Gilbert Marquis (1930-2015), fondateur de la revue Utopie critique, vient de s’éteindre. Du monde rural d’où son père maréchal-ferrant est issu, il se retrouve dans la banlieue parisienne, immergé dans la classe ouvrière. Son expérience militante commence avec la participation aux brigades de travail pour la défense de la Yougoslavie titiste en rupture avec le stalinisme. Son inscription dans la mouvance trotskiste commence à cette période (1950). Ouvrier chez Chausson puis à Nord-Aviation, son énergie et la fermeté de ses convictions le destinent à une ascension rapide dans l’appareil de la CGT. Mais le PCF, où il pratiquait l’entrisme, veillait. Cet entrisme (dit sui generis) consistait en une immersion de longue durée dans les structures majoritaires du mouvement ouvrier afin de dégager des pans de leur giron stalinien et réformiste. Il sera l’occasion de divisions durables chez les trotskistes.
En 1959, Gilbert Marquis sera exclu du PCF à l’occasion de la purge qui affecte les animateurs du bulletin d’opposition interne « La Tribune de discussion ». Désormais, son itinéraire converge avec celui de Michel Raptis (dit « Pablo »), dirigeant de l’Internationale trotskiste depuis 1944. Il sera son suppléant au Secrétariat international de la IVe Internationale et le gérant de la revue Sous le drapeau du socialisme, organe de la Tendance marxiste-révolutionnaire internationale (TMRI). Ce courant se distingue des autres sensibilités trotskistes par les espoirs fondés sur l’expérience de la déstalinisation entamée par Khrouchtchev et sur la « révolution coloniale », tout particulièrement en Algérie, au Vietnam et dans les colonies portugaises (Angola, Mozambique, Guinée-Bissau).
Lui et Michel Fiant feront preuve d’un sens de l’organisation et de l’initiative inédit, notamment en faveur du FLN algérien. Puis, plus tard, avec le FNL vietnamien. « Pablo » poursuivra l’action directement auprès d’Ahmed Ben Bella, le premier président de la République algérienne, à travers la mise en autogestion des « biens vacants ». L’autogestion généralisée était alors perçue comme un moyen de construire un socialisme démocratique.
Gilbert Marquis, avec ses camarades (Michel Fiant, Maurice Najman, Henri Benoits...), engagés dans le mouvement de mai 1968, s’en saisit pour participer à la rénovation du mouvement ouvrier en créant l’Alliance marxiste-révolutionnaire (AMR), et en la fusionnant avec le Parti socialiste unifié (PSU) après le départ de Michel Rocard.
Même si l’entreprise échoua, il continua de militer pour le regroupement des forces anticapitalistes, à travers les Comités communistes pour l’autogestion (CCA), la Fédération de la gauche alternative (FGA), les comités Juquin et l’Alternative rouge et verte (AREV).
En 1984, il est appelé par Ahmed Ben Bella, nouvellement sorti d’une longue période de prison et de résidence surveillée, pour s’occuper de sa presse. Mais les titres sont régulièrement interdits par les gouvernements français, de gauche comme de droite, au motif que leur publication « contrarie les intérêts diplomatiques de la France ». Il y aura ensuite l’assassinat à Paris, en 1987, de leur avocat, Ali Mécili, les émeutes de 1988 à Alger, une période terrible s’ouvrant en Algérie. Avec l’effondrement de l’URSS, la perspective d’une révolution politique disparaît ; l’heure semble venue d’un regroupement des trotskistes, à une condition : tirer le bilan de leur combat plus que cinquantenaire.
Avec ses camarades français, Gilbert Marquis entre à la Ligue communiste révolutionnaire (LCR). Mais la désintégration de la Yougoslavie, l’intervention américaine en Irak, la construction de l’Union européenne, la nouvelle dynamique du capitalisme mondialisée..., et aussi le retour manqué à la LCR, le conduisent à estimer que les réponses données aux problèmes du socialisme ne sont pas à la hauteur des enjeux. Il fonde Utopie critique, « une revue internationale pour l’autogestion », avec d’autres forces et avec sa spécificité. La nation, l’Etat, la République commençant à devenir des thèmes de réflexion et d’action, il soutient Jean-Pierre Chevènement à la présidentielle de 2002, et plus tard se rapproche du Front de gauche. Sa vie a été consacrée à l’internationalisme et à un socialisme à visage humain.
Mohammed Harbi, historien