« Pour nous, il n’y a pas d’espoir. » Le constat est énoncé avec un rire sans joie par Kyaw Hla Aung, 75 ans, qui, dans une autre vie, fut avocat. Pour lui, comme pour les plus jeunes des autres musulmans rohingyas de l’Arakan, Etat situé dans l’ouest de la Birmanie, l’horizon se limite depuis deux ans à celui des camps de réfugiés.
Les Rohingyas, personne n’en veut : ni le gouvernement central de l’« Union du Myanmar », nom officiel de la Birmanie, ni les autorités de Sittwe, capitale de l’Arakan. Même au Bangladesh, ils ne sont plus les bienvenus. Les Rohingyas y furent pourtant naguère accueillis au nom d’une certaine solidarité islamique : durant certains épisodes tourmentés de leur histoire, ils ont été contraints de se réfugier dans ce pays voisin avec lequel ils partagent une origine ethnique commune, un dialecte et la religion musulmane.
Depuis 2012, date de l’éruption de graves violences intercommunautaires entre les bouddhistes de l’Arakan, majoritaires, et cette minorité musulmane, plus d’une centaine de milliers de Rohingyas sont parqués dans une vaste zone à l’extérieur de la ville de Sittwe. Plus de 200 personnes ont été tuées durant ces émeutes, principalement des musulmans.
« Je vais essayer de partir dans deux mois », dit Yacub, 34 ans, qui vit dans une hutte près de la plage. « Je suis en train de réunir la somme nécessaire pour payer les passeurs. » Une fortune : « Ça va me coûter dans les 2 000 dollars [1 650 euros] ou plus », précise-t-il en caressant distraitement un chaton noir. Son frère Mohammed Ayub, 30 ans, a tenté la périlleuse aventure maritime il y a quelques mois. Il a réussi à s’installer en Malaisie après avoir faussé compagnie aux trafiquants d’êtres humains en Thaïlande.
« Plan d’action »
Depuis octobre 2014, une quinzaine de milliers de Rohingyas ont fui à l’étranger. Le chiffre est en augmentation constante. Avant les troubles, ils étaient sans doute 800 000 en Arakan – environ un tiers de la population de l’Etat. Une centaine de milliers auraient décampé.
Ces « Roms » des confins de l’Asie du Sud-Est sont ici de longue date indésirables : les Birmans « de souche » les considèrent comme des étrangers et leur refusent l’appellation de « Rohingyas », estimant que ces derniers se sont « construit » une identité artificielle et qu’ils ne sont rien d’autre que des immigrants bengalis. Lundi 29 décembre 2014, l’Assemblée générale de l’ONU a d’ailleurs adopté par consensus une résolution appelant la Birmanie à accorder la nationalité birmane aux Rohingyas et à les traiter comme les autres citoyens.
Kyaw Hla Aung, qui se targue d’être l’héritier d’une lignée de musulmans implantée ici depuis la fin du XIXe siècle, rejette les ouvertures opérées récemment par le gouvernement de Birmanie. Un nouveau « plan d’action » propose aux Rohingyas, en grande majorité apatrides depuis qu’une loi de 1982 les a dépourvus de toute citoyenneté, de faire une démarche pour régulariser leur situation.
« Mais si l’on veut acquérir la citoyenneté, observe Kyaw Hla Aung, nous devons nous déclarer “Bengalis”, c’est-à-dire étrangers. C’est hors de question ! » Selon lui, beaucoup d’entre eux vivent ici depuis des générations. « Nous sommes de Birmanie ! », soutient-il en montrant des documents chiffonnés datant de l’époque coloniale britannique, qui attestent du fait que son père était greffier en chef du tribunal de Sittwe et son grand-père professeur. S’ils n’acceptent pas le diktat officiel, redoute-t-il, « tous les Rohingyas risquent d’être relégués dans cette zone pour une durée indéterminée ».
Selon le « plan d’action pour l’Etat de l’Arakan », il est prévu de « construire des camps temporaires pour le nombre requis de ceux [les musulmans] qui refuseront de se faire enregistrer [comme Bengalis] ou ne seront pas en possession des documents nécessaires. »
Trois catégories
Le gouvernement a défini trois catégories parmi les musulmans : ceux qui peuvent prouver que leur famille réside ici depuis ou avant 1948, date de l’indépendance de la Birmanie, et qui avaient obtenu à l’époque des documents ; d’autres qui seraient en mesure d’obtenir éventuellement leur naturalisation ; enfin ceux qui ne peuvent rien prouver du tout.
