1. Liberté et souveraineté
La liberté individuelle consiste essentiellement dans ce que les juristes appellent les « libertés publiques », à savoir la liberté de culte, d’opinion, ainsi que celle du libre déplacement à l’intérieur du pays et entre le pays et l’extérieur, de même que le droit de propriété, d’entreprise et d’association. Comme on le voit, ces libertés tout en étant individuelles sont dénommées publiques par ce que toute réunion de citoyens qui a un tel caractère (sur le plan religieux ou politique ou économique) intéresse l’Etat garant de la stabilité des institutions et qui se doit de lutter contre la subversion ou les atteintes à l’économie. C’est ici que se fait la liaison avec la souveraineté.
La souveraineté est une notion clé de la démocratie. Elle signifie la détention de la puissance collective de la nation ou du peuple sans contrôle ou interférence d’une autre puissance. En ce sens, elle peut seule assurer la liberté individuelle et collective des citoyens, à qui elle appartient. Toutefois, un problème se pose ici du fait des conceptions différentes sur la façon de détenir et d’exercer cette souveraineté. Dans un système de souveraineté nationale, la « nation » délègue à des représentants périodiquement élus de conduire la nation ; dans ce système, la notion de séparation de pouvoirs est un élément clé du bon fonctionnement démocratique du système et de la liberté assurée aux citoyens.
Dans un système de souveraineté populaire, les citoyens sont directement et régulièrement consultés sur toute grande décision qui engage la vie de la nation, les pouvoirs de la représentation parlementaire étant limités par l’organisation de référendums sur un certain nombre de questions essentielles dans la vie de toute nation. Dans ce système aussi, il est exclu que le pouvoir exécutif émane de la représentation parlementaire, le chef de l’Etat devant être élu au suffrage universel et peut ainsi faire éventuellement contrepoids à la toute puissance de la représentation parlementaire.
2. Souveraineté nationale et souveraineté populaire
On a beaucoup reproché aux conceptions de la souveraineté populaire d’entraîner des dérives démagogiques et de pouvoir donner lieu à des formes de dictatures ; mais des dérives peuvent aussi exister dans les systèmes basés sur la souveraineté nationale où des décalages profonds peuvent se manifester entre une opinion publique et ses représentants. Tel a été le cas récemment en Europe, lorsque les gouvernements anglais, espagnol et italien ont reçu l’approbation de leur parlement pour entrer en guerre contre l’Irak, alors que le sentiment populaire était manifestement et massivement hostile à cette décision.
En fait, la constitution française de 1958 et ses amendements font une synthèse heureuse entre les deux systèmes ; la constitution suisse consacre, elle aussi, une pratique courante de recours au référendum, au niveau national comme au niveau des cantons. Le référendum est une institution utile qui empêche les représentants du peuple de confisquer la souveraineté nationale durant toute la période de leur mandat électoral.
Ceci dit, si l’une des principales libertés dans un régime démocratique est celle d’opinion, encore faut-il que cette opinion puisse-t-elle exercer son influence sur la façon dont est conduite et gouvernée la nation. Le mal qui menace de plus en plus la démocratie est le fait que de nombreux citoyens sentent que la démocratie n’est plus qu’un théâtre d’ombres où la réalité du pouvoir leur est cachée et où les choix électoraux périodiques ne leur donnent guère le sentiment que leur bulletin pèse d’un poids quelconque dans la gestion de leur pays. Le contrepoids relatif à cette évolution négative est dans les formes de démocratie locale qui peuvent être exercées et où le citoyen peut être plus actif pour tenter d’obtenir les changements qu’il désire. Au niveau national, en revanche, le désenchantement sur les bienfaits de la démocratie augmente.
Cette dernière, en réalité, est soumise à de rudes contraintes d’un type nouveau qui proviennent de divers facteurs liés aux progrès techniques et matériels et aux formes nouvelles de circulation et de distribution du pouvoir à l’échelle mondiale. Le pouvoir économique et médiatique est aujourd’hui en passe de contrôler totalement le pouvoir politique et donc d’aliéner la souveraineté des nations et la capacité du citoyen d’obtenir des changements dans les sociétés où il vit.
I. Les contraintes régionales et internationales du Liban : un Etat tampon à souveraineté limitée
Si cela est vrai dans les vieilles démocraties, ce l’est encore plus dans les pays dits émergents qui n’ont accédé à l’indépendance qu’il y a quelques décades et dont beaucoup ont connu toutes sortes de forme de dictature et de privation de libertés.
Pour ce qui est du Moyen-Orient et du monde arabe au centre duquel vit le Liban la question est encore plus compliquée par les situations de tensions géopolitiques permanentes dans lesquelles vit la région depuis deux cents ans. La présence des richesses pétrolières, la création de l’Etat d’Israël, comme Etat juif et expansionniste continuant de coloniser les territoires occupés, les mouvements islamiques fondamentalistes qui contestent l’hégémonie américaine, sont autant de facteurs qui ont influé négativement sur la stabilité de notre pays et ses libertés fondamentales. L’invasion de l’Irak par les Etats-Unis représente un degré additionnel de tension, d’autant que ce pays continue d’appuyer la politique israélienne d’extension des colonies de peuplement.
