« L’enfer est pavé de bonnes intentions n’est pas un paradoxe de prédicateur ».
Honoré de Balzac, La Femme de trente ans, 1832.
« C’est une guerre contre notre civilisation, notre mode de vie, notre façon de nous habiller, notre façon de penser et notre façon de dire ».
Nicolas Sarkozy, journal de 20 heures de France 2, 21/01/2015.
« Pour en sortir, il faudrait d’abord prendre en compte un certain nombre de faits, têtus, qu’on ne veut pas voir et qui montrent que les jeunes radicalisés ne sont en rien l’avant-garde ou les porte-parole des frustrations de la population musulmane, et surtout qu’il n’y a pas de ‘communauté musulmane’ en France ».
Olivier Roy, « La communauté musulmane n’existe pas », Le Monde, 09/01/2015 [1].
Contrairement à ce que l’on pouvait redouter, l’émoi populaire suscité par les attentats terroristes visant l’hebdomadaire satirique, Charlie Hebdo et les clients anonymes d’un supermarché casher de la Porte-de-Vincennes, n’ont pas provoqué de passions mortifères et de sentiment de vengeance au sein de la société française. Le scénario catastrophe semble avoir été évité. Les appels à la raison, à l’unité nationale et au refus des amalgames lancés par les autorités publiques, les responsables politiques et les leaders d’opinion ont été temporairement entendus : l’hypothèse d’une réaction islamophobe généralisée au sein de la population française a été démentie par les faits. A l’exception de quelques actes de violences physiques et verbales contre des personnes isolées (femmes voilées, élèves des écoles et collèges perçus par leurs camarades comme « musulmans »), des lieux de culte (mosquées et salles de prière) et des sièges d’associations islamiques locales, le contrecoup islamophobe des attentats de janvier 2015 ne s’est pas produit, malgré les prévisions pessimistes de certains analystes qui craignaient une explosion des réactions islamophobes dans l’Hexagone. Le scénario d’un lynchage massif des « musulmans » résidant sur le territoire national, rendus collectivement responsables des actes « barbares » commis par quelques « jeunes fanatisés », issus de leur prétendue « communauté », ne s’est pas déroulé, laissant plutôt la place à des scènes de fraternisation citoyennes et de nombreuses initiatives de dialogue intercommunautaire et interreligieux sur le plan national et à l’échelon local [2]. D’aucuns ont pu y voir une nouvelle preuve de la solidité du « modèle politique français » qui, une fois de plus, est parvenu à établir une forme de « cordon sanitaire républicain », afin d’isoler les passions mortifères et de préserver le « vivre ensemble ». La comparaison spontanée établie avec le « 11 septembre américain » n’avait pas simplement pour but d’opérer un rapprochement compassionnel avec les attentats de New-York mais aussi de mettre en valeur la supériorité de la « Raison républicaine » qui aurait permis d’éviter la logique binaire de « guerre des civilisations » prônée par l’administration Bush comme réponse au « terrorisme arabo-musulman ». En ce sens, la France aurait su apporter des réponses raisonnées et raisonnables au radicalisme religieux, là où ses alliés occidentaux ont été parfois tentés de jouer sur le registre civilisationniste du « Eux et Nous » (le combat des nations civilisées contre « l’Axe du Mal »).
Il est vrai qu’une sorte de zèle de certains fonctionnaires d’autorité ont conduit à des procédures à l’encontre de jeunes enfants, de personnes en état d’ébriété ou mentalement handicapées, ce qui est inquiétant et pourrait avoir de lourdes conséquences si très rapidement l’empire de la raison n’était pas rétabli. Toutefois, le scénario d’un lynchage massif des “musulmans” résidant sur le territoire national, rendus collectivement responsables des actes “barbares” commis par quelques “jeunes fanatisés”, issus de leur prétendue “communauté”, ne s’est pas déroulé, laissant plutôt la place à des scènes de fraternisation citoyennes et de nombreuses initiatives de dialogue intercommunautaire et interreligieux sur le plan national et à l’échelon local. D’aucuns ont pu y voir une nouvelle preuve de la solidité du “modèle politique français” qui, une fois de plus, est parvenu à établir une forme de “cordon sanitaire républicain”, afin d’isoler les passions mortifères et de préserver le “vivre ensemble”.
