse pour des délits sans aucune importance (vagabondage, formation d’attroupements ou traversée de la chaussée hors des passages prévus), et ensuite emprisonnés et forcés à travailler pour les plantations. Ils étaient supposés gagner le prix de leur liberté, mais ne pouvaient jamais rembourser aux planteurs ou aux entreprises les coûts de leur hébergement et de leurs vêtements. Ainsi, ils se trouvaient réduits une nouvelle fois en esclavage, parfois pour le reste de leur vie. Aujourd’hui, nous voyons des millions de personnes de couleur pauvres piégés à nouveau dans un système de justice pénale qui les traite comme des marchandises, corvéables à merci.
JG : Cela ne concerne pas seulement ceux qui sont emprisonnés et perdent leurs droits civiques pour un certain temps, mais aussi ceux qui ont été arrêtés, qui ont un casier judiciaire et ne peuvent trouver un travail pour cette raison, puisque les employeurs disposent de bases de données où ils peuvent trouver ces informations. Quel en est l’impact de cela sur la capacité des Afro-Américains et des autres personnes de couleur à bénéficier d’une certaine mobilité sociale pour aller de l’avant ?
MA : C’est vrai, souvent les gens disent : « C’est une infraction sans importance, c’est pas grave, rien à voir avec une faute sérieuse ». Mais aujourd’hui, un petit délit est inscrit dans votre casier et un employeur peut y avoir accès par quelques clics sur son ordinateur. Cela peut vous conduire à ne plus trouver de travail, voire de logement. Les responsables du logement social peuvent vous exclure sur la base de votre casier judiciaire, même pour une arrestation qui n’a pas débouché sur une condamnation. Ainsi, pour des délits sans importance, des gens sont rangés dans un statut permanent de citoyen de seconde classe et doivent se battre pour survivre. C’est pourquoi il est d’une importance cruciale de ne pas sous-estimer ce type de poursuites, sous prétexte qu’il s’agit de délits mineurs. Elles peuvent réellement changer le cours de votre vie.
AG : Peut-être devriez-vous lire le premier paragraphe de votre livre ? C’est une histoire effarante qui remonte à l’esclavage, que je trouve vraiment importante, et que nous évoquons ce weekend avec le 50e anniversaire du dimanche sanglant de Selma en Alabama, lorsque des gens manifestaient pour leur droit de vote. Où en sommes-nous aujourd’hui ?
MA : « Jarvious Cotton ne peut pas voter. Comme son père, son grand-père, son arrière-grand-père, etc., il s’est vu refuser le droit de prendre part à notre démocratie électorale. L’arbre généalogique de Cotton raconte l’histoire de plusieurs générations d’hommes noirs, nés aux Etats-Unis, qui se sont vu refuser la liberté la plus fondamentale que la démocratie garantit – le droit de voter pour ceux qui décident des règles et des lois qui gouvernent nos vies. Le bisaïeul de Cotton ne pouvait pas voter en tant qu’esclave, son arrière-grand-père avait été battu à mort par le Ku Klux Klan pour avoir tenté de voter. Son grand-père avait été empêché de voter par les intimidations du Klan. Son père ne pouvait pas voter en raison des taxes personnelles et des tests d’alphabétisation. Aujourd’hui, Jarvious Cotton ne peut pas voter parce que, comme beaucoup d’hommes noirs aux Etats-Unis, il a été condamné et libéré sur parole. »
AG : Ainsi où en sommes-nous aujourd’hui, 50 ans après Selma, et bien plus longtemps après la fin de l’esclavage ?
MA : Aujourd’hui, on dit généralement – en particulier le jour où l’on commémore Martin Luther King – que nous avons beaucoup avancé. Pourtant, nous avons vraiment encore beaucoup, beaucoup de chemin à faire. Pour moi, les événements de ces derniers mois, comme les taux ahurissants d’incarcération et l’existence de ce statut permanent de seconde classe qui piège des millions de personnes, nous montrent que nous ne sommes pas sur la bonne voie. Il ne s’agit pas de mesurer la longueur du chemin qu’il nous reste à faire, parce que nous sommes revenus sur nos pas et avons totalement quitté la bonne route. C’est pourquoi je ne cesse de répéter qu’il ne s’agit pas de faire des réformes mineures et de continuer à claudiquer dans la même direction. Il s’agit de se donner le courage d’un réexamen global de la situation des Etats-Unis, de prendre pleinement en compte notre histoire raciale, de même que notre présent, et de construire un mouvement large fondé sur la conscience de la dignité humaine de tous et toutes, en dépit de ce qu’ils sont, de où ils viennent et de ce qu’ils peuvent avoir fait.