1. Le Liban est-il une démocratie consensuelle : les communautés religieuses et la souveraineté limitée
Dans notre région, le cas du Liban qui connaît depuis 1861 des formes diverses de représentativité à base communautaire est encore plus compliqué. Une démocratie consensuelle basée sur la représentation de communautés religieuses non territoriales, c’est-à-dire disséminée sur tout le territoire national, est très difficile à réaliser dans un contexte régional où les passions religieuses et géopolitiques ne cessent pas de croître. Dans les rares cas de démocratie consensuelle en Europe, comme la Belgique et la Suisse, les communautés ethniques sont clairement regroupées dans des zones géographiques bien délimitées. De plus, l’environnement géopolitique de ces pays est un environnement homogène et calme où règne depuis 1945 une paix totale. C’est pourquoi d’ailleurs, dans ces pays, l’individu n’est pas sur le plan politique totalement absorbé dans sa communauté qui lui dicte un mode de conduite moutonnier.
En fait, sans entrer dans le détail des circonstances historiques de la naissance de l’entité libanaise dans l’ordre régional et international, il faut rappeler la nature d’Etat tampon dans laquelle nous a enfermé la rivalité franco-anglaise sur le Proche-Orient au XIXe siècle ; les communautés religieuses du pays ont été transformées à cette période en organes de la vie politique du pays sur les décombres de la féodalité transcommunautaire qui s’est effondrée(1). Les communautés sont ainsi devenues le centre de la vie politique du pays, chacune d’entre elles devenant la cliente politique d’une puissance européenne ou de l’empire ottoman et servant ses desseins géopolitiques. Les historiens libanais ont très bien décrit ce processus, malheureusement les juristes et constitutionnalistes se sont peu penchés sur cet aspect des choses qui a rendu la démocratie libanaise superficielle et peu satisfaisante pour les citoyens.
En fait, au Liban, les systèmes de représentativité de la nation sont tels qu’ils empêchent la souveraineté d’exister pleinement et inconditionnellement. En effet, la base de l’ordre public au Liban n’est pas l’Etat, mais la communauté religieuse. L’arrêté 60 L.R. du Haut-commissaire français en 1936 qui institue 14 communautés dites « historiques », les a consacrées comme la base de l’ordre public et comme des organismes de droit public intermédiaires entre le citoyen et l’Etat(2). C’est pourquoi, la pleine disposition de la souveraineté par l’Etat est conditionnée par l’accord des autorités civiles et religieuses des différentes communautés historiques ou, du moins, des plus grandes d’entre elles. Le mécontentement de l’une des grandes communautés suffit à paralyser le bon fonctionnement de l’Etat et ouvre des marchandages sur l’exercice du pouvoir, incompatibles avec la notion de pleine souveraineté.
Aussi, le texte de la constitution n’est-il pas le vrai texte qui définit la nature de l’Etat au Liban ; l’arrêté de 1936 est celui qui institue l’ordre public à base communautaire. Or tous les constitutionnalistes savent bien que l’Etat souverain est celui où aucun corps intermédiaire n’existe entre l’Etat et le citoyen. Même dans l’Etat fédéral ceci est vérifié ; simplement dans ce cas, le citoyen répond directement et sans intermédiaire à une double allégeance, celle de l’Etat fédéré auquel il appartient et celle de l’Etat fédéral dont fait partie l’Etat fédéré.
2. Les confusions autour de l’emploi du concept de communauté : le Pacte national et celui de Taëf
C’est d’ailleurs cette situation particulière au Liban, comme Etat à souveraineté conditionnée par l’accord des communautés religieuses, qui a conduit les pères de l’indépendance à imaginer la formule d’un Pacte National de 1943 faisant office de « contrat social », non pas entre les citoyens, toutes confessions confondues, mais entre les communautés principales. La difficulté supplémentaire ici est la confusion qui règne dans l’emploi du mot communauté.
Ce terme désigne-t-il les deux grands groupes religieux du pays : chrétien et musulman ? Ou désigne-t-il, à l’intérieur de chacun de ces deux groupes, les communautés différentes (sunnites et chiites pour les musulmans ; les druzes inclassables ; les maronites, les grecs orthodoxes et les grecs catholiques et autres communautés minoritaires pour les chrétiens, sans oublier deux communautés juives). Dans le premier cas, le Pacte de 1943 est un pacte entre chrétiens et musulmans, toutes communautés confondues ; dans le second cas il n’est qu’un pacte entre maronites et sunnites, puisque ses auteurs sont l’un maronite (Béchara El Khoury) et l’autre sunnite (Riad El Solh). La différence est de taille et n’est pas sans conséquence sur la concorde communautaire dont a besoin l’Etat pour exister vraiment.
Mais déjà à ce stade, se pose le problème de la représentativité de ceux qui engagent l’avenir des communautés. Certes Béchara El Khoury était député au Parlement, de même que Riad El Solh, mais cette représentativité parlementaire suffisait-elle à leur donner la légitimité pour parler au nom des chrétiens et des musulmans ou des maronites et des sunnites. Un des défauts du Pacte réside dans ce point fondamental. Aurait-il été mis par écrit de façon claire et soumis à un référendum populaire qu’il aurait acquis une toute autre légitimité et son contenu aurait pu devenir un préambule de la constitution. Cela nous aurait évité tout dérapage ultérieur, en particulier en matière de politique étrangère où le Pacte n’a pas été respecté en 1956 d’abord lorsque le Président de la République de l’époque a cherché à entraîner le Liban dans l’orbite de la politique américaine, puis en 1969 lorsque le Premier ministre a fait pencher la balance en faveur de la présence armée palestinienne au Liban. C’est pourquoi, je pense, le président Bachir Gemayyel a-t-il voulu dépasser le Pacte national et a-t-il pensé établir un Etat de pleine souveraineté, bien que le recours à l’Etat d’Israël était plein de dangers et que le Liban, et plus particulièrement la communauté chrétienne, en ait payé un prix très élevé.
