Exclu
[...] J’étais donc définitivement exclu d’un Parti qui n’avait pas été pour moi qu’une simple organisation politique, mais une véritable famille. Je n’avais plus aucun respect pour les bureaucrates qui me chassaient et, pourtant, je quittais ce siège du comité central, carrefour de Châteaudun, avec tristesse. Subitement, tous les bons moments me revenaient. Dans mon esprit, le PCF ne se réduisait pas à ses dirigeants : il regroupait tous les camarades que, pendant des années, j’avais côtoyés dans les réunions de cellules, les fêtes, les manifestations. Avec eux, j’avais vendu l’Huma dimanche. Avec eux, j’avais monté la garde, la nuit, sur le balcon de cet immeuble que je quittais maintenant comme un pestiféré. Personne n’eut un mot pour moi, tandis que je franchissais la porte. [...]
À contre-courant
Les révolutionnaires trotskystes devaient faire face à l’isolement ainsi qu’à toutes les calomnies répandues contre eux, aussi bien par la droite que par la gauche. Les communistes staliniens étaient souvent les pires : ils n’hésitaient pas à utiliser la violence physique contre les « hitléro-trotskystes », rebaptisés plus tard, après 1968, « gauchistes à la solde de la bourgeoisie ».
Cette situation problématique, je l’ai souvent connue comme militant du Parti communiste internationaliste, avant 1968. J’ai pu mesurer alors tous les risques induits par une telle marginalité dans la société et une telle sélection des individus : ce type d’organisation attirait principalement des gens dotés de fortes convictions, mais aussi des individus marginaux, plus ou moins égarés, qui cherchaient des amis, une famille ou un groupe auquel s’identifier. Et même parfois, il faut bien le dire, des cinglés.
Tant il est vrai que le danger immédiat qui guette de si petites organisations, c’est la dégénérescence en secte. Un groupe politique théorise son isolement. Il s’en fait une gloire et puise son identité dans l’ampleur de son rejet par la société. Sa philosophie naturelle devient alors : « Plus on m’attaque, plus c’est la preuve que j’ai raison ». Par définition, la secte craint le succès : dès que la fenêtre sur la société s’entrouvre pour laisser passer un peu d’oxygène, ses militants s’asphyxient. Ce qui, je crois, a sauvé le courant politique au sein duquel j’ai milité et lui a évité de connaître le sort commun aux différentes sectes trotskystes ou gauchistes, c’est d’avoir eu, dès le départ, une compréhension lucide du danger qui le guettait. Très vite, cela s’est traduit par l’obligation faite à chacun de militer également dans ce que le jargon en usage désignait comme une « organisation de masse » : un syndicat, une association de locataires, un comité antiraciste ou un groupe féministe, etc. Bref, un regroupement où l’on pouvait rencontrer des gens normaux... [...] Contre la guerre coloniale
Une de nos initiatives principales et spectaculaires consistait à arrêter les trains de soldats en partance pour l’Algérie, via Marseille. Nous avions mis au point plusieurs méthodes. Parfois, nous bloquions au rouge un signal sur la voie, avec l’aide de cheminots sympathisants. Dès lors, le train était contraint de rester à l’arrêt un moment, moment pendant lequel le conducteur plaçait un signal sur la voie, en queue de convoi, alertait la direction puis attendait les instructions et l’ordre de repartir. L’arrêt devait permettre aux équipes militantes de Jeune Résistance, bien entendu présentes sur les lieux, d’intervenir, de balancer des tracts, ou de peindre des slogans sur les murs. Si le train était mixte, civil et militaire, des camarades montaient directement dans les wagons. L’autre méthode consistait simplement à tirer la sonnette d’alarme à un endroit approprié où se trouvaient les équipes militantes. D’autres camarades s’occupaient d’accueillir, en Suisse, les déserteurs. Nous nous chargions également d’imprimer du matériel spécifique distribué aux soldats.
Au fur et à mesure que la guerre s’intensifiait, avec son cortège de victimes, nos initiatives devenaient de plus en plus populaires. Le matin, mes camarades et moi, nous étions fous de joie lorsqu’on entendait à la radio : « Cette nuit, encore un train de soldats bloqué par Jeune Résistance. » [...]
Première campagne présidentielle
« Pour la première fois, un candidat révolutionnaire s’adresse à vous... » Cette phrase, je ne suis pas près de l’oublier. Lorsque je regarde mes premières apparitions télévisées, avec le recul, 37 ans après, je me demande encore comment j’ai pu recueillir plus de 1 % des voix ! Certes, je ne renie rien du contenu, mais il faut bien reconnaître que mes prestations télévisées étaient tout bonnement inaudibles, incompréhensibles : une intonation de meeting, une volonté de tout dire, un langage d’étudiant... Comment convaincre des millions de gens, s’apprêtant à dîner, calmement installés à table, en famille, qu’il faut « détruire l’État bourgeois » ? On a beaucoup glosé sur cette première campagne électorale d’un candidat d’extrême gauche. Bien sûr, le ton était très doctoral, le contenu programmatique... mais l’expérience s’avéra finalement utile pour la suite.
Avec 1,3 % des voix, je ne fus pas élu ! Je suis donc retourné à la caserne, à la fin de la campagne, pour achever mon service militaire, puisqu’il me restait encore plusieurs mois à accomplir. Mon brave colonel me convoqua encore une fois pour démentir un article paru dans la presse régionale qui annonçait que j’allais être nommé « première classe » : « Je ne vais pas le faire, me confia-t-il. Ce serait ridicule. Vous êtes d’accord ? » Oh, que oui ! Je suis donc resté « seconde classe de réserve ». Ne m’avaient manqué que 48,7 % des voix pour devenir chef des armées ! [...]