Mais ce discours de « réassurance nationale », s’il s’inscrit dans un registre largement éprouvé par le passé (l’universalisme républicain dont la France serait l’incarnation), laisse aussi transparaitre en filigrane des lectures culturalistes de la violence politique, en général, et du terrorisme djihadiste, en particulier. En effet, peu d’observateurs ont relevé le fait que les acteurs publics en France ont produit une narration des supposés mobiles des tueries de janvier 2015 finalement pas très éloignée de la narration des terroristes eux-mêmes : ces derniers auraient agi pour des motivations essentiellement religieuses et théologiques, cherchant à venger l’honneur de leur prophète (Mahomet/Mohammed) et de leur communauté (‘umma islamyya) humiliée perpétuellement par l’Occident infidèle (kafir). A certains égards, le discours public conduit à donner un certain crédit aux justifications apocalyptiques avancées par les groupes djihadistes, non pour les légitimer bien sûr mais pour les combattre. De manière souvent involontaire et inconsciente, les faiseurs d’opinion sont ainsi restés prisonniers des lectures religieuses et théologiques imposées par les auteurs de violence, d’où une tendance à privilégier des décryptages et des réponses culturalistes au phénomène du terrorisme islamique en France. Encore faut-il préciser que ce décryptage religieux concerne aussi bien la religion civile [3] (la laïcité républicaine supposée menacée) que la religion de l’Autre minoritaire (l’islam en proie à des dérives radicales). Toutefois, cette difficulté à s’extraire de la trame narrative des Djihadistes n’est pas propre aux acteurs institutionnels, politiques et médiatiques mais elle touche aussi, en grande partie, le monde des chercheurs qui ont répondu dans l’urgence aux sollicitations publiques. Les islamologues, les spécialistes de l’islam politique et les experts « ès-islam de France » ont souvent foncé tête baissée pour livrer leurs analyses savantes « à chaud ». Il est vrai que, face au phénomène de violence extrême, les acteurs académiques et scientifiques parviennent difficilement à échapper au contexte émotionnel ambiant : « La proximité de ce sujet avec la mort suscite des réactions très diverses qui peuvent aller d’une répulsion légitime à une fascination ambiguë. Il est difficile pour le chercheur de se mettre à distance et de faire preuve de ‘neutralité scientifique’. Le thème des violences extrêmes pose le problème du rapport du chercheur aux valeurs. Peut-on séparer le jugement éthique et la démarche scientifique ? » [4], se demande Jacques Sémelin, politiste et organisateur en novembre 2001 – quelques semaines après les événements tragiques du 11 septembre – d’un colloque en sciences sociales sur le sujet [5]. A quelques exceptions près, les chercheurs sont venus conforter les modes de décryptage dominants des actions terroristes, en introduisant néanmoins de nombreuses nuances aux interprétations essentialistes du phénomène.
Quels sont précisément ces modes de décryptage déployés dans l’espace public aux lendemains des actions terroristes de janvier 2015 ?
En premier lieu, le développement du jihadisme radical dans les banlieues françaises est perçu comme la conséquence directe d’une crise de valeurs, ou plutôt d’une incapacité des institutions éducatives à transmettre aux populations les plus vulnérables les vertus du modèle républicain. Ce ne sont pas les fondements de la religion civile qui sont pointés du doigt mais ses modes de transmission et de diffusion qui se trouvent désormais fragilisées par les idéologies mortifères. C’est le sens du discours de la ministre de l’Education nationale, Najet Vallaud-Belkacem, qui entend renouer avec le mythe de « l’école sanctuaire », à la fois pilier et vecteur de l’universalisme républicain : « L’Ecole est et sera en première ligne, avec fermeté, discernement et pédagogie, pour répondre au défi républicain, parce que c’est son identité et sa mission profonde. Ecole et République sont indissociables. Elles doivent le rester » [6]. Il s’en est suivie une série de mesures qui toutes viennent conforter un diagnostic et un traitement culturaliste du phénomène djihadiste, supposé contaminé idéologiquement la jeunesse des banlieues, voire une partie du corps enseignant jugée trop laxiste face au radicalisme religieux : plan de formation continue à la laïcité, révision des programmes scolaires en vue de renforcer le contenu de l’enseignement laïque du fait religieux, éducation aux médias, confirmation de l’introduction de l’enseignement moral et civique, etc., mais aussi sanctions renforcées à l’égard des élèves et des professeurs qui contreviendraient aux principes et aux valeurs de la République. Comme on peut le constater, la réponse institutionnelle au « terrorisme djihadiste » se fonde sur l’idée reçue que sa pédagogie mortifère concurrencerait objectivement la pédagogie laïque et républicaine, avec un risque de contamination à de larges secteurs de la société française, et plus particulièrement – même si cela n’est jamais énoncé explicitement – aux populations dites « arabo-musulmanes », parce que censées entretenir une plus grande proximité sociale et culturelle avec les terroristes.