Remarquons ici que l’accord de Taëf, considéré comme nouveau Pacte national, a eu un mérite majeur, celui d’associer ouvertement les députés de toutes les confessions à son élaboration. Le Pacte de 1943 avait été ressenti comme un arrangement entre sunnites et maronites ; dans l’accord de Taëf, il est clair que les chiites ont été partie prenante, mais la communauté druze ou la communauté orthodoxe n’ont pas vu leur part augmenter dans la gestion des institutions politiques. Mais cette idée du partage de la gestion des institutions qui a été systématisée depuis l’instauration de la IIè République a donné lieu au marchandage permanent et à un système de dépouilles (Mouhassassa) que s’arrogent les chefs civils communautaires qui est tout à fait anti-démocratique et inacceptable.
Pas plus que le Pacte de 1943, l’accord de Taëf n’a fait l’objet d’un référendum, mais au moins ses dispositions principales ont-elles été intégrées dans le texte de la constitution, ce qui n’avait pas été le cas pour le Pacte national. La représentativité des députés qui ont été réunis hors du territoire national était faible et seul la volonté des Etats-Unis, de la Syrie et de l’Arabie saoudite ont permis la concrétisation de l’accord. Il est à remarquer que cet accord a été approuvé par une déclaration du Conseil de sécurité de Nations Unies en 1989, ce qui confirme bien le statut d’Etat tampon du Liban dont le destin est aux mains des puissances étrangères depuis 1840. S’il y avait encore un doute sur ce statut, la résolution 1559 du Conseil de sécurité de septembre 2004 lève toute équivoque.
En réalité, en dehors du mandat de Béchara El Khoury (1943-1952) et de celui du Général Fouad Chéhab (1958-1964), qui ont assuré une certaine indépendance et souveraineté au Liban, le Liban depuis 1840 est géré ou co-géré par des puissances régionales et internationales, la distribution du pouvoir entre communautés étant la principale courroie de transmission de leurs désirs et intérêts.
II. Les contraintes internes de la démocratie représentative au Liban
Le régime politique libanais est historiquement caractérisé par diverses contraintes qui n’en font pas une démocratie souveraine et pleinement représentative de sa population. En effet, du fait du système des quotas communautaires dans la répartition des sièges parlementaires, ce sont les communautés plus que les individus, qui sont représentées. La logique du système entraîne le candidat a vouloir prouver qu’il est un bon représentant de sa communauté ; il n’est pas amené à se soucier d’être le représentant de la nation toute entière, mais cherche plutôt à se conformer aux canons rigides de l’identité de sa communauté, tels que définis politiquement par le rôle régional et international qu’est censée jouer sa communauté dans le cadre de l’existence du Liban comme Etat tampon : communauté liée aux puissances occidentales pour les différentes églises chrétiennes, ou bien liée à des puissances régionales, arabes ou musulmanes (telle que l’Iran), pour les différents islams.
1. Les défauts du scrutin majoritaire à un tour
Le régime électoral de scrutin majoritaire à un seul tour qui est le nôtre depuis le mandat français diminue encore plus la représentativité nationale du candidat élu qui peut devenir député de sa circonscription avec 20% ou 30% seulement des suffrages exprimés, et donc suivant le taux de participation avec 10% ou 15% seulement du nombre d’électeurs. L’absence d’un second tour joue fortement en faveur des notables traditionnels qui jouent sur le registre de la représentation communautaire ou du prestige familial purement local. On ne s’étonnera pas dans ce cas de l’absence de programme électoral chez les candidats. C’est leur influence familiale locale et communautaire qui compte et non point leur vision politique nationale. L’existence d’un deuxième tour permettrait au moins d’obliger les candidats à un effort sérieux de réflexion pour avancer un programme pertinent qui puisse les distinguer les uns des autres aux yeux des électeurs au-delà du prestige familial ou communautaire.
On remarquera ici que le fait de ne pas pouvoir voter au lieu de son domicile, mais d’être obligé de voter à son lieu d’origine, renforce considérablement la tendance du scrutin à favoriser les notables locaux ou les candidats à forte coloration communautaire. Il s’agit d’une seconde anomalie considérable du système électoral libanais.
On peut ajouter aussi l’anomalie consistant à n’avoir aucune représentation des Libanais émigrés qui conservent des liens actifs avec leur pays. Lorsqu’il y a deux fois plus de Libanais à l’étranger que de Libanais résidents dans leur pays, cette anomalie est très grave. Une telle représentation ne pourrait avoir que des effets bénéfiques, aussi bien pour améliorer la représentativité du parlement, que pour resserrer les liens entre les émigrés dans chaque pays et avec la mère patrie.
Par ailleurs, la pratique de la liste électorale de circonstance qui n’est pas basée sur un système de partis transcommunautaires bien enracinés dans la population, introduit un autre élément qui fausse le jeu électoral. Des personnages sans aucune représentativité réelle peuvent accéder au Parlement comme simples clients des chefs de listes ; la pratique est très vieille au Liban, elle était avant la guerre une source de financement des campagnes électorales par des personnes riches intégrées sur une liste ; elle est devenue depuis la fin de la guerre où les chefs de liste sont presque toujours eux-mêmes très riches, un moyen de se gagner des députés sans personnalité ni assise populaire propre qui voteront automatiquement avec la tête de liste augmentant son pouvoir.