« Rouge » quotidien
Chaque jour, la sortie du quotidien était une épreuve redoutable. Il fallait boucler le numéro à temps pour ne pas « rater la province », autrement dit les camions des NMPP qui venaient chercher les journaux vers minuit. L’équipe du quotidien nageait dans l’amateurisme le plus total et l’improvisation permanente. Et pourtant, l’aventure tint près de trois ans, avec des chiffres de vente qui oscillaient autour de 10 000 exemplaires, ce qui n’était pas si mal dans ces conditions ! Néanmoins, il en aurait fallu quelques milliers de plus pour équilibrer les comptes... Nous avons connu tous les déboires possibles et imaginables, le plus célèbre étant la sortie d’un Rouge avec une page imprimée à l’envers, suite à une erreur de montage des plaques. Mais nous n’avions pas le choix : ou nous rations la diffusion dans les kiosques, ou nous diffusions le seul quotidien jamais sorti partiellement lisible dans un miroir... ce que nous fîmes. [...]
Extension du domaine de la lutte
En m’engageant il y a maintenant un demi-siècle dans le mouvement communiste puis, ensuite, dans les combats de la gauche révolutionnaire, je n’imaginais pas me retrouver un jour à occuper une église aux côtés d’immigrés sans papiers, à faucher un champ d’OGM ou à défiler lors de la Gay Pride ! Mais si l’on peut tirer une leçon des dernières décennies, c’est bien que les terrains de lutte se sont considérablement diversifiés.
Mai 68 a eu pour cibles la société capitaliste et le gaullisme. On n’imagine pas le conservatisme qui pesait alors sur la société française : de la famille au sommet de l’État, du chef de famille au chef de l’État, une stricte hiérarchie masculine s’imposait. Peut-on se rappeler que les femmes n’ont disposé du droit à la contraception qu’en 1967 et du droit à l’avortement qu’en 1974 ? Que l’homosexualité était taboue ? Qu’une écologie balbutiante ne parvenait pas à se faire entendre ? Mai 68 a fait exploser ce conservatisme moralisateur, souvent relayé par le Parti communiste, et ouvert la voie à de nouvelles luttes émancipatrices. La plupart se sont révélées décapantes, y compris pour l’extrême gauche. [...]
Soir de défaite
Je me trouvais à Managua [ capitale du Nicaragua, NDLR ] lors des élections générales de 1990. Plusieurs dirigeants sandinistes étaient opposés aux élections, estimant qu’elles se tenaient sous le chantage à la terreur de la Contra et des États-Unis et que, dans un pays en guerre, la compétition électorale devenait une caricature de démocratie. Mais la majorité du FSLN [ Front sandiniste de libération nationale, NDLR ] ne voulait pas revenir sur ses promesses, quitte à perdre le pouvoir. Des milliers d’observateurs internationaux de tous les partis étaient présents, à la demande du gouvernement. J’étais venu pour la IVe Internationale, comme observateur « objectif ». De fait, personne ne remit en cause la régularité et la validité du scrutin. Et la nuit de la défaite, c’est au centre électoral que j’assistai à la déroute du FSLN. Nous étions des centaines à l’intérieur du bâtiment, des milliers dehors. À l’annonce des résultats, ni cris ni appels à la vengeance. Mais un silence éprouvant et beaucoup de larmes... Un respect total du verdict des urnes, mais aussi un sentiment de défaite, des rêves envolés. [...]
Au Parlement européen
En cinq ans, ma plus longue intervention a duré une minute trente [...]. L’usage veut que l’orateur commence toujours son intervention en s’adressant à « Monsieur le président du conseil en exercice, Monsieur le président du Parlement, Monsieur le commissaire, mes chers collègues ». Déjà vingt secondes écoulées... Pour, ensuite, féliciter « l’excellent travail et l’audace du rapporteur » - encore vingt secondes - avant d’aborder le fond... Gauchistes et grossiers, les cinq députés révolutionnaires se sont toujours dispensés de cette introduction. L’objectif n’est donc pas de débattre ni de convaincre, mais d’avoir son intervention imprimée dans le procès-verbal officiel des travaux et de pouvoir, le cas échéant, l’utiliser à l’extérieur. Ainsi, à de rares exceptions près, lors des « débats », il n’y a qu’une dizaine de députés présents dans l’hémicycle : le bureau de séance, le député qui parle, celui qui va parler - il connaît à peu près son horaire de passage, mais doit quand même être là quelques minutes avant, en cas d’absence de celui qui le précède - et, enfin, celui qui vient de parler et qui reste assis quelques instants après avoir achevé son intervention, par politesse pour celui qui va parler à son tour. [...]
Vers la force nouvelle
Notre perspective d’aider à construire une nouvelle force politique, radicale, anticapitaliste, est née d’un double constat : celui de l’aggravation des traits les plus négatifs de ce système et celui de l’incapacité de la gauche traditionnelle à y opposer un début d’alternative. [...]
Et deux gauches incarnent désormais des projets antagonistes. D’un côté, une gauche installée, convertie au libéralisme et, de l’autre, une gauche sociale, antilibérale, radicale, qui se cherche. Car cette gauche de gauche est multiple, fragmentée en de nombreux pôles : révolutionnaires, communistes, animateurs des mouvements sociaux, féministes, altermondialistes, syndicalistes, écologistes et socialistes en rupture. Très diverse, elle est néanmoins porteuse d’avenir, car elle ne borne pas son action ni son ambition à la simple gestion de l’ordre existant.
• Alain Krivine, Ça te passera avec l’âge, Flammarion, 400 pages, 19,90 euros.