En second lieu, le phénomène du terrorisme islamique dans l’Hexagone est interprété comme la conséquence directe d’une socialisation religieuse dévoyée et pernicieuse, d’où un programme de rééducation au « bon islam ». En ce sens, le discours public tend à conforter le cliché que l’origine du mal résiderait moins dans la religion elle-même (vision essentialiste radicale assez minoritaire en France) que chez les acteurs religieux, notamment ces théologiens, ces imams et ces prédicateurs qui font le lit de l’islam radical au sein d’une jeunesse musulmane française en perte de repères. Au-delà d’un cordon sanitaire laïque (fonction de l’école républicaine), il s’agit aussi de mettre en place un cordon sanitaire islamique (fonction des opérateurs islamiques légitimes) qui prêcherait le « bon islam » dans les banlieues et les territoires perdus de la République [7]. D’où l’annonce d’une série de mesures pour promouvoir une « nouvelle pédagogie musulmane » dans les institutions à risque, notamment les prisons, pour lesquelles est prévu un plan de recrutement de 60 nouveaux aumôniers musulmans afin d’« éviter les pressions et la propagation du prosélytisme religieux radical » et de « favoriser la prise en charge des personnes radicalisées » [8]. Cependant, cette mission de diffusion du « bon islam » [9] ne se limite pas aux seules institutions pénitentiaires : elle entend toucher tous les citoyens français de « culture musulmane », comme si l’islamité hypothétique de ces derniers venait surdéterminer tous les aspects de leur vie sociale. Les représentations culturalistes véhiculées par le discours public tendent ainsi à conforter une double assignation communautaire et religieuse d’une partie de la population française [10], en objectivant l’image d’une communauté musulmane qui n’existe pas, pour reprendre l’expression d’Olivier Roy [11], et en confortant indirectement la vision essentialiste défendue par les Djihadistes d’une identité islamique pure, incompatible et inconciliable, avec une identité française catholico-laïque.
Enfin, le radicalisme musulman dans les quartiers populaires est analysé comme la conséquence d’un état de ghettoïsation économique et sociale. A ce niveau, le culturalisme se trouve tempéré par une certaine dose de misérabilisme, caractéristique depuis plusieurs années du discours de la gauche gouvernementale et qui sonne aussi comme un aveu de culpabilité. Si le recours à la formule d’« apartheid territorial, social, ethnique », employée par le Premier ministre Manuel Valls peut apparaître surprenante au premier regard, elle s’inscrit pourtant dans un répertoire désormais classique du discours de la gauche socialiste sur les banlieues : « Nous devons combattre chaque jour ce sentiment terrible qu’il y aurait des citoyens de seconde zone ou des voix qui compteraient plus que d’autres. Ou des voix qui compteraient moins que d’autres. (…) Dans de nombreux quartiers, chez de nombreux compatriotes, ce sentiment s’est imposé qu’il n’y a plus d’espérance et la République doit renouer avec l’espérance » [12]. Cette lecture socioéconomique du « risque terroriste » (l’exclusion comme vecteur du radicalisme religieux) [13], qui se combine souvent avec les interprétations culturalistes, n’est pas moins porteuse de clichés et surtout d’illusions sur la possibilité d’éradiquer le jihadisme radical par une politique sociale ambitieuse. Elle produit aussi un effet de généralisation, en laissant supposer que le cocktail social « islam + pauvreté + exclusion » fabriquerait nécessairement du terrorisme, alors que de nombreuses études ont montré que les radicaux, musulmans ou autres, n’appartenaient pas toujours aux milieux sociaux les plus défavorisés et que les Djihadistes n’étaient pas systématiquement des rebus de l’école publique.
En définitive, ce que l’on peut reprocher à ces différentes grilles de lecture axées sur le registre culturalo-misérabiliste – que les lecteurs nous excusent pour ce vilain néologisme -, c’est d’évacuer toute tentative de replacer le phénomène du terrorisme djihadiste dans une réflexion plus générale sur l’évolution de la violence politique et des modes de radicalisation dans les sociétés contemporaines. Il est vrai que, les commentateurs et les faiseurs d’opinion restent majoritairement prisonniers d’une grille de lecture civilisationniste imposée par les terroristes eux-mêmes, que l’on pourrait qualifier d’apocalyptique et théologique. En effet, si l’on ne peut nier une certaine « charge religieuse » dans les formes d’embrigadement, les trajectoires, les motivations et les modes opératoires des acteurs djihadistes, c’est quasiment une religion séculière qui se manifeste ici, une « religion/idéologie » à visée totaliste, qui ne se différencie guère de la « violence extrême » déployée par d’autres groupes radicaux.