JG : Et pourtant, nous avons récemment vu un arrêt de la Cour Suprême vider de sa substance la Loi sur les droits civiques [elle a en effet admis certaines restrictions, ndt]. Quelle a été votre réaction lorsque vous avez pris connaissance de cette décision ?
MA : Je pense que c’est un reflet de la situation actuelle. Je crois que la Cour Suprême, de même qu’un large secteur de la population, veut réellement croire que la race et l’inégalité raciale sont des choses dont nous ne devons plus du tout nous occuper. La supposée indifférence à la couleur aujourd’hui aux Etats-Unis signifie que nous fermons les yeux sur l’inégalité raciale sans pourtant fermer les yeux sur la race elle-même. C’est pourquoi je suis enthousiasmée par les protestations que nous avons observées, par ces mobilisations courageuses, créatives et non violentes. Cependant, la question demeure : comment passer d’une politique de protestation à la construction d’un mouvement de masse à long terme ?
AG : Récemment, John Legend et le rapeur Common ont gagné l’Oscar de la meilleure chanson originale du film Selma, Glory [cf. solidaritéS, nº 264]. Legend a même rendu hommage à toutes les luttes de ces dernières décennies, de la période des droits civiques à nos jours.
Bien sûr, Selma, bien que sélectionnée pour l’Oscar du meilleur film, n’a pas gagné, et Ava DuVernay, une jeune Afro-Américaine qui a été acclamée comme réalisatrice de ce film, n’a pas été retenue pour l’Oscar du meilleur réalisateur. David Oyelowo ne l’a pas été non plus comme meilleur acteur [il incarnait Martin Luther King, ndt]. En fait, aucun acteur ou réalisateur noir n’a été sélectionné cette année, ce qui a justifié ce hashtag : #OscarsSoWhite [Oscars si blancs – un mouvement pour dénoncer les biais raciaux de cette cérémonie]. Mais après que John Legend a pris la parole, beaucoup de commentateurs ont dit qu’il avait en fait cité votre livre, Michelle Alexander. Pourriez-vous nous dire ce que cela veut dire ? Des dizaines de millions de gens en ont été témoin, et la culture jour un rôle essentiel pour diffuser ce type d’informations.
MA : J’étais tellement fière de John Legend, qu’il ait utilisé cet instant sous les projecteurs pour évoquer l’incarcération de masse aux USA, et pour rendre le public conscient du prix payé par la communauté afro-américaine. J’espère que plus de gens connus, qui disposent d’un « gros micro » vont suivre le même chemin et commencer à parler haut et fort… En effet, nous ne serons pas en mesure d’avancer vers la construction d’un mouvement de masse si nous restons endormis et fermons les yeux sur ce problème. Contrairement à la ségrégation ancienne, il n’y a rien pour nous alerter sur ce nouveau système de castes. Si vous n’êtes pas directement touché, si vous n’avez pas été taxé de criminel ou si vous n’êtes pas périodiquement emprisonné ou forcé à indiquer que vous avez un casier sur vos formulaires d’embauche, vous pouvez mener votre vie sans savoir tout cela. Si nous voulons construire un tel mouvement, il va nous falloir révéler cela, dire courageusement la vérité, comme John Legend, pour permettre une prise de conscience plus large.
JG : Je voudrais avoir votre avis sur une autre mort tragique et sur ses suites : le tir sur Tamir Rice, ce garçon de douze ans abattu par la police alors qu’il tenait un révolver en plastique. Le maire de Cleveland s’est récemment excusé, parce que les juges de cette ville avaient prétendu dans le dossier d’instruction qu’il était responsable de sa propre mort. Que pensez-vous de cette façon qu’a le système judiciaire de présenter son propre raisonnement de manière à réussir à justifier tout ce qui se passe ?
