Au sortir de la guerre, le pays se relève péniblement : des jeunes sont largués dans la nature, parfois orphelins, les bouleversements liés à l’Occupation, puis à la Libération, font exploser les actes de délinquance juvénile. Conformément aux intentions affichées par le Conseil National de la Résistance, il importe de « sauver » cette jeunesse. C’est ainsi qu’une ordonnance est prise, le 2 février 1945, par le Gouvernement provisoire, avant même la signature de l’armistice. Son exposé des motifs est sans ambiguïté : « il est peu de problèmes aussi graves que ceux qui concernent la protection de l’enfance, et, parmi eux, ceux qui ont trait au sort de l’enfance traduite en justice. La France n’est pas assez riche d’enfants pour qu’elle ait le droit de négliger tout ce qui peut en faire des êtres sains ».
Son objectif est de « protéger efficacement » les mineurs, de créer la fonction de juge des enfants, et de lui offrir « une gamme importante de placements variés et gradués », d’instaurer un « système progressif » d’interventions. Désormais, seront prises en compte les capacités de la famille, tous les mineurs de (moins de) 18 ans relèveront du tribunal pour enfants, et celui-ci « prononcera, suivant les cas, les mesures de protection, d’assistance, de surveillance, d’éducation ou de réforme qui sembleront appropriées ». Il importe manifestement d’être efficace en adaptant les mesures.
Un juge des enfants, interviewé par le tout premier numéro de la revue Rééducation (novembre 1947), dit vouloir servir les milieux prolétariens dont sont issus 80 % des jeunes délinquants et protéger les adolescents qui auront « une mission à remplir, une responsabilité à assumer » qui « contribuera à l’instauration d’une cité nouvelle ». Les juges des enfants, estime-t-il, doivent contribuer « au devenir social du pays ». A ceux qui critiquent l’ordonnance de 1945, ce magistrat répond qu’elle est une « nécessité sociale impérieusement commandée par les faits ». Ainsi il est question de considérer le jeune, y compris le jeune délinquant, comme un futur citoyen, et, dans une approche politique, au bon sens du terme, de contribuer à la construction d’une société riche de tous ses membres sans exception.
70 ans plus tard, un autre magistrat, honoraire, ancien président du tribunal pour enfants en Seine-Saint-Denis, Jean-Pierre Rosenczveig, déclare à l’occasion de la journée anniversaire organisée le 2 février par le Ministère de la Justice, que la justice des mineurs est une « justice des pauvres ». Dans son département, les jeunes sont souvent d’origine immigrée, mais ils cumulent « tous les facteurs de vulnérabilité ». Il précise que la grande majorité des adolescents arrêtés ne récidivent pas. Il importe, disait-il, qu’ils soient pris en charge dans la durée, afin que la Justice protège la société, en favorisant ainsi qu’ils ne passent plus à l’acte.
De son côté, Christiane Taubira a prononcé un beau discours sans notes, réaliste et humain, dans lequel elle a défendu l’idée que la justice des mineurs n’est pas qu’une affaire judiciaire. Mais doit convoquer tant d’autres domaines : sociaux, culturels, économiques... Fermeté, autorité et justice sociale. Mais elle n’a pas annoncé de sortie immédiate de son projet de loi du placard.
Ainsi, dans le contexte actuel de durcissement des politiques sécuritaires, de fragilité de la majorité au pouvoir, de délitement généralisé de la société, de menaces électorales du Front national, d’une droite chauffée à blanc contre Christiane Taubira, le premier ministre a choisi de reporter sans date l’étude de ce projet de loi. Alors même que la suppression des tribunaux correctionnels pour enfants était une promesse électorale de François Hollande.
Christiane Taubira, odieusement attaquée par l’extrême-droite, par Valeurs actuelles, par une bonne partie de l’UMP, se voit régulièrement reprocher de vouloir vider les prisons. Cette propagande fonctionne puisque nombreux sont les internautes, qui sans rien connaitre de la politique judiciaire, leur emboîtent le pas, déversant anonymement sur les sites des médias une haine qui a peu de précédent. Du coup, elle fuit les plateaux de télévision ou de radio.