D’où la nécessité de ne pas abandonner les tentatives de cerner le phénomène du « jihadisme radical » au jeu médiatique et aux seuls experts sécuritaires, comme le rappelle Xavier Crettiez qui défend avec ses collègues le projet d’une sociologie du terrorisme, pleinement partie prenante du champ des sciences sociales [14] : « Le chercheur ne saurait abdiquer à construire un cadre conceptuel d’appréhension des phénomènes terroristes. Gageons que le champ scientifique ne laissera pas aux seuls ‘ entrepreneurs’ de la violence spectaculaire le soin de parler des menaces terroristes » [15]. Dans une perspective proche, le politiste Jacques Sémelin appelle à « analyser le phénomène de violence en son centre. C’est en fait placer l’étude de l’acte violent au cœur du processus historique, du processus politique » [16].
Cependant, la tâche est sans doute rendue plus ardue dès lors qu’il s’agit d’analyser les phénomènes terroristes qui se parent des attributs de la « vérité religieuse », car les émotions et les passions se trouvent démultipliées tant chez les auteurs de violence [17], que chez leurs victimes, les témoins et les observateurs, sans parler des autorités publiques qui sont bien souvent tentées de donner des réponses démesurées à des actes marqués du sceau du fanatisme. Le rapport émotionnel au terrorisme djihadiste s’inscrit précisément dans ce cas de figure : il est perçu de manière récurrente comme la manifestation extrême d’une religion (l’islam) qui pose [déjà] problème aux sociétés européennes. En ce sens, la difficulté à tenir un discours « rationnel » sur le jihadisme provient du fait que nous éprouvons une certaine incapacité collective à développer un discours sociologique banal sur la religion musulmane, avec parfois la tentation de souligner des parentés spirituelles, idéologiques, ethniques, voire familiales, entre le simple croyant musulman et le Djihadiste radical, comme s’ils appartenaient à une chaine imaginaire d’islamité, avec une gradation allant du plus pacifique au plus violent. Dans le discours public sur les effets ravageurs et contagieux du terrorisme islamique, la tentation essentialiste pointe fréquemment : le jihadisme est traité parfois comme la quintessence radicale d’une religion qui fait problème. Pourtant, cette focalisation obsessionnelle sur la variable religieuse pour expliquer le « nouveau terrorisme » parait plus déformante qu’éclairante. Sur ce plan, nous partageons les précautions épistémologiques du sociologue Antoine Mégie sur la nécessaire relativisation de la dimension religieuse qui fait indirectement le jeu des terroristes, en légitimant les registres de justification théologiques de leurs actes violents : « Dans ces conditions, ne se focaliser que sur la dimension religieuse conduit à plusieurs écueils. D’une part, le risque de stigmatiser une situation avec, d’un côté, des dirigeants qui instrumentaliseraient de façon cynique les symboles religieux et, de l’autre, des individus dont le comportement ne serait sous-tendu que par la croyance en ces symboles. D’autre part, la compréhension exclusive du recours à la violence politique par la dimension religieuse empêche d’apprécier la variété des luttes et les logiques de concurrence entre les différents groupes se réclamant d’une même idéologie » [18]. Plus encore, dans une visée heuristique mais aussi largement pédagogique en direction de l’opinion publique, l’on peut se demander s’il n’est pas salvateur d’en appeler, à l’instar d’un certain nombre d’universitaires et de chercheurs français agacés par la vulgarisation des décryptages culturalistes du jihadisme radical, à une « lecture profane » du phénomène terroriste et à « dés-islamiser » notre regard [19], en le réintégrant dans une sociohistoire de la violence extrême : « Pour éviter cet aveuglement morbide qui ne peut qu’alimenter une escalade de la violence déjà illustrée par la multiplication des actes islamophobes, il est indispensable de revenir aux faits et d’adopter une analyse profane de la violence politique. Ces combattants ne sont pas les seuls à user de la violence : d’autres groupes le font au nom d’autres idéologies et dans le cadre d’autres conflits. Il faut absolument déspécifier la violence commise par les combattants à référence islamique pour en saisir les mécanismes profonds et, si l’on est responsable politique, tâcher de la prévenir. La question qui se pose est dès lors la suivante : comment entre-t-on dans cette ‘carrière’ de combattant ? Quelles sont les conditions de possibilité de la violence politique ? » [20]. Ces interrogations émises par quelques universitaires sont d’autant plus pertinentes que nombre d’études révèlent que ces « nouveaux terroristes du Jihad » n’ont qu’une socialisation religieuse fraîche et fragile, qu’ils