Enfin, les entorses majeures à l’esprit de la démocratie que constitue l’inégalité du nombre de députés par circonscription électorale sont bien connues. La voix électorale du citoyen a un poids différent suivant la circonscription électorale où il vote ; dans un cas il peut élire trois députés, dans un autre 10 ou 15. Du côté des députés, certains pour être élus auront besoin de 40 000 voix dans certaines circonscriptions, de 15 000 seulement dans d’autres.
2. Le rôle de l’argent et des médias
Si l’argent a toujours joué un rôle important dans les campagnes électorales, depuis la IIè République, il est devenu un élément majeur du succès électoral. D’abord, le montant des fortunes faites par certains Libanais dans l’émigration en Afrique ou dans la Péninsule arabique est devenu tout à fait démesuré par rapport à la taille de l’économie libanaise. La possession de plusieurs centaines de millions de dollars, voir pour certains de milliards, fausse incontestablement toute bataille électorale ; en général, de telles fortunes donnent un accès privilégié aux médias et à la plume des éditorialistes ; souvent elles permettent à leur détenteur d’acquérir des télévisions, des radios et des journaux. Certes, ce phénomène n’est pas restreint au Liban, il suffit d’évoquer le cas de M. Berlusconi en Italie, mais la très petite dimension de l’économie du pays, donne à certaines personnes au Liban une influence démesurée qui tourne au culte de la personnalité le plus outrageant et le moins conforme à l’esprit de la démocratie.
On peut considérer d’ailleurs, en règle générale, que l’esprit de la démocratie dans le monde, sinon sa forme toujours intacte, est sérieusement menacé par la puissance de l’argent et des médias. Aux Etats-Unis, démocratie phare, ce sont les deux nerfs des élections présidentielles : sans financement de coûteuses campagnes électorales et sans un plein accès aux médias, le plus grand des génies politiques n’aurait aucune chance d’être élu. En France, nous avons vu les scandales à répétition auxquels ont donné lieu le financement des partis politiques par les grandes sociétés privées ou d’Etat. Les grands groupes privés qui mettent la main sur la presse, les radios, les télévisions, sont un danger majeur pour la démocratie. La concentration du pouvoir économique et médiatique à l’échelle internationale aux mains de quelques grandes fortunes et groupes industriels et financiers vide de plus en plus la démocratie de son contenu d’exercice critique du pouvoir en place pour ne plus en faire qu’un spectacle formel qui amuse les citoyens devenus passifs. C’est la forme nouvelle de la politique panem et circenses que pratiquaient les empereurs romains.
C’est pourquoi, à moins d’avoir une réglementation électorale très stricte et efficace empêchant tout usage d’argent dans les campagnes électorales, l’Etat prenant à sa charge ce financement, mais aussi assurant un égal accès gratuit aux différents médias pour les candidats, la démocratie perd aujourd’hui sa fonction vitale de participation du citoyen à la vie de son pays. Elle devient la politique spectacle que regarde passif le citoyen conditionné par le matraquage des médias, la performance médiatique des candidats, mais aussi l’influence considérable des sondages préélectoraux. Pour assurer leur succès, les candidats pratiquent un conformisme étriqué, une langue de bois ou technicienne qui les rapproche entre eux et rend très difficile un choix proprement politique. Le citoyen vote alors influencé par le succès médiatique de tel ou tel candidat, ou bien fait un vote de protestation en faveur d’un candidat d’extrême droite ou d’extrême gauche.
Au Liban, la qualité du vote est appauvrie par d’autres facteurs de nature socio-économiques qui viennent se surajouter aux facteurs purement techniques que nous avons passés en revue. Il s’agit d’abord du mauvais fonctionnement de l’Etat qui transforme le député en médiateur entre l’administration et le citoyen pour que celui-ci obtienne ses droits ou, souvent, des passe-droits à la législation en vigueur. De plus, dans un pays où le chômage des jeunes peut atteindre jusqu’à 25% dans certaines régions, le député est constamment sollicité pour trouver un emploi dans le secteur privé ou le secteur public.
Tout ceci contribue à faire de lui, non pas un homme politique au plein sens du terme qui se consacre à l’œuvre législative qui doit être la sienne, mais une espèce particulière d’intermédiaire, homme à tout faire, entre le citoyen et les administrations publiques et privées. Il est tout à la fois assistante sociale, agence de l’emploi, bureau de suivi de formalités administratives, en même temps qu’il est avocat, homme d’affaires, intermédiaire occulte dans les marchés de l’Etat, distributeur d’asphalte pour les routes de sa circonscription.
3. Le fonctionnement tronqué du pouvoir exécutif
Les contraintes qui pèsent sur la représentation de la nation et du peuple pèsent aussi sur les deux têtes du pouvoir exécutif. Ici encore le communautarisme a faussé le jeu des institutions avant le Pacte de Taëf comme après. Disons même que l’accord de Taëf, en divisant le pouvoir exécutif entre le Président de la République et le Conseil des ministres, a aggravé la situation confuse prévalent jusque là.
Le Président de la République a eu, en effet, le rôle impossible en vertu du Pacte national, d’être à la fois le garant des institutions et donc de toute la collectivité nationale, mais aussi le représentant de la communauté chrétienne et, plus particulièrement, à l’intérieur de celle-ci des maronites. C’est là un rôle inconfortable, sinon impossible à tenir. Si le Président reste neutre et au-dessus de la mêlée communautaire, il donnera le sentiment de trahir les siens et de ne pas avoir à cœur de soutenir les intérêts de la communauté qu’il est censé représenter. Si, au contraire, il se préoccupe d’elle, cherche à refléter ses sentiments politiques communautaires par rapport aux questions locales ou régionales et internationales, s’il a à cœur promouvoir la communauté dans l’ordre politique et dans les grandes administrations publiques, il antagonise les autres communautés et déstabilise le jeu des institutions.