MA : Ce qui émane des papiers de la Cour, c’est qu’elle a blâmé ce garçon alors que la police l’a abattu deux secondes après son arrivée sur les lieux, prétendant que c’était de sa faute et qu’il avait, d’une certaine façon, provoqué cette réaction. C’est un bon exemple de comment fonctionne l’incarcération de masse : ce sont ceux qui sont visés, et se retrouvent derrière les barreaux, qui sont blâmés : « c’est votre faute, vous êtes responsable de tout ce qui vous arrive ». En réalité, au cours des dernières décennies, bon nombre d’Afro-Américains ont été convaincus par une telle argumentation. Ainsi, nous serions responsables de l’incarcération de masse qui nous frappe. Si seulement nous remontions nos pantalons à la taille, restions à l’école et n’essayions jamais de prendre des drogues ; si seulement nous pouvions être parfaits et ne jamais faire d’erreurs, rien de tout cela ne nous arriverait. Mais, bien entendu, les jeunes gamins blancs qui font des erreurs, qui commettent de petits délits, traversent en dehors des passages cloutés ou fument de l’herbe, finissent tout de même par aller à l’université s’ils appartiennent aux classes moyennes. Mais si vous êtes pauvres, et que vous vivez dans les cités, ce type d’erreurs peut vous coûter la vie. D’ailleurs, nous les blâmons en disant que « tout cela est de leur faute ».
AG : Que jugez-vous nécessaire pour venir à bout de l’incarcération de masse dans ce pays ? Mais avant de répondre à cette question, pourriez-vous nous parler de vous ?
MA : Quand j’ai commencé à travailler comme avocate des droits civils, j’ai compris que notre justice pénale était biaisée sur bien des points, et j’ai supposé qu’elle était biaisée, comme toutes les institutions de notre société, par des stéréotypes conscients ou inconscients. J’ai pensé qu’il était de mon devoir de m’associer à d’autres avocats et juristes pour combattre les biais racistes partout et chaque fois qu’ils pouvaient se manifester au sein du système pénal. Cela m’a pris des années à prendre pleinement conscience du fond du problème, alors que je défendais les victimes du contrôle au faciès et des brutalités policières, que je m’intéressais à la répression des consommateurs de drogues des communautés pauvres de couleur, et que je tentais d’aider les prisonniers libérés à « se réinsérer », alors qu’ils voyaient les portes se refermer les unes après les autres devant eux. Je me suis ainsi aperçue que notre justice pénale n’était pas qu’une autre institution infectée par des biais racistes, mais qu’il s’agissait réellement d’une « bête » entièrement différente.
Au début du livre, je raconte comment j’avais vu une affichette sur un poteau téléphonique qui disait : « La guerre contre la drogue est le nouveau Jim Crow ». Je m’étais dit alors que c’était absurde. Notre système est biaisé, me disais-je, mais on ne peut pas le comparer à la ségrégation des années 1950 ou à l’esclavage, c’est absurde. Pourtant, de nombreuses expériences commençaient à m’ouvrir les yeux. L’une d’elles concernait un jeune homme qui était venu me trouver pour me dire qu’il avait été piégé par la police, qui avait mis de la drogue dans sa poche… et je ne l’ai pas cru. C’est seulement après avoir compris qu’il disait la vérité sur la corruption massive du département de police d’Oakland, que mes biais et stéréotypes, ainsi que mes privilèges de classe, m’avaient empêché de l’entendre, que j’ai réalisé la vérité que personne ne pouvait voir. C’est là qu’a véritablement commencé mon voyage, émaillé de nombreuses recherches, à l’écoute attentive des histoires de celles et ceux qui ne cessent d’entrer et de sortir de prison.
JG : Nous sommes confrontés maintenant à New York, spécialement à Brooklyn, à la révision d’un nombre impressionnant de cas qui se sont produits au sommet de l’épidémie du crack : de nombreuses personnes ont été condamnées à la prison sur la base de faux témoignages, la police faisant pression sur les témoins. Et maintenant, l’un après l’autre, ces condamnés sont libérés après avoir passé des années en prison, parce que ces faux témoignages avaient été concoctés par des officiers de police contre des Afro-Américains et des Latinos. Cet énorme scandale montre que personne ne pouvait imaginer que le système était corrompu à ce point, à une échelle aussi massive.