ne pas toujours issus de familles musulmanes (nombreux sont des convertis récents) et que leur curriculum-vitae de terroristes s’est davantage construit dans le grand banditisme et la délinquance que dans les mosquées ou les organisations religieuses, comme le relève le politiste Olivier Roy : « Les jeunes radicalisés, s’ils s’appuient bien sur un imaginaire politique musulman (la oummah des premiers temps), sont en rupture délibérée tant avec l’islam de leurs parents qu’avec les cultures des sociétés musulmanes. Ils inventent l’islam qu’ils opposent à l’Occident. Ils viennent de la périphérie du monde musulman (à savoir l’Occident : la Belgique fournit cent fois plus de djihadistes pour Daech que l’Egypte, proportionnellement à la population musulmane présente sur le territoire), ils se meuvent dans une culture occidentale de la communication, de la mise en scène et de la violence, ils incarnent une rupture générationnelle (les parents désormais appellent la police quand leurs enfants partent en Syrie), ils ne sont pas insérés dans les communautés religieuses locales (mosquées de quartier), ils pratiquent l’autoradicalisation sur Internet, recherchent un djihad global, et ne s’intéressent pas aux luttes concrètes du monde musulman (Palestine). Bref, ils n’œuvrent pas à l’islamisation des sociétés, mais à la réalisation de leur fantasme d’héroïsme malsain (« J’ai vengé le Prophète », clamait un des tueurs de Charlie Hebdo). La grande proportion de convertis parmi les radicaux (22 % de volontaires qui rejoignent Daech, selon la police française) montre bien que la radicalisation concerne une frange marginale de la jeunesse en général et non le cœur de la population musulmane » [21].
Nous pourrions même aller plus loin dans cette démarche visant à « désexotiser l’exotique » [22] du terrorisme djihadiste, en cherchant à inverser la causalité des couples Religion/Politique, Foi/Violence et Islam/Terrorisme, nous inspirant en cela des analyses de l’historien allemand Bernd Weisbrod, spécialiste de l’histoire sociale du XIXe siècle et qui a notamment travaillé sur la violence radicale : « À cet égard, écrit-il, les formes extrêmes de la violence – depuis la terreur révolutionnaire jusqu’au génocide – peuvent relever du concept de violence fondamentaliste, car ce n’est pas la violence qui est dans la religion, c’est la religion qui est dans la violence » [23]. Dieu laïque ou Dieu unique d’une religion monothéiste, prophète séculariste ou prophète religieux, c’est une violence autopropulsée qui donnerait à la transcendance toute son autonomie : « En règle générale, ce genre de violence révolutionnaire extrême est dû à un danger réel ou imaginaire qui abolit la raison politique, pour la remplacer par ce qui constitue la phase finale violente de toute politique : l’épiphanie d’une vie nouvelle après la mort… » [24].
Bien qu’ils ne soient pas tous d’accord sur le fait de qualifier ou non ce terrorisme de « nouveau » – certains spécialistes mettent en avant les éléments de continuité avec les violences du passé, d’autres préfèrent insister sur les dynamiques de rupture -, les chercheurs en sciences sociales convergent au moins sur un certain nombre de tendances lourdes qui permettent de dépasser les interprétations culturalistes et essentialistes du terrorisme djihadiste, en le reliant analytiquement aux autres manifestations de violences extrêmes observées en ce début de XXIe siècle : processus d’individualisation et/ou de privatisation de la violence (elle n’est plus le fait d’organisations de masse ou de groupes structurés mais d’individus isolés) [25], recours par les acteurs à la mise en scène médiatique et à la théâtralisation des opérations [26], porosité des frontières entre terrorisme et banditisme [27], déconnexion totale entre la fin poursuivie et les moyens [28], attaques de plus en plus fréquente des symboles de la société civile (presse, intellectuels, artistes, etc.) et plus exclusivement de ceux l’Etat [29], etc., autant d’évolutions significatives qui nous permettraient de sortir du débat stérile sur la nature « religieuse » du terrorisme islamique et de contribuer sans doute à mieux le cerner à la fois des ses particularités et ses similitudes avec les autres phénomènes de violences radicales.
Dans un contexte émotionnel et passionnel, comme nous l’avons vécu ces dernières semaines, où les lectures culturalistes de la violence radicale font presque force de loi, il nous parait urgent de prendre nos distances avec le « récit théologico-apocalyptique » des acteurs djihadistes (la vengeance du Prophète et d’une communauté méprisée), au risque de verser involontairement dans une légitimation de leurs motivations et de susciter ainsi des vocations.
Vincent Geisser
Beyrouth, le 28 janvier 2015