Ceux des présidents qui sont restés au-dessus de la mêlée n’ont pas eu bonne presse d’ailleurs dans la communauté chrétienne, surtout lorsque leur politique régionale ne reflétait pas la préférence idéologique de leur communauté d’appartenance. Ceux qui ont pratiqué un engagement massif dans la sensibilité politique de leur communauté ont été plus populaires, mais ils ont aussi déstabilisé le pays. En tout état de cause, le fait que la présidence de l’Etat soit réservée à une communauté contribue aussi à affaiblir cette communauté, car sitôt élu le chef de l’Etat devient l’objet de vives critiques dans sa propre communauté de la part de tous ceux qui se considéraient plus aptes à la fonction et qui comptent bien être l’heureux élu la prochaine élection. La présidence de la République est ainsi affaiblie en permanence, ce qui contribue à décrédibiliser l’Etat. Ce n’est point un hasard d’ailleurs, si l’élection des présidents de la république donne lieu à des marchandages régionaux et internationaux, faisant de cette élection au sein du Parlement une simple question formelle. Les députés ratifient un choix fait en dehors d’eux dans les coulisses des ambassades étrangères et des Etats arabes voisins.
Quant au Président du Conseil, sous le régime du Pacte national, il lui était difficile d’être en permanence l’allié du Président de la République sous peine d’apparaître comme soumis à lui et n’ayant pas à cœur la promotion des intérêts de la communauté musulmane et, plus particulièrement sunnite, qu’il est censé représenter. Bien qu’ayant peu de pouvoirs constitutionnels dans la version originale de la constitution avant les amendements dus à l’accord de Taëf, lorsque la question palestinienne s’est posée dans toute son ampleur au Liban, nous avons un Président du Conseil paralyser le fonctionnement du pouvoir pendant des mois pour faire plier la volonté du Président de la République de sauvegarder la souveraineté du pays. La question palestinienne sera même instrumentalisée alors pour tenter de changer les termes de l’équilibre communautaire au Liban, jugé trop favorable à la communauté maronite.
Les changements constitutionnels apportés par l’accord de Taëf ne feront que rendre encore plus aigus les problèmes de fonctionnement et de représentativité du pouvoir exécutif. Les pouvoirs du Président de la République presque entièrement disparus, le pouvoir exécutif est théoriquement transféré au Conseil des ministres collectivement. En réalité, la toute puissance de M. Hariri amènera à faire de la Présidence du conseil l’emblème exclusif de la puissance de la communauté sunnite, voir même de sa « dignité ». Si le Président Hraoui laisse faire volontiers durant les neufs ans de sa présidence, mais non sans quelques heurts à la fin (le plus célèbre étant celui sur le projet de loi de mariage civil), il n’en sera plus de même avec le Président Lahoud.
La bataille sera bien inégale d’ailleurs entre un militaire qui se soucie peu de communication et de son image et supprime même les fonds secrets de l’Etat servant à alimenter la presse et les honoraires occultes des journalistes d’un côté, et le milliardaire qui sait si bien jouer des médias locaux, régionaux et internationaux et créer autour de lui, au Liban comme à l’étranger, des allégeances sans faille et un culte de la personnalité à toute épreuve, de l’autre côté. Ce culte de la personnalité prendra toute son ampleur après son assassinat odieux qui a eu des effets de tremblement de terre dans une conjoncture régionale et internationale tout à fait exceptionnelle qui est celle créée par la résolution 1559 du Conseil de sécurité en septembre 2004.
Comme pour les présidents maronites qui n’ont pas témoigné de « muscle » communautaire et qui ont voulu être présidents de toute la collectivité, les présidents du conseil sunnites restés au-dessus des contingences communautaires et qui ont travaillé main dans la main avec les présidents de la république, ont été des mal aimés du système. Que l’on songe à Sami El Solh ou à Chafik Wazzan ou, plus récemment à Omar Karamé.
La dualité installée dans le système exécutif a entraîné le système détestable de la Troïka où le président du Parlement devient un arbitre des disputes présidentielles, d’autant plus redoutable qu’il a l’oreille du voisin syrien. La démocratie au Liban tourne au système de partage des dépouilles sur un Etat dont les institutions ne sont plus qu’un décor clinquant.
Représentation parlementaire tronquée et peu fidèle, exécutif divisé et faible, le système libanais est-il réformable.
III. La réforme démocratique au Liban, une tâche impossible ?
Face à une démocratie aussi tronquée et soumise à tant de contraintes, une réforme est-elle possible ? Quelles seraient les forces politiques du changement, capables de mettre en route un processus réformateur menant à la fois à la réalisation de la pleine souveraineté et à celle de la démocratie réelle et non point formelle ? Comment surmonter ce communautarisme détestable, à la fois cancer et drogue dont nous estimons ne pas pouvoir nous passer ?
Disons tout de suite ici que s’il faut prendre en compte la réalité communautaire du pays, il faut le faire modérément et ne pas se laisser aller à la logique de réformes aboutissant à consacrer encore plus de communautarisme dans le fonctionnement des institutions sous prétexte de réaliser l’une ou l’autre des formes de démocratie consensuelle. Dans les propositions qui seront avancées ici, seuls des gardes-fous d’ensemble sont prévus, mais l’esprit et la direction des réformes sont ceux d’une dé-communautarisation qui, seule, peut permettre de réaliser un Etat de pleine souveraineté et donc un sentiment véritable de liberté pour les citoyens.