MA : C’est vrai… Qui croyons-nous ? Qui écoutons-nous ? De qui tenons-nous nos informations ? Durant ces dernières décennies, nous avons écouté la police, nous avons écouté les politiciens, nous avons écouté les procureurs. Mais les médias nous ont rarement rapporté la version des gens qui ont été visés et diabolisés ; et même lorsqu’ils l’ont fait, le plus souvent nous ne les avons pas crus : « ce sont des exagérations, ce n’est pas possible… » Pourtant, ce que nous avons vu avec le rapport du département de la Justice, ce que nous observons avec la montagne de preuves que j’ai essayé de réunir dans mon livre, c’est que nous devons prêter beaucoup plus d’attention aux récits et aux expériences de vie des gens qui ont été happés par ce système d’incarcération de masse.
JG : Je voudrais vous poser une question sur un autre aspect de l’incarcération de masse qui s’est développé rapidement ces dernières années. Environ la moitié de toutes les poursuites fédérales actuelles sont liées à l’immigration. Ainsi, nous voyons se développer des prisons privées qui incarcèrent une masse croissante d’immigrants. Le Congrès, afin d’obtenir de nouveaux financements pour la sécurité intérieure, insiste sur le fait que quiconque est interpellé, en provenance d’Amérique centrale, en train de traverser la frontière, doit être emprisonné. Que pensez-vous de cette expansion de l’incarcération de masse des immigrants, essentiellement latinos ?
MA : C’est absolument vrai. Nous voyons le système d’incarcération de masse, pour continuer à croître, tenter de s’adapter en recherchant de nouvelles populations à contrôler. En particulier, la quête de profits de l’industrie privée des prisons favorise cette nouvelle tendance. C’est pourquoi, lorsque nous parlons de mettre fin à l’incarcération de masse, nous devons, en même temps mettre fin à la déportation de masse et à la criminalisation des communautés immigrées aux Etats-Unis. En effet, ce sont les mêmes politiques de division raciale qui ont donné naissance à la guerre contre les drogues et au mouvement pour la « tolérance zéro », qui prennent aujourd’hui pour cible les communautés immigrées et contribuent à assurer la poursuite de l’expansion du « complexe carcéro-industriel ».
AG : Votre livre, The New Jim Crow, a été écrit à l’époque du président Obama. Qu’en déduisez-vous ? Est-ce que ce premier président afro-américain a fait la différence ? Est-ce qu’il a amélioré les choses ? Lorsque l’on considère l’incarcération de masse dans son ensemble, est-ce que les choses se sont détériorées ?
MA : […] Je pense que nous faisons face à de réelles difficultés qui résultent de cette présidence. L’une d’elles concerne la réticence des Afro-Américains à se montrer aussi courageux dans leurs critiques de la guerre contre la drogue et de l’incarcération de masse, dans la mesure où ces politiques se poursuivent sous le gouvernement Obama. La réalité c’est que la rhétorique a changé, mais que les politiques ont été beaucoup plus lentes à évoluer […]. Lorsque l’on considère le budget actuel de la guerre contre la drogue, la même proportion est investie pour la répression plutôt que pour le traitement et la prévention, comme sous les gouvernements précédents. Ainsi, même s’il est tentant de penser que des progrès supplémentaires ont été accomplis sous la présidence d’un Afro-Américain à la Maison-Blanche et d’un autre à la tête de la justice, en dépit de leurs beaux discours, je pense que nous ne devons pas être abusés par ces belles images, mais devons insister sur les réformes structurelles, en profondeur, qui s’imposent, de même que sur la nécessité de mettre fin à la guerre en cours contre la drogue.
JG : En février, le directeur du FBI James Comey a appelé la police, au niveau national, à réfléchir à ce qu’il a appelé une discrimination raciale inconsciente, dans la foulée d’une série de meurtres d’Afro-Américains désarmés. Dans son discours, il a dit qu’il fallait faire face à un racisme endémique au niveau national.