Elle a accepté l’invitation de Laurent Ruquier (sur France 2, le 21février) parce qu’elle pouvait plus longuement s’expliquer. Elle a rappelé que la droite a aggravé les peines pour les adultes, puis, face aux conséquences (encombrement des prisons), cette même droite a décidé en 2009 d’aménager les peines inférieures à deux ans ! La Garde des sceaux estime, quant à elle, que les peines jugées doivent être appliquées. Sa réforme consiste à mettre à dispositions des juges d’autres peines, comme la contrainte pénale, et de favoriser l’individualisation des peines.
Le chiffon rouge de la réforme
En ce qui concerne la justice des mineurs, elle a précisé que le processus est engagé depuis un an. Elle a prétendu que son projet de loi est en souffrance, parce qu’il y aurait engorgement des textes à l’Assemblée nationale. Elle n’a manifestement pas voulu se démarquer du premier ministre, allant même jusqu’à dire que les tribunaux correctionnels pour enfants seraient bien supprimés avant la fin de l’année. Manifestement, le pouvoir n’a pas l’intention d’agiter ce chiffon rouge, prétexte à toutes les attaques venues d’une droite prompte à refaire son unité sur le dos de la justice des mineurs. Alors même que le projet de loi cherche à garantir « un équilibre entre l’intérêt de l’enfant mis en cause et ceux de la victime et de la société ».
Le problème est bien sûr de savoir ce que recouvre l’intérêt de l’enfant (des exégètes se sont cassés les dents sur le sujet), mais aussi ce que recouvre l’« intérêt de la société ». L’intérêt d’une société ne devrait pas seulement consister à faire des lois pour juger les mineurs et les réinsérer, mais aussi d’être infaillible sur le pacte républicain : lutter contre la corruption, contre la fraude et l’évasion fiscale, contre les inégalités, contre la pauvreté, agir réellement pour le bien commun, pour l’égalité des chances, pour la citoyenneté de tous ses membres, y compris de leurs enfants. Alors dire le juste aux mineurs qui enfreignent la loi serait parole d’autorité.
YVES FAUCOUP
Code de la justice pénale des enfants et des adolescents
Le projet de loi prévoit la suppression des tribunaux correctionnels pour mineurs. Il affirme que la justice des mineurs n’est pas une déclinaison de la justice pour adultes, mais qu’elle est bien adaptée aux mineurs. Le nouveau Code instaure une modulation des sanctions en fonction du comportement du jeune (la décision de peine, qui a lieu obligatoirement dans les trois mois, n’est mise en œuvre que six mois après le prononcé, pour tenir compte d’éventuelles améliorations du comportement du jeune : on entend déjà les hurlements des trolls, qui ignorent que cette disposition existe déjà, elle est simplement généralisée). Le texte sera forcément critiqué pour angélisme alors qu’il maintient les poursuites à l’encontre de tous les mineurs dès qu’ils sont « capables de discernement ». Ils peuvent même être emprisonnés s’ils n’ont pas 13 ans (« à titre exceptionnel »). Par ailleurs, sont prévues toutes les mesures de suivi à domicile, de placement, avec, dans tous les cas, continuité du suivi éducatif.
A noter que la référence à l’ordonnance de 45 risque de disparaître. Certains tenaient à cette référence, car symbolique de l’insistance officielle sur la démarche éducative plutôt que répressive. Dans les faits, il ne reste presque plus d’articles d’origine (un peu comme un vieux bateau dont tous les éléments auraient été changés au fil des ans et des réparations). A noter également que, comme le note Jean-Pierre Rosenczveig, le ministère de la Justice a du mal avec le mot « enfant » (jusqu’alors le terme préféré était « mineur »). Donc le projet de Code concerne aussi les adolescents, alors que ce terme n’a pas d’existence juridique (enfants oui, ce sont les moins de 18 ans).
. Site du ministère et discours du 2 février :
http://www.justice.gouv.fr/journee-du-2-fevrier-2015-12754/justice-des-enfants-et-des-adolescents-27839.html
. Site de Jean-Pierre Rosenczveig : http://www.rosenczveig.com/
. Voir l’article d’Arthur Porto, sur son blog de Mediapart [1], dans lequel il regrette ce report de la loi et le fait qu’ainsi il n’ait pas été prise en compte « la dérive de beaucoup de jeunes, pouvant tomber dans des réseaux sectaires, dans des trafics, dans l’inactivité destructrice avec la difficulté du travail et le bas niveau d’études et d’instruction ». Il reproche à Bercy d’avoir sa part de responsabilité, en n’ayant qu’une logique comptable, « sans évaluer les gains futurs en économies quand une jeunesse est instruite et reconnue. »