1. Les deux étapes obligées de la Réforme
Deux voies possibles existent pour la réforme qui sont en réalité deux étapes obligées et l’on ne saurait brûler la première pour entamer directement la seconde. Il faut, en effet, tenter d’abord de mettre en exécution le Pacte de Taëf désormais libéré de la lourde hypothèque syrienne. Le président Husseini qui fut la cheville ouvrière de ce Pacte estime lui-même que les clauses de Taëf sont de grands principes à partir desquels il faut bâtir de nouvelles institutions plus équilibrées que les précédentes. Nouveau pacte national, il ne peut être dépassé avant d’avoir été correctement mis en application et précisé par des législations d’ordre constitutionnel. Toute atteinte à ce pacte serait une rupture du « vivre en commun » libanais et ouvrirait la voie à l’aventure.
Si ce Pacte n’a pas bien fonctionné, estime le Président Husseini et avec lui beaucoup de Libanais, c’est par ce que le système de la Troïka l’a défiguré et c’est aussi par ce que les législations complémentaires destinées à réorganiser l’Etat et à l’asseoir sur des bases claires d’Etat de droit n’ont pas été prises par les dirigeants de la IIè République. On rappellera que le système de la Troïka a aussi été dénoncé avec virulence par le Président Hoss. L’auteur de ces lignes a lui aussi dénoncé sans arrêt les pratiques de la IIè République et la transformation des administrations publiques en fiefs affermés ouvertement à certains dirigeants communautaires.
Toujours dans cette optique, il est estimé qu’une fois la IIè République mise sur les rails et l’Etat ayant acquis l’autonomie dont il a besoin pour fonctionner dans l’intérêt de la collectivité toute entière, il sera possible d’entamer une nouvelle phase de réforme prévue par le Pacte lui-même, à travers le mécanisme de suppression du confessionnalisme politique décrit dans les accords de Taëf.
Ce point de vue « conservateur » est évidemment celui de la sagesse conventionnelle libanaise ; il correspond à la vision du Liban comme association de communautés religieuses passant un contrat social entre elles. C’est la logique de la démocratie communautaire et consensuelle, ce n’est pas celle de la démocratie basée sur l’autonomie de l’individu, ni celle d’une souveraineté d’un Etat unitaire qui ne connaît pas d’organe intermédiaire entre lui et le citoyen.
Ce n’est pas plus celle d’un Etat fédéral démocratique où il n’existe pas non plus d’intermédiaire entre le citoyen et l’Etat, mais où l’Etat est à double étage, l’allégeance du citoyen étant tout à la fois à l’Etat fédéré auquel il appartient et à l’Etat fédéral. Le plus gros obstacle à notre sens à un bon fonctionnement de l’Etat au Liban est sa nature de fédération de communautés et l’existence de sensibilités politiques opposées quant aux relations qui doivent être entretenues avec les puissances régionales et internationales(3).
Cependant, il est difficile de voir comment dépasser immédiatement ce patrimoine constitutionnel séculaire auquel est très attaché un grand nombre de Libanais. Il y a donc effectivement une évolution des mentalités à entamer. Il faut aussi convaincre les Libanais que sans civisme approfondi, ce dont nous manquons totalement, aucune forme d’Etat n’est susceptible de fonctionner correctement au Liban.
2. La nécessaire distinction entre « patriotisme » et « civisme »
Peut-être ce qui caractérise le plus au Liban, c’est la confusion entre le patriotisme en tant qu’amour d’une terre et passion politique pour son destin et le civisme, ensemble de comportements destinés à respecter l’ordre public dans ses moindres détails et à contribuer au bien public. Les Libanais ont beaucoup de patriotisme, mais fort peu de civisme, ce qui explique aussi, en un certain sens, l’exaspération de n’avoir pas le Liban idéal dont ils rêvent sans cesse. Le problème est que le Liban dont rêvent les Libanais est constitué d’idéologies et de visions contradictoires sur le passé, comme sur l’avenir du pays et qu’il y a donc un énorme travail à réaliser sur nous-mêmes pour rapprocher ces visions et tenter de les rendre cohérentes ou, du moins, non antagonistes.
La violence des discours politiques libanais qui s’expriment trois mois est là pour nous rappeler un trop plein de patriotisme mal réfléchi, souvent construit sur des bribes décousues soit de discours forts sur la souveraineté, soit de discours non moins musclés sur la lutte contre l’hégémonie commune des Etats-Unis et d’Israël au Moyen-Orient. Malheureusement, ces deux discours recouvrent aussi, dans une assez large mesure, mais non point totalement, des sensibilités communautaires. Sans réconciliation, ces deux sensibilités, la réforme de l’Etat restera utopique et nos institutions politiques resteront des fiefs d’influence fermés et contradictoires.
Aussi, sans entrer dans trop de détails contentons-nous ici d’avancer des idées de réforme politique et constitutionnelle, tout en rappelant la nécessité de respecter les étapes dans le changement sur lequel les Libanais parviendront à s’entendre.
IV. Les lignes d’une réforme institutionnelle au Liban
1. Le pouvoir exécutif
Il nous semble indispensable qu’à terme le chef de l’exécutif soit élu au scrutin universel. Dans le monde sur médiatisé où nous vivons, un chef de l’Etat qui ne serait pas élu par le peuple, mais seulement une figure formelle (comme les monarques européens ou le président allemand ou celui d’Italie), aura très peu d’autorité et de représentativité.