MA : Je dois l’applaudir pour avoir reconnu cela, parce qu’il y a des discriminations conscientes et inconscientes qui dominent l’action pénale d’aujourd’hui. Il tend cependant à attribuer cela à des officiers de police constamment en contact avec des criminels noirs et de couleurs, qui ne peuvent plus les supporter. Je pense que cela ne représente qu’une partie de l’histoire. En réalité, nous sommes en guerre contre certaines communautés, nos officiers élus ont déclaré une guerre aux crimes et aux drogues qui ne visait pas le crime et les drogues, mais des communautés définies par la race et la classe. Et cette mentalité de guerre a infecté le système pénal de telle manière qu’il semble aujourd’hui presque irréparable. Je pense qu’il est important pour nous de reconnaître que ces biais et stéréotypes qui émaillent notre système pénal ne sont pas simplement le produit de la confrontation avec un grand nombre de mauvais garçons dans la rue, mais qu’ils résultent d’une mentalité de guerre qui a été adoptée et institutionnalisée par les structures pénales des Etats-Unis.
AG : De quoi avons-nous besoin ? Vous parlez d’un mouvement de masse qu’il faut développer, mais lorsque vous considérez en particulier l’incarcération de masse, qu’est-ce qui devrait changer ?
MA : Un grand nombre de choses doit changer ; une longue liste de réformes doit être adoptée. Mais je pense que nous ne devrions pas partir de la perspective de bricoler ou de modifier marginalement cet état de choses, mais de définir ce que devrait être un système véritablement juste. Devrions-nous criminaliser la simple possession de drogues pour l’usage personnel ? Devrions-nous traiter l’usage de la drogue ou de l’addiction comme un problème de santé publique et non comme un crime ? Devrions-nous suivre l’exemple d’un pays comme le Portugal, qui a décriminalisé toutes les drogues, et arrêter d’incarcérer les gens qui pourraient avoir besoin d’aide pour investir dans le traitement des addictions et dans l’éducation et le soutien aux communautés où elles se développent ? Ainsi, il nous faut mettre fin à la guerre contre les drogues et à la mentalité de guerre que nous avons développée en nous débarrassant des politiques de « tolérance zéro ».
Cela signifie que nous devons transformer notre système pénal en abandonnant une perspective purement punitive pour promouvoir une vision basée sur une justice qui restaure et transforme, qui prend sérieusement en compte les intérêts de la victime, du criminel et de la communauté dans son ensemble. Il nous faut abolir toutes les lois qui autorisent une discrimination légale à l’égard des gens qui ont un casier judiciaire, qui leur dénie des droits humains fondamentaux – au travail, au logement, à l’éducation, à la nourriture. Nous devons décriminaliser ! Nous devons non seulement garantir le droit de vote aux personnes qui sortent de prison, mais aussi permettre aux prisonniers de voter, comme le font de nombreuses démocraties occidentales. Tandis qu’ici, aux Etats-Unis, nous refusons le droit de vote, non seulement aux prisonniers, mais souvent aussi à ceux qui ont été libérés, parfois pour le restant de leur vie. Il y a bien des choses à faire pour passer d’une mentalité de guerre à une mentalité qui développe la prise en charge, la solidarité et l’attention portée aux personnes pauvres de couleur en ne répondant pas de façon avant tout punitive.
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Discours de John Legend à la cérémonie des Oscars
John Legend : Nina Simone a dit qu’il était du devoir d’un artiste de refléter l’époque dans laquelle il vit. Nous avons écrit cette chanson sur la base d’événements qui datent de cinquante ans, mais nous disons que Selma c’est aujourd’hui, parce que la lutte pour la justice continue.
Common : Yeah…
JL : Nous savons que la Loi sur les droits civiques pour laquelle ils ont lutté il y a cinquante ans est aujourd’hui compromise dans ce pays. Nous savons que la lutte pour la liberté et la justice est d’une actualité brûlante. Nous vivons dans le pays qui connaît le taux d’incarcération le plus élevé du monde. Il y a plus d’hommes noirs sous contrôle judiciaire aujourd’hui, qu’il n’y avait d’esclaves en 1850. Lorsque des gens défilent en reprenant notre chanson, nous voulons leur dire que nous sommes avec eux, nous les voyons, nous les aimons et nous sommes de la partie. Dieu vous bénisse !
Le discours et la chanson Glory sont disponibles sur Youtube.