U Than Thun, un notable bouddhiste de Sittwe, ne cache pas le fond de sa pensée : « Les soi-disant Rohingyas ne sont pas une ethnie, ce nom est une invention. Ce sont des musulmans bengalis, des étrangers à notre pays et à notre culture. Franchement, on n’en veut pas ! Ils n’ont qu’à aller s’implanter dans d’autres pays musulmans. Sinon, ils resteront dans les camps… »
Les camps sont implantés dans un espace de plusieurs dizaines de kilomètres carrés, à l’extérieur de Sittwe. Cette zone est composée d’une trentaine de villages musulmans, établis ici de longue date, et en périphérie desquels douze camps de réfugiés ont été bâtis par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés.
Au lendemain des émeutes, ces « déplacés de l’intérieur » vivaient souvent dans des conditions de dénuement extrême. Aujourd’hui, globalement, leur vie s’est relativement améliorée, tout au moins dans les camps de l’immédiate périphérie rurale de Sittwe. De petites cabanes installées par l’ONG Solidarités international servent de toilettes, des rations du Programme alimentaire mondial de l’ONU sont distribuées. Même si « une moitié d’entre eux, relève Sayed Arkani, un jeune homme de 28 ans travaillant comme volontaire, ne sont pas déclarés sur les listes et ne peuvent avoir droit aux rations ».
MSF expulsé de l’Arakan
L’assistance médicale est quasi inexistante, en dépit des cliniques construites par le gouvernement et des centres de soins mis sur pied par des ONG. Début 2014, sous la pression des ultranationalistes de Sittwe, Médecins sans frontières a dû plier bagage : on l’accusait de « partialité » à l’égard des musulmans…
« Si on tombe malade, on n’a pas d’autre choix que d’aller dans une clinique qui est très loin ou de rester chez soi en priant Dieu », constate, impassible, Hassinah, 30 ans, qui vit dans une méchante hutte au bord d’un bras de mer avec ses cinq enfants et son mari cyclo-pousse. A ses côtés, une vieille dame tremblante, Amina, articule avec difficulté en essayant de décrire sa vie de misère avec sa fille et son petit-fils.
« Pas d’espoir », c’est le mantra qui flotte sur toutes les lèvres de ces damnés de la terre birmane que le pouvoir britannique incita à venir au XIXe siècle après leur conquête de la Birmanie pour contribuer au développement du pays. « Certains de ces migrants musulmans des Indes étaient plus éduqués que nous », concède Aung Kyaw Zan, qui est bouddhiste. « C’est pourquoi les Britanniques les placèrent à des postes de fonctionnaires dans l’administration coloniale. » Ce qui ne manqua évidemment pas d’entraîner des jalousies durables…
Le salut est dans la fuite. Sur la plage d’Ohn Taw Shi, à l’extrémité d’une frange de palmiers bercés par la brise, on distingue un petit poste de police. Les autorités sont censées retenir tout candidat à l’exil. « Mais en échange de 100 dollars par personne, les flics laissent passer les gens », affirme un jeune berger qui fait paître ses vaches le long du littoral.
Selon certains témoignages, les policiers frapperaient ceux qui ne veulent pas payer. « Les trafiquants d’êtres humains sont de mèche avec les autorités birmanes », affirme, dans un rapport, Matthew Smith, le directeur de Fortify Rights, une organisation de défense des droits de l’homme. Selon lui, la marine birmane aurait demandé une fois 7 000 dollars à des passeurs pour laisser partir un groupe de Rohingyas.
Le regard de Yacub, candidat à la fuite, fouille la ligne d’horizon, se perd au loin dans le golfe du Bengale. Depuis son départ, le frère de Mohammed a donné des nouvelles de Malaisie où, sans papiers, il continue d’être un paria et est exploité dans des chantiers de construction par… d’autres Rohingyas. Il a prévenu Yacub : « Ne viens pas ! C’est encore pire qu’en Arakan ». Yacub ne veut rien entendre : « Je préfère risquer la mort en mer que de croupir ici. » Tant qu’il y a de la survie, il y a de l’espoir.
Bruno Philip (Sittwe, Birmanie, envoyé spécial)
Journaliste au Monde