Une élection au suffrage universel permettrait de supprimer la confusion entre la représentation de la communauté et celle de toute la collectivité, que nous avons explicitée ci-dessus.
La présidence devrait être ouverte à tous, mais le garde-fou pourrait être l’organisation d’élections primaires où les deux candidats qui seront retenus pour un second tour seront ceux qui non seulement auront eu le plus de voix dans l’ensemble du Liban, mais devront avoir reçu au moins 15% ou 20% des voix au niveau de chaque qada au cours des primaires. Avec un tel système, à condition que la puissance de l’argent puisse être écartée du vote, les deux candidats en lice pour le second tour ne pourront être que des modérés. On peut encore renforcer ce garde fou, en stipulant qu’un candidat qui n’a pas recueilli au moins 35% à 40% des voix des deux grandes communautés (chrétienne et musulmane) ne peut pas être déclaré éligible.
Un autre garde-fou serait de stipuler que si le Président élu est de confession chrétienne, il devra obligatoirement choisir un premier ministre musulman, et vice-versa.
Le mandat devrait être de six ans non renouvelable ; mais on peut aussi pour un mandat de quatre ans renouvelable une seule fois. Toutefois, le premier système nous paraît plus heureux : un président qui dispose de six ans peut mener à bien de grandes réformes, alors que dans le second système la tentation facile de la démagogie et du compromis pour être réélu ne peut que refroidir l’ardeur réformatrice du président qui ne voudrait pas se heurter aux différents groupes d’intérêt.
Si l’on estime, malgré tout dangereux, le système d’élection du président au suffrage universel, on peut revenir au Parlement pour son élection, mais il serait nécessaire que celui-ci compte un nombre nettement plus élevé de parlementaires pour éviter que les puissances régionales ou internationales influent de façon décisive sur le choix de députés.
On peut évidemment penser au système de présidence tournante ou collective ; mais les expériences sont rares et peu concluantes, sauf pour la Suisse dont la démocratie cantonale est difficilement imitable, en particulier au Liban où l’esprit civique est encore quasiment absent de la culture politique.
2. Le système électoral
Sans aucun doute le système de scrutin uninominal à un tour est le plus mauvais qui soit à moins que l’on cherche à consacrer le régime des notables et l’hérédité de la représentation politique dans certaines familles. Je pense que nous méritons mieux au Liban que la perpétuation de ce régime, incompatible avec l’idée même de démocratie où l’excellence est un critère majeur de choix des gouvernants. Le règne des notables, c’est la transformation de la démocratie en ploutocratie, c’est le contraire de l’esprit républicain.
Seul un système électoral basé sur la représentation proportionnelle est susceptible d’assurer la représentation de tous les courants politiques existant à l’intérieur des communautés ou trans-communautaires. Le système de la proportionnelle permet par ailleurs d’encourager l’existence de partis politiques avec des programmes clairs, alors que le scrutin majoritaire à un tour favorise le charisme individuel où l’influence de l’argent et de la puissance des familles de notables.
Une réforme électorale est une priorité absolue et une urgence majeure et il faudrait s’interroger sur l’impréparation des Libanais, toutes sensibilités confondues, dans ce domaine. C’est bien tard que la bataille pour le système proportionnel a été engagée par ses partisans et, à nouveau, des sensibilités communautaires se sont fait jour. Les projets de réforme, aussi bien pour le maintien de la petite circonscription et du scrutin majoritaire, que pour le système proportionnel, n’ont pas vraiment tenu compte d’autres défauts majeurs dont nous souffrons et qui ont été identifiés dans la première partie (représentation des Libanais de l’étranger et vote au lieu du domicile réel, poids égal à chaque voix dans chaque circonscription).
Il sera nécessaire aussi de prendre acte des évolutions démographiques et de maintenir des gardes fous souples. Faut-il vraiment continuer à répartir les sièges par sous-communautés ou pourrait-on passer à un régime qui se contenterait de répartir les sièges à égalité entre chrétiens et musulmans, sans la sous-répartition à l’intérieur de ces deux grands groupes ? Contrairement à l’opinion répandue, les voix « chrétiennes », mêmes devenues moins nombreuses, constitueraient un élément d’équilibre et d’arbitrage entre sensibilités différentes à l’intérieur même des communautés musulmanes. La position d’arbitre n’est-elle pas un rôle plus important et noble, que de coincer les candidats chrétiens dans de petites circonscriptions favorisant les notabilités communautaires traditionnelles sous prétexte de libérer le vote du poids des voix musulmanes plus nombreuses aujourd’hui ?
Il faut ici réfléchir plus sérieusement qu’on ne l’a fait jusqu’à présent.
Il en est de même de la création possible d’un sénat qui deviendrait une chambre communautaire, à fin de libérer la chambre des députés de tout garde-fou communautaire. S’il s’agit d’accommoder la communauté druze et sa notabilité principale, cela me semble cher payer et consolider encore plus le communautarisme institutionnel qui empêche l’Etat de fonctionner et la souveraineté nationale de se réaliser pleinement.
