La leçon de madame Thatcher
En septembre 1978, j’ai déménagé en Angleterre pour aller à l’université. C’était environ six mois avant la victoire de Margaret Thatcher qui a changé à jamais la Grande-Bretagne. Assister à la désintégration du gouvernement travailliste, sous le poids de son programme social-démocrate dégénéré, m’a conduit à une grave erreur : l’idée que la victoire de Thatcher pourrait être une bonne chose :
* donner à la classe ouvrière et aux classes moyennes de Grande-Bretagne la secousse brève et forte nécessaire à revigorer des politiques progressistes ;
* donner à la gauche une chance de créer un nouveau programme radical pour un nouveau type de politique, efficace et progressiste.
Même lorsque le chômage a doublé, puis triplé, sous la politique néolibérale radicale de Thatcher, j’ai continué à caresser l’espoir que Lénine avait raison : « Les choses doivent s’aggraver avant de s’améliorer. »
Comme la vie est devenue plus difficile, plus brutale et plus courte pour nombre de personnes, il m’est apparu que je commettais une erreur tragique : les choses pouvaient s’aggraver éternellement, et ne jamais s’améliorer. L’espoir que la détérioration de biens publics, la diminution de la durée de vie de la majorité de la population, la propagation de la dépravation dans chaque coin du pays conduiraient automatiquement à une renaissance de la gauche était seulement un espoir.
La triste réalité était en fait bien différente. A chaque tour de vis de la récession, la gauche est devenue plus introvertie, moins capable de produire un programme progressiste convaincant. Simultanément, la classe ouvrière était divisée entre les exclus de la société et ceux qui étaient gagnés par la mentalité néolibérale.
Mon espoir que Thatcher provoquerait involontairement une nouvelle révolution politique était complètement faux. Tout ce qui est sorti du thatchérisme a été la financiarisation extrême, le triomphe des grandes surfaces sur le petit commerce, la fétichisation du logement et Tony Blair.
Au lieu de radicaliser la société britannique, la récession que le gouvernement de Thatcher avait soigneusement conçue, dans le cadre de sa guerre de classe contre le mouvement ouvrier et contre les institutions publiques de sécurité sociale et de redistribution mises en place après la guerre a détruit définitivement la possibilité même de politiques radicales progressistes en Grande-Bretagne.
En effet, il a rendu impossible la notion même de valeurs qui transcendent ce que le marché a défini comme le « juste » prix.
La leçon que Thatcher m’a apprise sur la capacité d’une récession de longue durée à saper la politique progressiste, je la garde en mémoire face à la crise européenne d’aujourd’hui. Elle est, en effet, le déterminant le plus important de ma position par rapport à la crise.
Et c’est la raison pour laquelle je suis heureux de confesser le péché dont je suis accusé par certains de mes critiques de gauche : le péché de choisir de ne pas proposer des programmes politiques radicaux cherchant à exploiter la crise comme occasion de renverser le capitalisme européen, de démanteler l’affreuse zone euro, et de saper l’Union européenne des cartels et des banquiers en faillite.
Oui, j’aimerais proposer un tel programme radical. Mais je ne suis pas prêt à commettre la même erreur deux fois.
* A quoi aurait servi en Grande-Bretagne au début des années 1980 de proposer un programme de changement socialiste que la société britannique a bafoué en tombant la tête la première dans le piège néolibéral de Thatcher ? A rien.
* À quoi servirait aujourd’hui d’appeler au démantèlement de la zone euro, de l’Union européenne elle-même, quand le capitalisme européen lui-même fait tout son possible pour saper la zone euro et l’Union européenne ?
Une sortie de la Grèce, du Portugal ou de l’Italie de la zone euro conduirait rapidement à une fragmentation du capitalisme européen, créant une zone supplémentaire de grave récession à l’est du Rhin et au nord des Alpes, pendant que le reste de l’Europe serait en proie à une stagflation perfide.
A qui bénéficierait ce changement ?
– à une gauche progressiste, qui surgirait comme le Phénix des cendres des institutions publiques européennes ?
– ou plutôt aux nazis d’Aube dorée, aux différents néofascistes, aux xénophobes et aux spivs (voir note).
Je n’ai absolument aucun doute sur lequel des deux profiterait le mieux d’une désintégration de la zone euro.
Pour ma part, je ne suis pas prêt à donner de l’élan à cette version postmoderne des années 1930. Si cela signifie que c’est à nous, les dûment marxistes erratiques, qu’il revient d’essayer de sauver le capitalisme européen de lui-même, qu’il en soit ainsi. Non par amour pour le capitalisme européen, pour la zone euro, pour Bruxelles, ou pour la Banque centrale européenne, mais simplement parce que nous voulons minimiser les pertes humaines inutiles de cette crise.
Ce que doivent faire les marxistes ?
Les élites européennes se comportent aujourd’hui comme s’ils ne comprenaient ni la nature de la crise dont ils sont maîtres, ni ses implications pour l’avenir de la civilisation européenne.
De façon atavique, ils choisissent de piller les ressources, déjà en diminution, des faibles et des démunis en vue de combler les trous béants du secteur financier, refusant de regarder en face l’insoutenabilité de leur besogne.
Pourtant, avec des élites européennes en pleine dénégation et désarroi, la gauche doit admettre que nous ne sommes tout simplement pas prêts pour combler le gouffre qu’un effondrement du capitalisme européen ouvrirait avec un système socialiste performant.
Notre tâche doit pour cette raison être double.
* Premièrement, présenter une analyse de la situation actuelle qu’un non-marxiste, des Européens bien intentionnés qui ont été attirés par les sirènes du néolibéralisme, trouvent pertinente.
* Deuxièmement, faire suivre cette analyse valable par des propositions pour la stabilisation de l’Europe, afin de mettre fin à la spirale de dégringolade qui, en fin de compte, ne renforce que les fanatiques.
(...) Je suis heureux de défendre en tant qu’authentique radical la poursuite d’un programme destiné à stabiliser un système que je critique, mais je ne dirais pas que cela m’emballe pour autant. (...)
Yanis Varoufakis
Note du traducteur : Au Royaume-Uni, le mot spiv est un terme d’argot pour désigner un petit délinquant qui vend clandestinement des marchandises rares ou illicites. Le mot a été particulièrement utilisé pendant la Seconde Guerre mondiale et dans la période d’après-guerre où, de nombreux produits étant rationnés en raison des pénuries, ces bandits étaient légion.