3. Le rôle des communautés religieuses et leur statut
Le dernier point fondamental qu’il faut examiner ici est le rôle des communautés religieuses. La démocratie s’accorde-t-elle vraiment avec l’insertion des communautés religieuses, non seulement comme base de l’ordre public, mais comme centre de la vie politique ? Les Libanais chrétiens ont beaucoup critiqué autrefois, le rôle de la religion et l’influence de l’Islam chez les communautés musulmanes du pays. Aujourd’hui, le spectacle qui est donné, du moins dans la communauté maronite, est celui d’une confusion totale entre le rôle spirituel de l’Eglise qui tend à s’effacer de plus en plus au profit d’un rôle politique majeur du patriarche de la communauté, auquel est soumise presque toute la classe politique chrétienne. On pourra expliquer cette confusion du temporel et du spirituel par les circonstances exceptionnelles par lequel le Liban est passé ces vingt dernières années, mais il faut espérer que cette situation changera rapidement. L’Eglise maronite ne saurait mettre en jeu son crédit moral dans le détail de la vie politique quotidienne du pays. Ce n’est pas dans les traditions libanaises et chrétiennes et si cette situation devait durer, elle userait considérablement le prestige et l’autorité de l’Eglise.
En fait, il n’y aura pas de réforme démocratique en profondeur au Liban sans que l’arrêté n° 60 L.R. de 1936 ne soit annulé. Les communautés religieuses doivent, en effet, cesser d’être la base de l’ordre public, pour être rendu à leur rôle fondamental, spirituel, culturel et social. C’est d’ailleurs cet arrêté qui continue d’enfermer les laïcs dans la logique perverse de création d’une communauté additionnelle pour ceux qui désirent être soumis un statut personnel de nature civile, ce que l’arrêté avait prévu et qui n’a jamais été réalisé.
Certes, cela pourra être un premier pas, mais ne serait-il pas préférable de plaider pour un statut personnel civil unifié qui deviendrait d’ordre public, tout en laissant à chaque libanais à sa majorité, s’il le désire, le droit de choisir le statut personnel de la communauté à laquelle il appartient au lieu d’être soumis au statut d’ordre public ? Certes cela soulèvera un tollé de protestations dans les communautés musulmanes et chez les autorités religieuses chrétiennes. Mais, le fait de laisser le choix à chaque libanais de son statut personnel n’est-il pas plus conforme à l’esprit de la démocratie individuelle et n’assure-t-il pas le respect complet de la liberté religieuse qui est si chère à tout démocrate ? La question, en tous cas, mérite quelque réflexion.
Conclusion : construire l’avenir
1. Se libérer des slogans de la génération précédente
Pour reprendre l’expression du regretté Père Lebret qui a dirigé la Mission IRFED au Liban sur laquelle s’est appuyée le Général Chéhab dans son œuvre réformiste, le Liban est aujourd’hui à nouveau « au carrefour ». Débarrassé de l’hégémonie syrienne, il ne faudrait pas que d’autres hégémonies s’imposent à la faveur de notre désunion. Le dialogue doit être érigé en règle quotidienne et notre classe politique devrait être rappelée à l’ordre pour supprimer toute violence dans les propos qui, si nous n’y prenons pas garde, peut dégénérer à la longue en violence physique. On ne peut que féliciter la jeunesse libanaise de s’être retrouvée pacifiquement toutes confessions confondues, ou presque, ou du moins d’avoir manifesté de façon contradictoire sans expression d’hostilité.
Mais cette jeunesse ne devrait pas être prisonnière des slogans de la génération précédente, ni des notabilités ou chefs communautaires qui les brandissent. Il est temps qu’elle abandonne la soumission à différentes formes de culte de la personnalité envers des protagonistes de la guerre qui a déchiré le Liban entre 1975 et 1990, ou l’allégeance aux notabilités traditionnelles, pour penser en termes de programmes et d’orientations de réforme et non plus en terme de slogans.
2. Renouveler la mission du Liban comme avant-garde de l’Orient arabe
Dépasser les clivages qui nous ont déchirés depuis l’indépendance (et même dans les conflits du XIXè siècle) suppose de sortir des logiques en cercle vicieux du communautarisme traditionnel et de la situation d’Etat tampon qui l’a organisé à partir de 1840. Pour cela, la jeune génération doit arriver à penser de façon autonome un destin nouveau pour le Liban débarrassé de l’élément tragique et sanglant de notre histoire contemporaine. Il faut réhabiliter la mission noble de l’existence libanaise comme avant-garde d’une renaissance plus que jamais indispensable de l’Orient arabe ; c’est notre patrimoine principal, sans lequel notre pays n’est plus qu’un lieu de plaisir pour riches touristes arabes et le centre de transactions immobilières et financières qui nous ont entraînées dans le gouffre de l’endettement et de la vente de nos plus belles parcelles de terre à des étrangers.
C’est cette situation qu’il nous faut renverser pour faire du Liban un centre d’excellence intellectuelle et technologique où toute notre jeunesse pourra enfin trouver des opportunités d’emploi à la mesure de ses qualifications et de son dynamisme, au lieu d’émigrer sans espoir de retour.
Notes
1- Voir sur ce point notre ouvrage Le Liban contemporain. Histoire et société, La Découverte, Paris, 2003, ainsi que notre article “Sortir du statut d’Etat tampon” dans Tribune Libre de d’hebdomadaire Le Monde, édition Proche-orient du 18 mars 2005.
2- Cet arrêté a été complété par un second arrêté 146 L.R. de 1938 qui ajoutera deux communautés
3- Nous avons récemment décrit ces sensibilités opposées qu’il convient de réconcilier pour pouvoir asseoir solidement la souveraineté de l’Etat et procéder à sa réforme avec succès. Voir « Construire l’avenir » dans Tribune Libre de l’hebdomadaire Le Monde, édition Proche-Orient du 6 mai 2005